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Géopolitique : d’un Système international à l’autre

Entreprendre - Géopolitique : d’un Système international à l’autre

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Le terme « crise » est assez galvaudé: il y eut la crise économique de 29; celle de Suez en 1956 qui redéfinit une hiérarchie des puissances mondiales en mettant en évidence la relative diminutio capitis de la France et de l’Angleterre; la crise des Sudètes en 1938 qui annonça le Second conflit mondial malgré l’Accord de Munich; aujourd’hui celle de Taïwan  avec en toile de fond les tensions entre les Etats-Unis et la Chine continentale; et la crise ukrainienne qui est en fait une guerre de longue durée et non pas un moment paroxystique de tension internationale. La crise, au sens strict du terme, est un épisode bref; elle peut s’avérer ce que l’on appelle parfois aujourd’hui un game changer, c’est-à-dire un événement à l’origine d’importantes transformations économiques, militaires ou encore au sein des sociétés.

Temple du ciel, Pékin © Patrick Pascal

Crises et système international 

Un système international, fût-il en crise, est sensiblement autre chose; il fait en effet référence à un ensemble d’institutions, telle l’ONU de nos jours, et de rapports établis entre les puissances. Relier les crises et les systèmes peut s’avérer une approche intéressante nous éclairant sur des changements fondamentaux intervenant ou révolus dans le monde. Toutes les crises n’affectent pas en effet en profondeur l’ordre international. Si l’on tourne son regard sur les dernières années, l’on peut identifier différents moments qui correspondent à des mouvements tectoniques, c’est-à-dire en profondeur et durables.

Le brutal retrait des Américains d’Afghanistan en août 2021, après une vingtaine d’années de guerre précédée à partir de 1979 par 10 ans de guerre soviétique, peut s’inscrire dans cette dernière catégorie. Cet épisode aussi spectaculaire que dramatique, a eu pour effet de livrer tout une partie de la population afghane – qui avait entrevu dans les villes la modernisation à l’occidentale -, à la férule implacable des Talibans. Il n’a pas mis fin à tout type d’intervention, mais sans doute à un cycle d’interventions de type classique, à partir de considérations ou prétextes humanitaires. Ce que l’on a appelé le « droit d’intervention humanitaire » s’est en effet développé et a été conceptualisé aux Nations Unies à partir de la fin des années 90; cette évolution marquante a battu en brèche le respect du sacro-saint principe de non intervention « dans les affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d’un État » inscrit au célèbre paragraphe 2, alinéa 7 de la Charte de l’ONU.

Il convient de se rappeler qu’en Irak, lors de la première guerre du Golfe – à laquelle mit fin la résolution 687 du Conseil de sécurité qui décréta des « inspections » sur les armes de destruction massive (WMD) – la résolution 678 du même Conseil avait autorisé la communauté internationale à « utiliser tous les moyens » pour mettre un terme à l’invasion du Koweït, sans que le mot de « guerre » ne fût employé. Ce processus d’autorisation implicite se renouvela dans le cas de la crise libyenne quelques années plus tard.

Plus proche de nous, il faudrait évoquer la crise de l’AUKUS – alliance entre l’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis -, déjà un peu oubliée, visant à constituer un front anti-Pékin dans la zone Indo-Pacifique. En réalité, la crise se déroula tout d’abord entre puissances occidentales, puisque la formation de l’AUKUS fut concomitante de la perte par la France d’un « contrat du siècle » pour la fourniture à l’Australie de sous-marins à propulsion nucléaire. Dans le cas d’espèce, il ne s’agit plus d’intervention sous le couvert de l’humanitaire, mais de l’ébauche d’un bloc contre la Chine, alors que l’on croyait que cette forme d’alliances était réservée à une période révolue de la guerre froide.

Et l’on ne peut manquer d’évoquer la crise ou plutôt la guerre en Ukraine même s’il est difficile, alors qu’elle se déroule encore sous nos yeux et évolue dans le sens d’une escalade, d’en tirer à chaud des conclusions définitives. Néanmoins, il est permis de considérer que derrière le discours sur la déchéance de l’Occident et la défense d’autres valeurs, succédant au narratif sur les « néo-nazis de Kiev », c’est un projet post-impérial russe qui était en cause et dont on se rendra peut-être finalement compte qu’il n’était plus adapté à l’époque.

© Patrick Pascal

Un discours de la méthode 

Il ne s’agit pas tout d’abord de raconter sa guerre de 14 et la référence au passé n’a d’intérêt que si elle éclaire l’analyse d’événements contemporains. Par ailleurs, bâtir une théorie des systèmes peut paraître excessivement ambitieux, mais il faut tout au moins s’efforcer de réaliser des synthèses, seules à même de favoriser dans une approche pédagogique la compréhension des phénomènes. Enfin, dernière considération principale, si les relations internationales reposent avant tout sur des intérêts, ce que l’on appelle les « valeurs » ne peut non plus être entièrement écarté. Dans le cas de la France, qui se considère souvent comme la « patrie » des droits de l’homme, il est clair que sa politique étrangère ne peut relever dans l’idéal que d’une combinaison  – et même d’un dosage subtil et très instable – des intérêts incontournables et des ambitions humanistes et universalistes.

Le cas de la « libération » du Koweït en 1991 est assez éclairant à cet égard. La France fut réticente à s’engager dans la coalition, répugnant à faire la guerre et aussi en raison d’intérêts importants dans la région considérée, en particulier en Irak même (cf. fournitures d’armements, relations économiques, dette irakienne; sans oublier le rôle de « chien de garde » assigné à l’Irak face à l’Iran qui avait du côté français déterminé la mise à disposition d’avions Super-Étendard ayant permis à Bagdad de frapper les terminaux pétroliers de l’Iran dans le Golfe persique). C’est sans doute la raison pour laquelle le Président Mitterrand, à la Tribune de l’Assemblée générale de l’ONU à l’automne 1990, tendit une ultime « perche » à l’Irak en déclarant – provoquant par là même la fureur des Américains qui avaient déjà arrêté leurs décisions – que « si Saddam Hussein manifestait – l’intention – de se retirer du Koweït, tout serait alors possible ». Même s’il est difficile d’établir des comparaisons, ne peut-on pas considérer à travers le même prisme des intérêts et des principes les réticences de l’Allemagne  à s’engager dans le soutien à l’Ukraine face à la Russie, sans oublier de plus le poids de l’histoire ?

Le basculement du système international

À partir du moment où un membre permanent du Conseil de sécurité, s’est affranchi des principes de la Charte en envahissant l’Ukraine, le système politique de l’ONU s’en est trouvé paralysé et même au-delà totalement remis en cause. Les Cinq permanents peuvent-ils encore trouver quelques convergences, sinon s’entendre encore, pour aborder des questions telles que le programme nucléaire iranien ou encore la prolifération en Corée du Nord? De récents débats au Conseil sur ce dernier dossier ont fourni une réponse négative. Cela est particulièrement préoccupant et ne peut durer sans risques pour l’état du monde.

Une première question peut être posée: vivons-nous une nouvelle guerre froide? La réponse est non. La guerre froide reposait sur l’opposition des blocs et l’affrontement, sinon de façon frontale mais plutôt sur des théâtres périphériques, des deux superpuissances, les États-Unis et l’Union soviétique. Les tensions auraient pu dégénérer à plusieurs reprises, en particulier lors des crises de Cuba en 1962 et de Berlin entre 19058 et 1961, mais le pire fut évité; ce qui a pu « structurer » le système – lui conférant paradoxalement une certaine stabilité – fut en réalité l’arme nucléaire; la « destruction mutuelle assurée » (MAD) et la limitation , en vertu de l’accord SALT 1, des systèmes anti-missiles stratégiques à un seul site de part et d’autre protégeant les capitales Washington et Moscou, garantit finalement « l’équilibre de la terreur ».

Ce système prit fin en 1990/1991. L’une des raisons principales fut la décomposition de l’Union soviétique à la fin des années 80. La priorité de Mikhail Gorbatchev fut de mettre un terme à la dangereuse et surtout ruineuse course aux armements. Dans son célèbre discours du 7 décembre 1988, à la tribune de l’Assemblée générale de l’ONU, il annonça la fin de la « doctrine Brejnev » de souveraineté limitée ainsi que celle du rôle dirigeant du Parti communiste (PCUS) et de la doctrine marxiste-léniniste.

La guerre du Golfe de janvier-février 1991 fut aussi un facteur déterminant de cette évolution. Son issue, favorable à la coalition anti-Saddam, conduisit le président George Bush Sr à proclamer un « Nouvel ordre internationale » qui fut en pratique un monde unipolaire dominé par les Etats-Unis (NB: celui-là même que V. Poutine devait critiquer dans son discours de Munich de 2007). Avec son concept de « Fin de l’Histoire », l’économiste et politologue néo-conservateur américain, Francis Fukuyama, fixa alors l’idéal de la démocratie libérale comme horizon indépassable de l’humanité  (cf. The End of History and the Last Man).

Monde multipolaire et système multilatéral

Il est à noter que la période de domination américaine – dont on ne peut dire avec certitude qu’elle soit totalement achevée – a toutefois coexisté avec le maintien d’une certaine coopération multilatérale au sein des instances internationales.

Les atteintes au système international commencèrent déjà sous la présidence R. Reagan (1981-1989). L’Assemblée générale de l’ONU condamna en 1987 le bombardement de Tripoli visant Kadhafi. Alors que le président américain semblait engagé dans une croisade contre « l’Empire du Mal », les États-Unis remirent en cause leur participation à certaines organisations internationales en se retirant par exemple de l’UNESCO, suivis en 1985 par le Royaume-Uni. Ce fut donc l’hubris avant l’heure, celle de la décennie 90 et au-delà.

En effet, si le Conseil de sécurité demeurait encore paralysé en 1988 et connaissait, au-delà d’une crise financière, une véritable crise de confiance, l’ONU connut une forme de soudaine renaissance dont profita son Secrétaire général Javier Pérez de Cuéllar.  En juillet 19888, un avion civil Airbus iranien fut abattu par erreur au-dessus du détroit d’Ormuz par la marine américaine; les Iraniens profitèrent de cette tragédie pour revenir à la table du Conseil (NB: dans une image inversée du départ des Italien de la SDN au moment de l’affaire d’Ethiopie). Il s’ensuivit un règlement d’ensemble entre l’Iran et l’Irak, l’indépendance de la Namibie, la fin de l’apartheid en Afrique du Sud et une solution diplomatique pour le problème du Cambodge. Ces soudaines évolutions fuirent facilitées par le contexte d’une guerre froide finissante. Parmi les Cinq permanents, la Russie apparut déliquescente alors que la Chine n’en finissait pas de s’éveiller ; face à Washington et Londres, la France, traditionnel « empêcheur de tourner en rond », et sensible à un certain non alignement des pays du Tiers Monde, allait-elle être dans ce nouveau contexte en mesure de profiter d’une marge de manoeuvre élargie et d’exister seule? La réponse fut en réalité négative ainsi que le confirma finalement la participation française à la coalition conduite par les États-Unis en Irak. Celle-ci prouva, pour reprendre un dicton asiatique, « qu’il n’est pas possible de mettre sa barque en travers du fleuve ».

Typologie des conceptions du système multilatéral

L’existence d’un système multilatéral, c’est-à-dire la coopération des Etats dans des enceintes multilatérales, et l’existence d’un monde multipolaire ne sont pas des phénomènes nécessairement associés et se superposant à la perfection, hormis une vision idéale. Alors que l’on assiste aujourd’hui à l’émergence d’un monde multipolaire, dont les pays du BRICS sont une illustration, l’ONU en tant qu’organisation politique paraît paralysée; inversement, la coopération multilatérale fut possible dans le cadre du Nouvel ordre mondial, sous domination américaine; l’accord des Cinq + un (Allemagne), le 14 juillet 2015, à propos du programme nucléaire iranien fut par exemple possible, mais cela n’est pas concevable aujourd’hui.

L’on peut finalement distinguer – même si cette classification est évidemment artificielle – qu’il existe quatre conceptions du système multilatéral: le « multilatéralisme d’expression » permet à des Etats réduits par la taille et limités dans leur puissance de trouver, le cas échéant, de larges échos dans le cadre des enceintes internationales; le « multilatéralisme de coopération » permet à des Etats, faibles sur le plan économique ou affectés de manière conjoncturelle de bénéficier de la solidarité de la communauté internationale; le « multilatéralisme démultiplicateur de puissance » concerne des puissances moyennes, telle la France ou le Royaume-Uni qui ont pu développer des réseaux et les animer et ainsi bénéficier de coalitions thématiques ou circonstancielles plus larges que leurs propres alliances; le « multilatéralisme de domination » est réservé aux plus grandes puissances, tel les Etats-Unis, qui renâclent à accepter la coopération internationale mais qui finissent par y consentir car ils sont maîtres du jeu. La Chine refuse d’être cataloguée dans ce dernier ensemble car elle veut continuer, malgré sa puissance nouvelle, à donner le sentiment « qu’elle joue collectif ». S’agit-il d’une réalité ou d’une suprême habileté pour dominer finalement le système?

Existe-t-il encore aujourd’hui un système ?

On peut répondre par l’affirmative à cette interrogation, malgré l’effacement de certains mécanismes de régulation, car toute réalité durable constitue finalement un système. Le monde est par exemple devenu moins multipolaire que celui que dénonçait V. Poutine à la Wehrkunde de Munich en 2007; pour l’Europe, le concept « d’autonomie stratégique » peine à progresser, mais une orientation se dessine; la société internationale, malgré un narratif visant à mettre en exergue un antagonisme marqué entre « l’Occident collectif » et le « Sud global », ne se réduit pas à un affrontement Orient-Occident; l’Orient et le Sud comme l’Ouest demeurent divers et parfois même fracturés; malgré une certaine résurgence, le monde nouveau ne se réduit pas à l’affrontement de blocs: il est volatile et est plutôt fait de coopérations « à la carte » ce qu’illustre parfaitement la politique de l’Inde, par exemple dans la sphère Indo-Pacifique (NB: New Delhi n’est pas dans l’AUKUS mais coopère avec les Etats-Unis, l’Australie et le Japon dans une configuration à Quatre; l’Inde est un partenaire stratégique de la France depuis 1998). L’OTAN, qualifié il y a encore peu d’ensemble « en état de mort cérébrale », a connu un regain de vigueur, effet immédiat de la guerre en Ukraine et elle s’est d’ailleurs élargie à la Suède et à la Finlande; la question de l’adhésion de l’Ukraine continue de se poser; cela ne signifie pas nécessairement que l’Alliance atlantique sera demain au coeur de l’architecture de sécurité européenne.

Le monde tel qu’il est et tel qu’il n’est pas

Il est finalement plus facile de dire ce que le monde d’aujourd’hui n’est pas que ce qu’il est, par rapport à un système qui avait révélé une certaine stabilité pendant quelques dizaines d’années; le nucléaire militaire ne semble ainsi plus garantir l’équilibre de l’ensemble et l’on vit plutôt dans un contexte « d’infra-nucléaire » où il est possible de s’appuyer sur la possession de l’arme absolue pour faire la guerre à un Etat doté de seuls moyens conventionnels. Le monde est en effet « déstructuré ». Pourra-t-on un jour parler de  « destruction créatrice », comme le font certains théoriciens de l’économie ? 

Le système des relations internationales est incontestablement devenu plus volatile, du fait du blocage de ses règles de fonctionnement pass, d’une certaine anarchie des rapports entre Etats et surtout de la modification de la répartition de la puissance. Des « craquements » se font entendre de tous côtés.

Comme à l’époque de Hobbes, par rapport à l’état de nature, il faudra bien retrouver une forme de « contrat social » à l’échelle de l’humanité tout entière. Le modèle impérial n’est-il pas une illusion anachronique ? Celui de Deng Xiao-ping d’une déconnection – et d’une coexistence en même temps – de l’économie du monopole politique du Parti communiste (PCC), qui avait permis une croissance à deux chiffres de la Chine, est-il encore viable ? La démocratie américaine n’est-elle pas menacée, pour s’en tenir aux mises en garde de leaders démocrates, dont le président Biden lui-même ? l’Europe n’a-t-elle pas été freinée, voire brisée, dans ses velléités d’affranchissement en raison de la guerre en Ukraine ? La mondialisation sera-t-elle remise totalement en question, démentant les assertions aventureuses de Fukuyama ou la globalisation ne conservera-t-elle pas quelques mérites ? Cette dernière – par le marché – ne s’est pas substituée en effet à l’ordre politique, mais l’on voit néanmoins qu’elle peut faire effet de garde-fou aux tensions les plus extrêmes (NB: la politique de l’Arabie saoudite privilégiant aujourd’hui son développement pour l’après-pétrole, par rapport à certaines solidarités régionales, n’en fournit-elle pas un exemple ?)

La Chine et les Etats-Unis ne disposent-ils pas chacun d’avantages comparatifs (ex. Les semi-conducteurs pour les USA, 65% des réserves mondiales de lithium pour la Chine) ?L’Allemagne, particulièrement pénalisée par la guerre en Europe impliquant son très important partenaire économique russe, sans parler de la Chine, saisira-t-elle le moment pour « briser certaines chaînes » dans un mouvement historique de Zeitwende ? La Russie pourra-t-elle être ostracisée dans la durée par l’Europe, liée de façon réciproque par tant de liens avec elle ? Quant au système de l’ONU, certains de ses mécanismes devront être inévitablement modifiée et un élargissement du Conseil de sécurité s’imposera à l’évidence. L’habileté des juristes ne suffira pas à refonder un système, mais c’est aussi dans les moments les plus graves que des sauts qualitatifs sont possibles. La SDN n’est-elle pas née de la Première guerre mondiale et l’ONU de la Seconde à San Francisco en 1945 ?

Patrick Pascal

© Patrick Pascal

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