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De notre envoyé spécial au Liban, Antoine Bordier
A 73 ans, l’homme est passé par les épreuves de la guerre civile et de la maladie. Ce lundi matin, dans le quartier d’Achrafieh, essoufflé, il s’arrête et fait une pause. A la suite d’un accident vasculaire transitoire, il a failli tirer sa révérence. Pendant quelques heures, il est resté paralysé de la partie droite du cerveau, celle de la parole, du langage. Et, puis, la vie a été la plus forte. Vainqueur, il a dû freiner et ralentir son activité professionnelle. C’était en 2022.
Depuis, sa société, est, toujours, active. Il n’a pas baissé les bras. « Oui, je n’ai, jamais, fermé ma société même pendant la guerre. Aujourd’hui encore, la plupart de mes clients se trouvent au Liban. J’ai des clients, aussi, en France et en Grèce. » Il continue à gravir la petite rue montante de Damas. Et, il s’arrête devant le célèbre restaurant Abdel Wahab. « C’est ma cantine », ajoute-t-il en reprenant son souffle.
L’un de ses amis, Joe Hatem (voir son interview parue dans Entreprendre, le 16 février 2023 : « Les Libanais possèdent un instinct de survie ») dit de lui : « Cherif Bedran est un érudit. Francophone, il est la référence dans le secteur de l’informatique au Liban. Il a grandi en Egypte où il a encore des racines. C’est un puit de savoir. Un pionnier. »
Une enfance dans les pyramides
Cherif est né en janvier 1951, au Caire. Il a passé toute son enfance en Egypte. « Mon grand-père s’appelait Philippe et mon père Albert. Nous sommes d’origine libanaise. Mon grand-père est né au Liban et mon père est né en Egypte. L’Egypte est pour moi incontournable. Je suis parti en 1973 au Liban, puis, en Angleterre. Ma grande force, c’est mon amour pour l’Egypte, le Liban, la France et l’Angleterre. Je suis devenu francophone quand j’ai commencé à rêver en français. Ensuite, je me suis plongé dans la littérature. J’aime beaucoup Alexandre Dumas. » Séquence déclaration d’amour pour la Francophonie.
L’Egypte, dans les années 50, 60 et 70, est très différente de celle de nos jours. Cherif ne s’en souvient pas, mais en 1952, son pays natal vit sa révolution. La monarchie, le roi Farouk Ier, est renversée par les militaires et une liesse populaire, qui se diffuse partout sans trop de sang versé. Parmi les militaires putschistes, il y a le futur président de la République Nasser. Le 18 juin 1953 est proclamée la République. L’Egypte vit un temps d’insouciance et de liberté, qui sera vite rattrapé par le temps de la guerre, celle de 1956, à la suite de la nationalisation du canal de Suez par Nasser, le 26 juillet.
« Je me souviens un peu de cet esprit de liberté et d’indépendance qui régnait en Egypte. Nasser a été un grand Président. Mais, je ne me rendais pas compte de tout cela. » Aîné de sa famille, tous ses frères et sœur sont nés au Caire, il pense, déjà, aux mathématiques et à l’informatique.
En marche vers l’informatique
Cherif réussit brillamment ses études secondaires, qu’il effectue chez les pères jésuites du Caire. Puis, en 1969, il démarre des études d’ingénierie à l’université et se spécialise en électronique. Il bascule, ensuite, dans les télécommunications. En 1973, il rentre au Liban et s’envole la même année pour Londres. « Oui, je suis parti pour me spécialiser en Communication digitale. » A Canterbury, à l’Université du Kent, les étudiants étrangers se comptent sur les doigts d’une main. Ils sont des pionniers. « Enfin, je décide de muscler ma formation par un doctorat en théorie de l’information. » Cherif a tout le profil du futur enseignant à l’université. Mais, il décide de créer sa boîte.
Joe Hatem avait raison, ce Cherif Bedran est bourré d’anecdotes, d’histoires, de références. Cherif évoque le jeune Evariste Galois, un génie mathématicien français, qui trouvera la mort l’année de ses 21 ans, au fil de l’épée, lors d’un duel. On lui doit une thèse sur les mathématiques qui jouera un rôle premier en cryptographie, et plus tard en informatique, notamment dans le cadre de l’écriture des algorithmes et du coding.
Passionné par ce jeune homme, il lui consacre depuis 2003 un blog en français et en anglais : egalois.com
Puis, il parle de nouveau d’Alexandre Dumas : « Mon père a récupéré toutes ses œuvres. C’est en Egypte qu’il les a récupérées. Mon père m’a transmis cet amour pour les livres. » D’Alexandre Dumas à l’informatique, il n’y a qu’un livre à lire, un pas à faire, une entreprise à créer.
Information Management Limited
En 1981, Cherif lance sa société spécialisée en informatique, IML. 1981, au Liban, ce sont les années de plomb, de guerre civile démarrée en 1975, lorsque les Palestiniens qui veulent faire du Liban leur terre palestinienne assassinent des chrétiens maronites en pleine messe. Cette guerre sera terrible, avec l’intervention de puissances extérieures au pays : la Syrie, la France, les Etats-Unis, Israël, l’Iran, l’Arabie Saoudite. Le pays du Cèdre va vivre sa descente aux enfers. La perle du Levant, la Suisse du Moyen-Orient chute et mange la poussière. Ils sont nombreux ses ennemis. Ses amis, la France et les Etats-Unis en paient un lourd tribut, surtout en 1983, lorsque deux attentats touchent leurs forces armées.
Pendant ce temps-là, Cherif développe son entreprise. Il est innovant et pionnier sur bien des sujets, qui sont entrés dans la vie quotidienne du consommateur. Comme le code barre, qui identifie les produits et permet sa traçabilité. Il est, aussi, à l’origine de l’introduction de la langue arabe dans tous les systèmes d’information multi-utilisateurs. Une référence mondiale. « Avant, il n’y avait que l’anglais et le français » précise-t-il.
La petite entreprise grandit vite. « Au début, nous étions 3. Puis, nous sommes montés à une soixantaine de salariés. » Car la petite équipe travaille dur. Elle répond à de nombreux appels d’offre. Elle remporte le marché pour créer l’ANI, l’Agence Nationale de l’Information (l’équivalent de l’AFP). En 1989, il travaille, également, dans le secteur bancaire, notamment en lançant le protocole SWIFT. Une première au Liban !
Richard Branson
Avec une naïveté et une simplicité déconcertante, Cherif Bedran raconte ses opportunités, ses rencontres incroyables qui ont permis de développer ses activités. Parmi ses « 350 clients uniques, il y a Richard Branson ». Richard Branson ? Oui, le patron iconoclaste de Virgin. Le célèbre multi-milliardaire anglais qui a commencé sa vie entrepreneuriale à l’âge de… 9 ans ! Si Cherif est le pionnier de l’IT au Liban, Richard Branson, lui, a été LE pionnier dans de nombreux secteurs. A 9 ans, cet enfant dyslexique est un hyperactif. Sa première petite entreprise est une pépinière de sapins, puis, un élevage d’oiseaux. Il se transforme en producteur, pour les enregistrements de chansons. Il lance aussi son magazine, puis, son label musical, connu dans le monde entier, Virgin. Il fondera sa propre maison de disques et produira ses propres vidéos VHS. D’ailleurs, c’est dans ce cadre-là qu’il le rencontre : « Pour le convaincre de copier au Liban des vidéos HS, dont les droits lui seraient remis. » Enfin, ce seront ses Virgin Stores et sa compagnie aérienne.
Richard Branson, aujourd’hui âgé de 74 ans, est venu plusieurs fois au Liban. La dernière fois, c’était il y a 10 ans, pour le lancement de Virgin Radio.
Du secteur de la grande distribution au secteur hospitalier
A la fin des années 80, Cherif qui assiste au célèbre « lundi noir » du 19 octobre 1987 – le monde entier voit le Dow Jones, le célèbre indice phare de la Bourse de New-York, dévisser de près de 23%, et les monnaies du monde entier jouer au yo-yo des valeurs – reçoit des dizaines de coups de téléphone. « Oui, les gens m’appelaient. Ils devenaient fous. Ils étaient principalement des importateurs. Et, dans la grande distribution, en toute urgence, on m’a demandé de mettre en place un système de gestion multi-devises. Et, nous l’avons fait, en quelques mois. C’était un moment historique. »
Du coup, le chiffre d’affaires de la petite société grimpe en flèche. Il atteint presque les 2 millions de dollars. Il doublera jusqu’en 2006. Les années suivantes, Cherif, fait de l’ombre aux multinationales comme Murex. Mais cette dernière est trop compétitive pour lui. A tel point qu’il commence, dans le secteur de la finance, à perdre des marchés. Il se tourne, alors, vers le secteur hospitalier. Il arrive à pivoter, également, vers le secteur des Télécoms, qui a le vent en poupe. Il s’associe avec Motorola. Puis, il devient le « Monsieur Télécoms ».
Et demain ?
Dans les 2010-2020, il se diversifie. Sa société a vécu plusieurs crises successives. Ils ne sont plus, maintenant, qu’une dizaine de salariés. IML s’est diversifiée dans la vente et la location de matériels informatiques. « Après mon accident, j’aurais pu tout arrêter. » Mais, ce qui le maintient en vie, fatigué par ses traitements médicaux et son hospitalisation, c’est, justement, de mettre sa société hors de l’eau.
Pionnier de l’informatique au Liban, il a, encore, plusieurs rêves à réaliser, comme celui de devenir le spécialiste du Data Mining et de l’Intelligence Artificielle. Ce seront, peut-être, ses deux derniers combats, qu’il mènera avec son ami Joe Hatem.
Ce-dernier est, également, un pionnier. Mais, il ne le dit pas. Et, surtout, il veut rester à l’ombre de son mentor, Cherif Bedran lui-même. Même s’il a fondé, il y a quarante ans, une société pionnière, elle-aussi, Profiles Software, qui édite un progiciel de gestion pour une clientèle locale et pour la diaspora présente au Moyen-Orient et en Afrique. Décidément, les pionniers sont légion au Liban. Et, les vieux copains d’abord !
Reportage réalisé par Antoine Bordier
