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Wagner : la nouvelle stratégie de Poutine

Le décès d'Evgueni Prigojine, fondateur et dirigeant de la société militaire privée russe, Wagner, semble rebattre les cartes dans les opérations hybrides russes, notamment celles menées en Afrique.

Evgueni Prigojine (Photo Konkord Company Press Service/Tass/ABACAPRESS.COM)

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Par Emmanuel Dupuy, président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE).
Retrouvez cet article dans Géostratégie Magazine

Le groupe fondé en 2014 par l’oligarque russe, originaire de Saint-Pétersbourg, souvent présenté comme le « cuisinier de Poutine » eu égard aux contrats de « catering » du Kremlin obtenus à partir des années 2000, était surtout connu et craint pour les sales besognes que son « parrain », Vladimir Poutine, lui assignait, en Syrie, Libye, Venezuela, Soudan, Ukraine, RCA, avant ; au Mali, Burkina Faso, plus récemment.

Sombres desseins

La « décapitation » en plein vol, entre Moscou et Saint-Pétersbourg, le 23 août dernier, des principaux dirigeants de Wagner – à l’instar du co-fondateur, Dmitri Outkine, ancien membre des forces spéciales (Spetsnaz), et de Valeriy Chekalov, chef de la sécurité du groupe et récemment mis sous sanction américaine pour son rôle dans le trafic d’armes avec la Corée du Nord, confirme que la tentative de putsch menée par le groupe paramilitaire, avortée à 400 km de Moscou, les 23 et 24 mai derniers, était bel et bien restée entre la gorge de Vladimir Poutine ! Ce que ce dernier n’avait pas hésité à qualifier de « trahison interne » et de « menace mortelle » appelait ainsi à une réponse ferme et déterminée, à un moment ou un autre. Comme pour la guerre en Ukraine, le chef du Kremlin met toujours à exécution ses sombres desseins, sans jamais, du reste, s’en cacher.

Deux mois seulement séparent la brève mutinerie des miliciens de Wagner avec la fin tragique de son fondateur, au-dessus de l’oblast de Tver. L’exil en trompe-œil et protection éphémère octroyées par le président biélorusse, Alexandre Loukachenko n’aura ainsi été qu’un écran de fumée de plus dans le long épisode des trahisons et règlements de compte en cours au Kremlin. Temps suffisamment court pour que l’on s’interroge sur le « jeu de go » mortel en cours à Moscou. Ne dit-on pas, d’ailleurs, que le Kremlin compte autant de tours que de prétendants à la servitude du pouvoir ? La situation actuelle confirme ainsi le caractère clanique et mafieux des cercles de pouvoir poutiniens se faisant désormais plus frontalement face, à l’aune d’un an et demi de guerre en Ukraine.

Secret de polichinelle

Ce qui semble être une élimination savamment orchestrée des principaux responsables de l’outil de déstabilisation, désinformation, propagande et de mercenariat qu’étaient le groupe paramilitaire Wagner et l’entreprise de service de désinformation Concord, ouvre néanmoins la « boîte de Pandore » de l’ancrage tangible et pérenne de la Russie dans le cadre des opérations hybrides menées par la Russie, notamment sur le continent africain.

La présence de Wagner en Afrique est un secret de polichinelle, savamment instrumentalisé depuis 2014 par le Kremlin. Désormais présents, dans une douzaine de pays africains (RCA, Mali, Libye, Mozambique – dans la province du Cabo-Delgado, en supplétif des forces armées de Maputo aux prises avec les insurgés islamistes d’Ansar al-Sunna -, Soudan, Madagascar, Angola, Guinée Bissau, RDC, Rwanda, Burkina Faso, Lesotho, Zimbabwe…), la présence des contractants de Wagner est de plus en plus ostensible sur le continent africain.

Présence massive de Wagner au Mali

La présence des mercenaires de Wagner est ancienne, elle remonte à 2014, en Libye, où les Emirats Arabes Unis ont vraisemblablement payé les salaires des quelques 800 à 2000 hommes engagés aux côtés de l’Armée nationale libyenne (ANL) dirigée par le Maréchal Khalifa Haftar, dans sa lutte pour la conquête du pouvoir, de sa Tripolitaine face au Gouvernement d’union puis d’accord national, sis à Tripoli. Même scénario, au Soudan ; où, arrivés à l’aune du coup d’État d’avril 2019, ils assuraient la sécurisation des champs pétroliers et, qui appuient désormais, les forces de soutien rapide (RSFFSR) du Général Mohamed Hamdan Daglo, dit « Hemeti » entrés en rébellion contre le général – président Abdel Fattah al-Burhan, depuis avril 2023.

C’est néanmoins en Centrafrique, où ils seraient entre 1000 et 2000 – au plus fort de leur présence à Bangui, en 2018 -, que leur action est la plus documentée. La SMP serait en charge de la protection des lieux sensibles de la capitale assurant de jure, l’assise contestée et fragile du pouvoir du président Faustin-Archange Touadera, et serait de facto, nettement moins impliquée dans la lutte contre les groupes rebelles qui obèrent la sécurité et la stabilité de la RCA, depuis 2013.

Les hommes de Prigojine seraient aussi massivement présents au Mali, où l’on compterait jusqu’à 2000 « wagnérites », plus impliqués à décrédibiliser la présence française et les opérations Serval puis Barkhane, de 2013 à 2022, que réellement engagés, aux côtés des forces armées maliennes dans la lutte contre les groupes armés terroristes, qui ont eu tendance, du reste, à intensifier, dans la zone dite des « 3 frontières » (Mali, Burkina Faso, Niger) leurs actions contre le pouvoir central à Bamako, et ce, à l’aune des coups d’État militaires d’août 2020 et mai 2021.

Nature intrinsèquement agressive et concurrentielle

Il en va de même, au Burkina Faso, où les deux coups d’État de janvier et septembre 2022, ont « assis » la présence de Wagner au « pays des hommes intègres ». Nul doute que les juteux contrats aurifères (au Mali et au Burkina Faso), diamantifères (RCA) et pétroliers (Soudan et Libye) permettent à la milice créée par Evgueni Prigojine et Dmitri Outkine de se régénérer, malgré le décès des deux fondateurs. La « zone grise » et floue savamment orchestrée par le groupe Wagner était utile à la Russie, dans le cadre du principe du « déni plausible », comme ce fut le cas dans le Donbass et en Crimée en 2014.

Désormais, Moscou ne cherche plus à cacher la nature intrinsèquement agressive et concurrentielle de son ancrage sur le continent africain, notamment vis-à-vis des partenaires traditionnels des États africains, tels que la France. En attestent les 21 accords de défense conclus, brandis urbi et orbi, comme des palliatifs aux accords de sécurité conclus depuis les indépendances africaines, ou encore l’ambition de doper la balance commerciale avec le continent africain, rappelés avec emphase quoique exagération, par le maître du Kremlin, lors du second sommet Russie – Afrique, fin juillet et à l’occasion du 15e Sommet des BRICS de Johannesbourg, il y a quelques semaines. Les premiers soubresauts de cette guerre picrocholine qui se joue entre siloviki « sécuritocrates » et moscovites ne se sont, dès lors, guère fait attendre.

Empoisonnement à l’agent neurotoxique

Des offres de recrutement pour les groupes paramilitaires gigognes au groupe Wagner, à l’instar de Reduta ou Convoy – créé par le chef de l’administration d’occupation russe en Crimée, Sergueï Axionov et l’ancien bras droit de Prigojine, Konstantin Pikalov – avaient débuté dès la fin malheureuse de la tentative de mutinerie de mai dernier. Ces dernières sont des émanations plus directes des services de renseignement militaires (GRU), comme en témoigne la visibilité davantage assumée de leurs donneurs d’ordres, tels que Vladimir Alexeev, en charge de la supervision des SMP russes, justement ; ou encore Andrey Averyanov, directeur des opérations clandestines du GRU.

L’on se souvient qu’il s’agit de celui qui avait supervisé l’empoisonnement à l’agent neurotoxique Novichok, de l’ancien espion russe, Sergei Skripal et sa fille, à Salisbury, en 2018. De tristes réputations, ces deux généraux, sous sanctions américaines et européennes, deviennent de facto, les visages de la présence paramilitaire russe en Afrique. Désormais, les quelques 10 000 membres de la milice se trouvant en Biélorussie, ainsi que les 2500 à 3000 actifs dans la quinzaine de pays où la SMP russe opère sur le continent africain, notamment au Mali, Centrafrique, Libye, Soudan sont invités à rallier leurs rangs, ou à rejoindre les forces armées russes.

Les grands bénéficiaires de la situation née de l’élimination d’Evgueni Prigojine et de son état-major semblent être le ministre de la Défense, Serguei Choïgou, ainsi que son chef d’état-major, le général Valeri Guerassimov, ennemis de longue date d’Evgueni Prigojine. Certes, Wagner, continue d’exister, de jure, par le truchement d’Anton Ielizarov, successeur auto-proclamé d’Evgueni Prigojine. Néanmoins, la visite des deux vice-ministres russes de la défense, Alexander Fomin et Iounous-bek Evkourov, au Mali et RCA et Libye, dans les premiers jours de septembre, semble ainsi conforter une reprise en main « verticale » par le Kremlin, des actions de désinformations et missions hybrides, autrefois confiées à Wagner.

Ainsi, Vladimir Poutine, en réglant ses comptes avec ses adversaires, et en semblant donner raison à ses deux subordonnés visés et honnis par Evgueni Prigojine, semble de plus en plus enclin à perpétuer ce que Raymond Aron expliquait dans ses théories sociologiques des démocraties, en 1957, en rappelant que « la bataille pour le pouvoir est une bataille sans règles fixes (…). Les épurations sont un phénomène normal ». Wagner est mort, vive Wagner !

Emmanuel Dupuy
Emmanuel Dupuy est enseignant en géopolitique à l’Université Catholique de Lille, à l’Institut Supérieur de gestion de Paris, à l’école des Hautes Études Internationales et Politiques. Il est également président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE).


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