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Ukraine, Israël, Iran : une épidémie de crises internationales


Guerre de haute intensité sur le continent européen en Ukraine, exacerbation des tensions au Proche et Moyen-Orient sur toile de fond d’un Iran au seuil nucléaire, paralysie du Conseil de sécurité des Nations Unies, lente prise de conscience européenne, multiplication des pôles de puissance et alliances « à la carte » sous l’ombre portée d’une Chine aspirant aux plus hautes destinées, il est possible que le monde vive un moment de basculement stratégique succédant à une période qui commença en 1991 avec l’effacement de l’Union soviétique, la première guerre du Golfe et l’affirmation de la puissance américaine dans un système de facto unipolaire.

(Gavriil Grigorov/Russian Presidential Press and Information Office/TASS/ABACAPRESS.COM)

Le caractère volatile de la situation internationale ne peut mieux être illustré que par les hésitations américaines actuelles sur divers théâtres d’opération majeurs, en Ukraine comme au Proche-Orient, dans les relations avec la Russie et avec la Chine. Le système international paraît en lambeaux et il faudra bien le reconstruire, le contexte fût-il  bouleversé.

L’impasse en Ukraine

Les perspectives pour l’Ukraine sont actuellement plutôt sombres et le président Zelensky a même envisagé une défaite en cas de cessation du soutien américain. Mais les Etats-Unis – paralysés jusqu’à présent au Congrès pour le renouvellement d’une aide à hauteur de 60 milliards de dollars et avec une opinion publique de plus en plus rétive – ne peuvent pour autant laisser se dérouler un effondrement militaire partiel, et a fortiori plus important encore, de l’Ukraine.

Un tel scénario raviverait le « syndrome vietnamien » de l’abandon d’un pays puissamment soutenu puis délaissé et, sans se référer à l’Asie du Sud-Est, c’est aussi à l’Afghanistan que l’on peut penser au retrait – envisagé par la présidence Trump pour le mois de mai 2021 et finalement réalisé en août de la même année – qui se solda le 15 août par le retour au pouvoir des Taliban à Kaboul -, au cours de la première année du mandat du Président Biden.

Malgré l’aide considérable, tant militaire que financière, apportée initialement par les États-Unis à l’Ukraine, une issue fatale pour Kiev conduirait à la mise en cause inévitable de la fiabilité de Washington en tant que « protecteur » et garant de la sécurité européenne. L’image et la crédibilité des États-Unis en seraient profondément altérés et le courant isolationniste dans ce pays – selon un processus cyclique – s’en trouverait vraisemblablement renforcé.

Dans la situation de blocage politique interne à Washington, l’administration démocrate ne peut que confirmer qu’elle n’a jamais envisagé l’envoi de troupes au sol en Ukraine tout en réaffirmant une détermination à défendre chaque pouce du territoire de l’OTAN (cf. « not an inch… »).  Telle fut sans doute la portée principale du déplacement récent à Paris et à Bruxelles du Secrétaire d’Etat Antony Blinken.

Le rôle des alliés européens est en effet devenu plus important pour Washington dans l’appui à l’Ukraine, mais ceux-ci seraient-ils en mesure de prendre le relais et de se substituer à une administration paralysée, tel Gulliver empêtré ? Un engagement plus marqué de la France aurait-il une portée suffisante ?

Faute de certitudes, un gel du conflit, sinon son règlement diplomatique rapide, pourrait s’avérer une voie à explorer afin de conjurer un désastre politique, dans le contexte de la campagne présidentielle américaine. Le président Biden inverserait alors une spirale négative pour lui et soulignerait une sagesse qui lui donnerait, face à son rival, la stature d’un grand artisan de la paix. Dans l’impasse actuelle, le temps presse pour les Etats-Unis.

Mourir pour le Donbass ?

Personne en Europe n’a jamais voulu mourir pour le Donbass où les responsabilités dans la guerre qui s’y est développée à partir de 2014 ainsi que dans la non application des accords de Minsk par les parties au différend ne sont pas parfaitement établies. Mais l’agression russe contre l’Ukraine en février 2022 n’en demeure pas moins inacceptable au regard du droit d’une nation à vivre en liberté, de la violation des principes du droit international, de la mise en cause du fonctionnement du système international en raison de la responsabilité d’un membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU et des perturbations considérables apportées au développement de l’Europe, sans oublier les conséquences économiques pour de nombreux pays du monde.

L’impasse actuelle se traduit notamment non seulement par le quasi gel des positions militaires sur une ligne de front de plus de 1.000 km, mais elle s’accompagne d’une poursuite des destructions et de pertes considérables de vies humaines. Elle fait craindre pour Kiev un épuisement progressif, faute de munitions suffisantes et d’hommes et même un effondrement partiel, voire de plus grande ampleur. Et cela d’autant plus que l’aide américaine est en suspens et que l’Europe – qui parle pourtant « d’économie de guerre » – ne pourra suppléer cette défaillance à court et moyen terme.

Les propos du Pape, maladroits parfois dans leur formulation (cf. « Le courage du drapeau blanc »), et ceux plus récents d’Elon Musk (« Plus le conflit se prolonge, plus la Russie gagnera de territoires »), se rejoignent finalement sur la perspective de lendemains qui pourraient être plus cruels encore sur le plan militaire pour l’Ukraine. La Russie, plutôt en position de force actuellement, n’a pas intérêt a priori à négocier même si la guerre est aussi destructrice pour elle et parce qu’elle peut se satisfaire de frontières floues (cf. conflits gelés) inhérentes à sa vision impériale. Mais un cessez-le-feu de facto ou formel pourrait s’avérer une mesure de survie pour l’Ukraine en attendant des jours meilleurs. Le président Zelensky venant d’abaisser l’âge de la conscription à 25 ans, les jeunes ukrainiens eux-mêmes ont-ils toujours envie de mourir, dans le meilleur des cas, pour quelques « arpents de terre » dans le Donbass ?

Sortie de guerre : zone tampon ou neutralisation ?

Alors que le ton est monté entre la France et la Russie, il peut paraître hors de circonstances de réfléchir à une sortie de crise en Ukraine ou tout au moins à des pistes en vue d’un apaisement des tensions.

Et cependant les efforts de « dissuasion conventionnelle » à la française (NB: l’hypothèse de “troupes au sol “ dans le cadre d’une plus grande ambiguïté stratégique) sont-ils crédibles dans une démarche isolée ? Une dissuasion classique en filigrane (NB: l’accord de sécurité France-Ukraine se réfère à une “dissuasion active”) n’est-elle pas une orientation aventureuse ?

Si l’on fait le constat de l’impasse militaire ukrainienne actuelle (cf. défaut des Etats-Unis, insuffisance des armements, problèmes de recrutement), on ne saurait exclure que la Russie soit aussi susceptible de rechercher une porte de sortie qui consiste en une sorte “d’actualisation” de l’opération spéciale initiale.

L’évocation relativement récente par V. Poutine d’une “zone tampon” n’est pas nécessairement une simple référence à un cessez-le-feu de facto (cf. conflit gelé) ou formalisé (cf. Panmunjom en Corée). L’on peut aussi imaginer que, dans l’esprit des responsables russes, la zone tampon équivaudrait à une forme de “neutralisation” à l’échelle de l’Ukraine tout entière. Cet objectif ne requerrait pas inévitablement, à ce stade, une large négociation sur la sécurité européenne. En l’absence d’un règlement formel, la ligne de démarcation entre la Russie et l’Ukraine demeurerait floue, le conflit pourrait reprendre et l’inclusion de Kiev dans une alliance comme l’OTAN s’en trouverait des lors empêchée. Il peut s’agir là d’une raison supplémentaire pour V. Poutine pour ne pas négocier.

Il convient de corriger les idées reçues sur la neutralité en distinguant les Etats qui ont une politique de neutralité de ceux qui optent pour un statut de neutralité permanente. Les premiers manifestent une volonté de rester en dehors des blocs et des alliances, ce qui fut le cas de la Finlande et de la Suède avant leur entrée dans l’OTAN. De la neutralité permanente découlent en revanche des droits et obligations internationales établis par traités. Il s’agit d’un engagement à ne pas recourir à la force, hormis pour défendre son indépendance et son intégrité territoriale; la neutralité n’est donc pas synonyme de désarmement. Cet engagement est reconnu de manière symétrique par d’autres Etats qui garantissent d’utiliser la force contre ceux qui manqueraient au statut de neutralité. Ce statut est historiquement ancien : le fondement juridique de la neutralité suisse date de 1815; le Traité d’Etat autrichien de 1955 impliqua l’URSS, la France, le Royaume-Uni et les Etats-Unis. Le non respect du « Protocole » de Budapest de 1994 ne plaide pas en ce sens, mais il ne s’agissait pas d’un véritable traité et la transposition à l’Ukraine de la neutralité permanente concernerait la communauté internationale tout entière.

Entre Paris et Moscou, la comédie et l’amertume

La douche écossaise finalement glaciale que nous a infligée le 3 mars dernier – selon les informations disponibles – l’entretien téléphonique entre le ministre français de la Défense et son homologue russe, Sergueï Choïgu, résulte de la conjonction d’une posture politique calculée et aussi de sentiments moins maîtrisés.

En s’interrogeant de manière scandaleuse sur la participation éventuelle des services secrets français dans le récent attentat de Moscou revendiqué par l’Etat islamique – alors que la France faisait état d’une disposition à une coopération accrue dans la lutte contre le terrorisme -, le ministre Choïgu a rappelé que les relations avec la Russie s’établissaient toujours selon un rapport de forces. De plus, il était logique qu’après n’avoir eu de cesse, ces derniers mois et années, de dénoncer l’Occident “collectif”, Moscou ne pouvait avoir un échange avec la France sans se montrer extrêmement rigide. À cet égard, le communiqué sur l’entretien téléphonique émanant du côté russe était aussi destiné à une opinion intérieure. Au total, les propos choquants incriminant la France peuvent nous conduire à dire du pouvoir russe, comme le Pape Pie VII aurait qualifié Napoléon qui l’emprisonna même :« Comediante ! Tragediante ! ».

Il faut aussi voir dans cette réaction russe l’expression d’une amertume profonde de la Russie – surtout après les récentes prises de position du Président de la République française – qui a toujours considéré la France comme un partenaire à part au sein de la communauté occidentale. Il y a dans cette aigreur une part de refoulé, constatée aussi en d’autres temps par Paris avec Saddam Hussein ou encore Bachar el-Assad qui, malgré leurs turpitudes, avaient pensé pouvoir préserver les amitiés d’antan.

Mais l’initiative française, totalement justifiée, visant à rétablir un canal de communication politique, n’est pas nécessairement mort-née. Elle doit être mise en perspective. Les processus de normalisation entre États, à l’expérience, commencent souvent par la coopération sécuritaire. Même lors des « beaux jours » de la coopération franco-soviétique, des invectives pouvaient éclater en tête à tête. La différence cette fois-ci est que les choses aient été rendues publiques, à l’ère de la guerre de communication.

Damas : les leçons d’une frappe

Sur un autre théâtre d’opération, la frappe intervenue à Damas, attribuée à Israël, qui a tué de hauts responsables de l’unité Al Qods iranienne, spécialisée dans les opérations extérieures, est une double prouesse. La précision de la frappe : l’opération aurait été réalisée avec des avions F-35 et des missiles, mais elle peut tout aussi bien avoir été entreprise à partir des hauteurs du Golan proche, tenues par Israël; bien que le quartier de Mezze où se trouve l’implantation diplomatique iranienne s’avère excentré et moins densément peuplé que le coeur de la capitale, des victimes collatérales ont été, semble-t-il, évitées. La seconde prouesse relève de la qualité extrême du renseignement qui a permis d’identifier la présence des cibles sur le lieu visé et la réalisation des frappes en temps réel.

Si Israël est bien l’auteur, le message adressé paraît également double: Israël conserve la capacité d’intervenir en tout temps et en tous lieux (cf. éliminations en Iran même de scientifiques impliqués dans le programme nucléaire, au coeur du fief du Hezbollah à Beyrouth ou encore en Syrie sur les aéroports d’Alep et de Damas); En frappant l’Ambassade d’Iran en Syrie – car le Consulat en fait partie intégrante -, Israël ne recherche pas nécessairement l’escalade mais s’adresse directement à Téhéran pour la dissuader de développer des opérations militaires d’envergure par Hezbollah interposé et d’ouvrir un second front après celui du 7 octobre/Gaza.

Hormis le silence attendu d’Israël, les premières réactions des Etats concernés méritent d’être relevées. La plus vive est sans surprise celle de Téhéran. Celle de Moscou est plutôt mesurée, à ce stade. La Russie et l’Iran sont perçus comme des alliés proches, mais Moscou, qui a la maîtrise du ciel syrien, a toujours laissé Israël réaliser ses frappes sur la Syrie au cours des années écoulées; sa politique à l’égard du monde arabo-islamique est complexe et il ne s’agit pas pour elle de se brouiller avec le monde sunnite, alors que la région du Proche-Orient est depuis plusieurs dizaines d’années déjà le terrain d’affrontement, par alliés interposés, des puissances sunnite et chiite. Quant au régime syrien lui-même qui a dû sa survie à Moscou et à Téhéran, son fondement bassiste, c’est-à-dire laïc, est diamétralement opposé au prosélytisme théocratique iranien. Il convient de plus de se souvenir qu’Israël et la Syrie ne se sont plus affrontés depuis l’accord de désengagement du Golan de 1974 et constituaient finalement les meilleurs partenaires-adversaires. Est-on assuré que la guerre d’Assad contre des forces islamistes telles que Daech et Al Qaeda n’ait pas eu au fond les faveurs de Tel Aviv ? L’Ouest a-t-il eu sur ce point la même lucidité ? Quoi qu’il en soit aujourd’hui, la guerre à Gaza passe aussi par Téhéran. N’aurait-il d’ailleurs pas fallu commencer par là ?

Des Palestiniens, d’Israël et de l’Iran

On peut avoir une sympathie fondée en faveur des Palestiniens, pour les avoir connus de par le monde, notamment en Syrie où ils étaient d’ailleurs correctement traités. Les Palestiniens ont été les victimes de presque tous, y compris aujourd’hui à l’évidence du Hamas.

Plusieurs occasions d’établir l’Etat palestinien n’ont pas été saisies, notamment par Yasser Arafat, à la suite des entretiens de Camp David II, sous l’égide du Président Clinton, avec le Premier ministre Ehud Barak. Mais n’en fut-il déjà ainsi avec le Plan de Partage de 1947 ? Qui s’engage aujourd’hui véritablement en faveur d’un Etat palestinien ? De hautes personnalités au demeurant respectables furent parfois évoquées, mais ont-elles concrètement pesé ? Le discours du Caire du Président Obama n’a-t-il pas fait long feu ? Le Secrétaire général de l’ONU Boutros Ghali paya son engagement, en particulier après la tragédie de Cana au Sud Liban en 1996, par le fait qu’il ne fut pas reconduit dans ses fonctions.

Le moment paraît désormais paroxystique et l’Iran, « mastermind » de beaucoup de violences dans la région à travers ses « proxies », s’est posé, par ambition de puissance, en défenseur des Palestiniens contre Israël dont il nie l’existence; le risque pour Téhéran est de finir par devenir la cible principale. Le président Biden a lancé l’alerte du risque d’une « attaque massive » de l’Iran sur Israël. Cette annonce publique a eu dans un premier temps des mérites pour lui (cf. apaiser les tensions au sein de son Parti démocrate; rechercher un effet dissuasif sur l’Iran; détourner l’attention de la paralysie de Washington sur l’Ukraine).

Aujourd’hui, la question de l’Etat palestinien passe par le préalable de la neutralisation de l’Iran, ce qu’en réalité beaucoup souhaitent dans le monde arabe et au-delà. Cela peut s’avérer tragique pour tant de remarquables Iraniens. La  « normalisation » alléguée entre Téhéran et Riyad est-elle crédible après plusieurs dizaines d’années d’opposition dans « l’arc chiite », Proche et Moyen-Oriental? L’ennemi de Riyad n’est-il pas devenu l’Iran plutôt qu’Israël ?

Quoi qu’il en soit, chacun se doit d’être clair dans un Orient de plus en plus « compliqué »et dangereux: non, les Juifs ne sont pas une population extérieure à la région considérée; oui, Israël doit avant tout se préoccuper de sa sécurité qui peut s’appuyer sur la création d’un Etat palestinien; non, les soutiens des Palestiniens ne peuvent continuer à mettre parfois en avant certaines revendications irréalistes, tel le retour de tous les réfugiés depuis 1948. Cela signifierait la fin d’Israël. La perspective de deux Etats requiert de mettre un terme aux demi-vérités et aux phantasmes qui ne peuvent en réalité que différer un règlement politique absolument essentiel. Mais l’urgence première est celle qui ressort des propos du Président Biden.

Patrick PASCAL
Ancien Ambassadeur
Ancien Président d’ALSTOM à Moscou pour la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie.
Fondateur et Président de Perspectives Europe-Monde

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