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« Les Libanais possèdent un instinct de survie »

Copyright des photos Joe Hatem

Alors que le monde entier se trouve au chevet de la Turquie et de la Syrie, et aide l’Ukraine à s’armer, nos regards se portent ailleurs : vers un pays oublié, vers le Liban.

Chacun se souvient de la catastrophe explosive du 4 août 2020, qui a décimé le port de Beyrouth, causant plus de 200 morts, 6 500 blessés, 200 000 personnes ayant perdu leur logement. Joe Hatem est un entrepreneur. Il est, aussi, le président des Entrepreneurs et Dirigeants Chrétiens. Interview sur le pays que l’on appelait autrefois la “Suisse du Moyen-Orient”.

Antoine Bordier : Joe Hatem, avant de parler du Liban, présentez-vous et présentez votre entreprise. Vous êtes né au Liban, c’est bien cela ?

Joe Hatem : Oui, je suis né au Liban en 1955. Je suis l’aîné de 4 enfants. J’ai suivi ma scolarité au lycée Franco-Libanais. Puis, j’ai poursuivi des études d’ingénieur en France. C’était au moment de la guerre civile. En 1979, jeune ingénieur de production en assemblage aéronautique et automobile, un dilemme se pose : rester en France, rejoindre Boeing aux Etats-Unis ou rentrer au Liban…Je rejoins mon père en Grèce où il travaillait. Puis, en 1982, je décide de rentrer au Liban, pour reconstruire la demeure familiale ancestrale, détruite par inadvertance par l’aviation israélienne. Nous sommes, toujours, en pleine guerre civile. Après, est-ce que j’ai voulu répondre à l’appel de mes racines ou bien est-ce un acte de résistance ? je décide, finalement, de rester au Liban. Tous les autres membres de ma famille s’installent à Paris.

Sur place, je co-fonde une société d’informatique, Profiles Software, qui édite un progiciel de gestion pour une clientèle locale et pour la diaspora présente au Moyen-Orient et en Afrique.

Je suis marié et père d’un jeune homme qui a rejoint les rangs de notre société. Et, je suis l’heureux grand-père de deux petits-enfants.

Tous les regards du monde sont tournés, aujourd’hui, vers la Turquie et la Syrie. Avez-vous ressenti ce terrible séisme, qui a, déjà, fait plusieurs dizaines de milliers de victimes ?

Oui, nous avons forcément ressenti ces tremblements de terre, puisque les séismes – deux extrêmement forts en Turquie et des dizaines plus faibles – ont lieu le long de la faille sismique qui va de la mer Rouge, traverse le Liban et la Syrie, jusqu’au sud de la Turquie.  Le désastre est d’une ampleur gigantesque et le décompte est loin d’être terminé. Mais, chez nous, les dégâts ont été non significatifs.

Malgré sa situation précaire, le Liban s’offre à fournir l’aide qu’il peut. Les habitants du Liban sont, jusqu’à nouvel ordre, chanceux de n’avoir pas eu de déboires notables à déplorer sur ce plan.

Avant la Turquie et la Syrie, tous les regards du monde étaient tournés vers l’Ukraine, à juste titre. Ce qui a eu pour conséquence d’oublier le Liban et d’autres conflits. Comment va le Liban depuis le 4 août 2020, depuis ces terribles explosions du port de Beyrouth ? Est-ce que vos familles en ont été victimes ?

En effet, les explosions du port de Beyrouth, la guerre en Ukraine, les séismes en Turquie et en Syrie, chaque désastre se fait déborder par un autre. Concernant les explosions du 4 août, j’ai, fort heureusement, peu à déplorer moi-même, à peine quelques dégâts matériels dans nos bureaux. Mais autour de moi, des proches ont subi de grosses blessures. Pire, ils ont perdu leur logement et leur entreprise.

L’existence de nombreuses associations caritatives dans le pays a permis une réaction assez rapide de la société civile pour alléger les souffrances des sinistrés de l’explosion.

Le Libanais, de par son expérience de la guerre dite « civile » (1975-1990), a acquis l’habitude de reconstruire aussitôt, et de s’efforcer à oublier, pour ceux qui le peuvent.  Un instinct de survie devenu inné, sans lequel nous n’aurions pu surmonter un demi-siècle de « rebondissements ».

Le pays vit depuis exsangue, la pauvreté a augmenté et atteindrait plus de 70% de la population. Quelle est la situation exacte ?

L’autre désastre qu’a subi le Liban depuis 2018-2019, c’est la dislocation politique, financière, économique, et sociale. Ce désastre, lui, sévit en profondeur (80% de la population sont sous le seuil de pauvreté) et, contrairement à l’explosion du port, il touche toutes les régions du pays.

Les dépôts bancaires sont inaccessibles, et la monnaie nationale est dévaluée de 95%. Comment vivre avec un salaire minimum de 50 euros ?

Il y a une absence totale de services publics. Il n’y a plus ni eau, ni électricité, sauf une à deux heures par jour. Les services sociaux ne fonctionnent pas et l’hospitalisation est devenue impossible car le coût est inabordable. Le système bancaire est, donc, inopérant. Il faut ajouter que l’économie, les achats se font, exclusivement, en argent liquide. Les passeports ne sont plus que délivrés au compte-gouttes.

Il faut ajouter à cette situation qui touche 4 millions de personnes, les 2 millions de déplacés syriens qui partagent les infrastructures, les aides reçues, et le marché du travail. Le Liban a, toujours, besoin d’aide.

Vous êtes un chrétien, un Maronite, c’est ça ? Vous êtes en tant que dirigeant très engagé dans la société. Vous vous retrouvez au sein des Entrepreneurs et Dirigeants Chrétiens (les EDC). Pouvez-vous nous présenter ce mouvement, qui est né en France en 1926, sous le nom de Confédération française des professions ? Quel est votre rôle et quelles sont vos actions sur le terrain économique, social et, peut-être, politique ? Avez-vous un rôle d’influence auprès des plus hautes institutions du pays ?

Je suis chrétien Maronite, comme mes amis Fady Gemayel (que j’ai remplacé à la présidence), et Maroun Moubarak. Il faut savoir que le Liban représente 18 religions, rites et minorités : des chrétiens Maronites, aux Grecs-catholiques, aux Orthodoxes, en passant par les Latins, les Syriaques, les Musulmans Sunnites et Chiites, les Druzes, et les Juifs, etc.

EDC-Liban a été initiée il y a plus de 15 ans par feu Raymond Sfeir, lui-même membre des EDC en France.  Fady Gemayel en était le président fondateur. Cette association a pour rôle d’encourager les dirigeants à mettre en pratique les préceptes de leur foi chrétienne dans l’exercice de leur rôle patronal. Il faut savoir que nous avions fondé en 2009 une association parallèle, MA-AM (Rassemblement Islamo-Chrétiens de Chefs d’Entreprises). L’on retrouve des préceptes communs dans la foi musulmane autant que chez les chrétiens.

EDC‑Liban ne se veut pas entreprendre des actions de terrain, il existe suffisamment d’associations dont c’est le rôle, comme le Rotary, le Lions Club, etc.

Les membres d’EDC‑Liban s’y ressourcent individuellement, et s’encouragent mutuellement à « maintenir le cap », nos entreprises étant pour nos employés l’unique radeau salutaire, se substituant aux services sociaux totalement absents.

Récemment, l’un des nôtres, le Dr. Hector Hajjar, est devenu le ministre des Affaires Sociales, ayant à charge la pauvreté et la précarité, ainsi que la présence des déplacés Syriens. Selon lui, c’est bien le mouvement des EDC‑Liban qui l’a préparé à cette mission, et qui continue à le soutenir.

Comment va le Liban. Est-ce que le Liban va mieux ? Je vous repose la question car le FMI a accordé en 2022 un prêt de 3 milliards de dollars pour stopper la récession, commencé en 2018. Est-ce suffisant pour faire redémarrer le Liban ?

Le Libanais s’est acclimaté au possible et s’est astreint à de nombreuses concessions, dont la santé.  La diaspora libanaise mondiale, nombreuse, fournit à ses proches et aux associations locales des aides financières, alimentaires et scolaires. Quant aux aides internationales, la proposition de prêt de 3 milliards de dollars du FMI est conditionnée à la restructuration administrative et politique improbable dans avenir immédiat, et n’est donc pas encore une réalité.

Entretemps, le Liban ploie sous une dette de près de 100 milliards de dollars. Si 60% de cette dette serait à imputer à la corruption, le reste résulte de l’hospitalité offerte aux déplacés Syriens dont la présence au Liban est encouragée et perpétuée par des donations directes qui leur sont versées par ces mêmes instances internationales.

Avec les destructions massives en Syrie dues au séisme, de nouvelles vagues d’exode vers le Liban sont à craindre.

Concluons et parlons de l’amitié franco-libanaise, qui existe depuis, au moins, le temps des Croisades. Le Liban est très francophone, et, lors de sa dernière venue, le 6 août 2020, Emmanuel Macron avait déclaré : « On sera là et on ne vous lâchera pas. » La France est-elle, toujours, aux côtés du Liban, à vos côtés ?

Votre question est délicate. Du fait d’une amitié tissée depuis un millénaire, diverses associations françaises offrent leur aide. Il en est ainsi de l’Œuvre d’Orient, qui prête assistance aux établissements scolaires.

Nos amis des EDC de France nous portent une attention réconfortante, et nous visitent régulièrement.

La communauté libanaise de France se mobilise elle aussi, sur les plans aussi bien humanitaire que diplomatique. La diaspora libanaise des USA n’est pas en reste non plus. Nous ne sommes pas seuls. Mais, les améliorations sont lentes.

Cela dit, il y a quelques premiers pas que nous devons entreprendre nous-mêmes ici, d’abord. Et, nous devons également comprendre et admettre que tous les pays, aussi amis soient-ils, ont toutefois leurs intérêts et leurs priorités.

Interview réalisée par Antoine Bordier


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1 commentaires sur « « Les Libanais possèdent un instinct de survie » »

  1. Face aux atrocités que l’on voit dernièrement tous les jours, nous ne pouvons que compatir aux souffrances et rappeler que, depuis plus de trente mois, un crime contre l’humanité a détruit une bonne partie de Beyrouth, causé plus de six mille blessés, et la mort de plus de 220 personnes. Jusqu’à ce jour, aucun tribunal n’a conduit à la vérité ni à instaurer la justice. De surcroît, face à l’incurie locale, un documentaire diffusé il y a quelques jours sur France 5 accusait de grandes puissances de protéger ce qu’il a appelé un réseau de terroristes qui pourraient aussi être impliqués dans cet odieux crime. Nous prions pour que justice soit faite, et comptons sur nos pays amis d’aider dans ce sens.

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