Je m'abonne

Liban : Tania Daou Alam, victime des explosions du 4 août 2020 à Beyrouth, lance son appel à l’ONU

Copyright des photos A. Bordier et Tania Daou Alam

De notre envoyé spécial Antoine Bordier

Ces tragédies n’ont échappé à personne. Celle de Notre-Dame de Paris qui prend feu le 15 avril 2019.  Celle des méga-incendies qui ont brulé l’Australie et les Etats-Unis, en janvier et juin 2020. Et, celle du 4 août 2020. A Beyrouth, un souffle d’une puissance équivalente à 50 AZF détruit tout sur son passage. Me Tania Daou Alam a eu la vie sauve. Pas « Freddy », son mari. Interview d’une victime qui ne demande qu’une seule chose : « que justice soit faite » !

Le 4 août 2020, deux explosions soufflaient en fin de journée le port de Beyrouth. Me Tania Daou Alam, vous êtes une des victimes de cette horrible catastrophe. Tout d’abord, comment allez-vous ? Etes-vous guérie de vos blessures. Et, racontez-nous, si possible, ce qui vous est arrivé.

Me Tania Daou Alam : Ce 4 août 2020, j’ai perdu mon mari Jean- Frédéric, (Freddy). J’ai moi-même était blessée, alors que nous nous trouvions ensemble dans une clinique pour une consultation médicale à l’hôpital Saint-Georges, surplombant le port de Beyrouth. Trois ans plus tard, si j’ai appris à gérer ma souffrance, la douleur de l’absence de mon mari est plus lancinante que jamais. Il manque à sa famille et ses amis. Le vide est insoutenable et le plus difficile est de continuer à vivre sans lui. Mes blessures physiques m’ont laissé des cicatrices sur le visage et les bras mais la blessure émotionnelle ne cicatrisera jamais vraiment.

Concrètement, de quoi vous souvenez-vous ?

Ce 4 août à 18h07, une première explosion dans le hangar 12 du port de Beyrouth envoya un gros nuage de fumée dans le ciel au-dessus de la ville. La seconde quelques instants plus tard créa un choc sismique secouant le sol et tous les bâtiments. Cette onde fut ressentie jusqu’à Chypre, pulvérisant le port et détruisant la ville. Je fus projetée violemment en arrière et je perdis connaissances quelques instants. Lorsque je suis revenue à moi, j’ai appelé Freddy sans obtenir de réponse. Je réalisais, alors, que je saignais de partout même des yeux. Le sang recouvrait entièrement mon corps de la tête aux pieds. Freddy, lui, était couché sur le ventre. En essayant de le retourner, j’ai vu que le sang giclait de sa gorge tranchée et de ses poumons percés. J’ai essayé en vain d’arrêter le sang avec la blouse blanche du médecin qui était lui-même blessé à la tête. Nous étions cinq dans cette clinique mais, bizarrement, à mon réveil nous n’étions plus que trois. Nos fils, Cédric et Yann, ayant réussi à m’appeler sur le portable, ont demandé de l’aide pour nous secourir car l’hôpital était entièrement démoli. C’était l’apocalypse, l’enfer. Les premiers arrivés sur les lieux étaient des membres de la famille, dont un médecin. Pas d’autres secours jusqu’à ce qu’il soit transporté de longues heures plus tard (4 ou 5 heures). Il s’est avéré que Freddy a été tué sur le coup. Je n’aurais pas pu supporter de savoir qu’il respirait encore alors qu’il se vidaient de son sang devant nous. Quant à moi, mes blessures m’ont obligée à me faire soigner et j’ai dû le laisser afin de trouver un hôpital. A l’extérieur, c’était le chaos. Les images étaient atroces : de multiples destructions, des centaines de blessés essayant en vain de trouver des soins. J’ai eu la chance, finalement, d’être admise dans une unité d’urgence dans la banlieue de Beyrouth. J’ai été soignée sur un brancard et ultime privilège, j’étais sous anesthésie alors que des centaines étaient soignés à même le sol avec les moyens disponibles.

C’est terrible. Un grand merci, donc, de trouver le courage de témoigner. C’est héroïque de votre part. Comment allez-vous commémorer le 3è anniversaire de cette terrible tragédie ?

Pour la première fois depuis l’explosion, mes deux fils et moi, nous resterons Liban au mois d’août. Le 4, je serai avec les proches des victimes. Nous marcherons à partir de la caserne des pompiers, à la Quarantaine, jusqu’au port où nous rendrons hommage aux victimes en lisant leurs noms à 18h07. Et nous prierons pour eux tout en réitérant notre révolte face à la violation de nos droits et l’atteinte à la Justice. Nous avons appelé tous les Libanais à exprimer leur solidarité en participant au rassemblement et à la marche jusqu’au port.

Avant de reparler de cette catastrophe, est-ce que vous pouvez vous présenter ?

Je suis avocate et je vivais à Beyrouth avec mon mari depuis vingt ans, un libanais-américain, et mes deux fils aujourd’hui âgés de 20 et 18 ans. Après l’explosion, j’ai mis du temps à reprendre mon travail, et je me suis intéressée, plutôt, à participer aux initiatives visant à rendre justice aux victimes de l’explosion que ce soit au Liban ou à l’étranger. J’évoque là les procès et la réclamation auprès de la Commission des Droits de l’Homme aux Nations-Unis de l’établissement d’une mission d’enquête indépendante et impartiale. Aujourd’hui j’ai repris mon activité tout en continuant à m’impliquer pour que justice soit faite.

Vous êtes, donc, amenée à rencontrer les autres victimes. Comment vont-elles ?

Oui, c’est, certainement, la grande cause de ma vie. Nous nous réunissons régulièrement. Les proches des victimes sont, évidemment, déchirés par la souffrance causée par cette horrible tragédie. Mais, ils sont, aussi, révoltés par l’interruption de l’enquête à la suite des ingérences politiques et des stratagèmes pour miner l’enquête et les procédures au Liban. Les victimes et leurs proches sont, surtout, déterminés à mettre tout en oeuvre afin que la justice triomphe face à la corruption et à la culture de l’impunité. N’oublions pas les blessés qui essaient, encore, de panser leurs plaies. Certains, gravement touchés, peinent à se reconstruire ou même à recouvrir les frais des soins dans l’absence de prise en charge sérieuse des autorités de l’Etat.

Le port a été en partie reconstruit. Des immeubles sont restaurés. Aujourd’hui, avec d’autres victimes, vous dénoncez l’impasse politico-judiciaire dans lequel se trouve le pays pour désigner et juger les responsables présumés de ces explosions. La justice est-elle dans une impasse ?

Le port n’a pas été reconstruit. Les silos se sont effondrés en partie. Les familles ne souhaitent pas que ce monument, qui représente la mémoire collective de ce crime hideux, soit tout simplement rasé. En l’absence de justice, c’est encore un coup asséné aux proches marquant le manque d’empathie et de responsabilité des autorités.

Les immeubles ont été en partie restaurés, mais beaucoup de propriétés demeurent détruites avec des victimes déplacées trouvant difficilement un endroit où résider sous l’emprise d’une crise économique sans précédent. L’explosion du port est la culmination de la corruption qui sévit au Liban. L’enquête sur l’explosion de la quantité de nitrate d’ammonium [comme à AZF], stocké sans précaution et illégalement dans un entrepôt au port, depuis sept ans années avec la connaissance de nombreux responsables politiques et sécuritaires, avait été bloquée par une série de poursuites contre le juge responsable de l’enquête orchestrée par les accusés et leurs alliés politiques. Dernièrement, le juge s’est vu être poursuivi lui-même par le Procureur général auprès de la Cour de Cassation, qu’il avait mis en accusation et qui a ordonné la mise en liberté de tous les suspects. Un juge a été nommé pour statuer sur ces poursuites. On attend la suite.

Un vrai casse-tête ?

Oui ! Cet imbroglio politico-judiciaire, qui dure et qui promet de se renouveler à chaque étape de la procédure, justifie pleinement une enquête internationale. Il serait temps qu’un État membre du CDH (ndlr : Commission des Droits de l’Homme de l’ONU) dépose une résolution établissant une mission d’enquête indépendante et que les États membres votent pour adopter une telle résolution afin d’établir la mission d’enquête sur l’affaire de l’explosion du port de Beyrouth. Cela soutiendrait l’enquête du juge Bitar et augmenterait la pression sur les dirigeants politiques libanais pour qu’ils cessent leurs obstructions à la justice.

Votre pays est à terre, touché par des crises successives. Comment vit le Liban d’aujourd’hui ?

Toutes les crises au Liban sont alimentées par le manque de gouvernance, un système judiciaire politisé, et la corruption. Après l’explosion du port, le pays continue sa descente en enfer, amorcée en 2018-2019. Nous assistons à un effondrement sur tous les plans. La dégringolade de la monnaie nationale, les coupures d’électricité, l’impossibilité d’accéder à ses comptes bancaires, la pauvreté qui augmente rapidement et les inégalités sociales terribles, qui en résultent, sont aggravées par l’irresponsabilité des dirigeants acculés dans impasse politique et un écroulement du système judiciaire.

Vendredi, ce 4 août 2023, comment va se dérouler cette troisième commémoration ?

Les familles ont lancé un appel à la solidarité populaire afin que les Libanais soient nombreux à y participer. Des rassemblements se feront à l’étranger et dans de nombreuses villes. Il y a trois ans, l’explosion a fait 235 morts, plusieurs milliers de personnes ont été blessées et quelques 300 000 personnes se sont retrouvées sans abri, dont 80 000 enfants. Nous sommes en colère. Nous sommes en colère parce que des responsables bloquent l’enquête et que la justice se fait attendre. Nous sommes déterminés à continuer jusqu’au bout, ensemble mais aussi chacun a sa façon. Aucune initiative n’est exclue.

Vous évoquez de nouveaux procès ?

Plusieurs procès ont été intentés hors du Liban par des victimes de l’explosion détenant un passeport européen ou américain. Des poursuites ont également été déposées en France et au Royaume-Uni. La Haute Cour de Justice de Londres a condamné le 1er février 2023 la société Savaro Ltd, qui est soupçonnée d’avoir acheté le nitrate d’ammonium introduit dans le port, dans le cadre du premier jugement en faveur des victimes de l’explosion. Des dizaines de requêtes sont en préparation pour être déposées dans plusieurs pays européens au nom des victimes de l’explosion du port de Beyrouth, en France, en Allemagne, en Belgique, en Croatie et au Royaume-Uni. Ces poursuites permettront de contourner le blocage imposé à la justice libanaise et de créer un réseau d’information digne de ce nom et à la hauteur de cet enjeu historique pour les droits de l’homme et la justice.

Il nous faut, hélas, conclure. Quelles sont vos raisons d’espérer en un avenir meilleur pour le Liban ?

Comme dit l’adage : quand on touche le fond on ne peut que remonter. On continuera, donc, à taper jusqu’à créer une brèche et le mur finira par s’effriter. Il faut que la mort de nos bien-aimés amorce un changement pour qu’elle ne soit pas complètement vaine. Nous avons été confrontés à un manque d’intérêt sur le front international, qui s’est traduit par un manque d’initiative et d’action appropriée. Le manque de coopération s’est illustré par le refus des pays à livrer les images satellites du jour de l’explosion et à ne pas donner la priorité à ce terrible crime. Lors de la session de mars 2023 du CDH, après 2,5 ans d’action de la société civile, l’Australie a conduit 38 pays à publier une déclaration conjointe condamnant l’obstruction de l’enquête sur l’explosion de Beyrouth et appelant les autorités libanaises à remplir leurs obligations. De même, en juillet dernier, le Parlement Européen a souligné le sabotage de l’enquête sur l’explosion en raison des abus de pouvoir. Il a appelé à la constitution d’une mission d’établissement des faits auprès de la Commission des Droits de l’Homme de l’ONU ainsi que l’imposition de sanctions à l’égard des obstructeurs. Il s’agit d’exécuter ces déclarations, en oeuvrant auprès des pays respectifs dans ce but. Il faut qu’un pays soit l’initiateur pour créer cette mission d’enquête. Il faut d’une manière plus générale qu’aucune action ne soit épargnée pour que le monde prouve que la communauté internationale recherche effectivement la Justice et pas des intérêts personnels.

Interview réalisée par Antoine Bordier


Vous aimez ? Partagez !


Entreprendre est un média indépendant. Soutenez-nous en nous ajoutant à vos favoris Google Actualités :

Publiez un commentaire

Offre spéciale Entreprendre

15% de réduction sur votre abonnement

Découvrez nos formules d'abonnement en version Papier & Digital pour retrouver le meilleur d'Entreprendre :

Le premier magazine des entrepreneurs depuis 1984

Une rédaction indépendante

Les secrets de réussite des meilleurs entrepreneurs

Profitez de cette offre exclusive

Je m'abonne