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Liban : pour Marwan Hamadé, « le pire est peut être devant nous »

L’ancien journaliste, qui a bifurqué vers la politique dans les années 1980, est devenu un sage. Aujourd’hui, à 84 ans, il n’a quitté ni le terrain du journalisme, ni celui de la politique.

Photo Antoine Bordier

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Réélu député, il continue à travailler avec ses équipes du journal An-Nahar. Il se penche, aujourd’hui, sur le conflit israélo-palestinien, qui pourrait enflammer le pays du Cèdre. Portrait d’un homme, un « miraculé » qui a échappé à plusieurs attentats.

« Vous êtes au Liban ? Je vous avais pourtant déconseillé de venir. Vous voulez aller dans le sud ? C’est beaucoup trop dangereux. N’y allez pas. Venez me voir au journal… », Marwan Hamadé raccroche. Sa voix est grave. Il est inquiet, très inquiet. Pourtant ce vieux lion de la politique et du journalisme en a vu d’autres. Tel un cèdre du Liban, il n’a jamais été déraciné de ses engagements et de ses passions. Au contraire, même, les épreuves lui ont donné une force incroyable, une écorce de vie. Elles l’ont façonné. Comme l’argile, il est devenu étanche à toute agression. Mais, avec le temps, les risques qu’il prenait quand il avait 30, 40, 50, 60 ou 70 ans, il ne les prend plus. Et, surtout, il conseille de ne pas en prendre. Pour lui, avec cette guerre qui l’empêche de dormir, « le pire est, peut-être, devant nous. Mais il peut être évité. » Séquence tragédie.

Le pire c’est quoi ?

Le pire serait que, depuis le 7 octobre, le conflit entre le Hamas et Israël, qui s’est étendu à toute la Bande de Gaza, et au sud Liban, embrase tout le pays du Cèdre de Dieu. Ici au Liban, la plus grande majorité des habitants, quelque soit leur confession, ne souhaite pas cette guerre. Elle n’est pas la leur. Comment pourrait-il en être autrement ? Les ombres de la guerre civile de 1975-1990, de celles de 2006 et de 2007, planent de nouveau sur ce petit pays où vivent près de 7 millions d’habitants, dont 4 millions de Libanais, 2,2 millions de Syriens et 400 000 Palestiniens.

Le Hezbollah ?

Le souffle des deux explosions du port, qui ont ensanglanté la capitale le 4 août 2020, pourrait très bien souffler de nouveau. Pour l’heure, sur le terrain de la mini-guerre, seul le mouvement du Hezbollah, proche de l’Iran, qui fêtait ses 40 ans l’année dernière, procède à des frappes ciblées dans le nord d’Israël. Israël riposte toute proportion encore gardée. Par contre, comme dans le passé, Israël pourrait envahir tout le sud du Liban. Et, faire comme à Gaza : un nettoyage ethnique. Raser les villages et les villes où se concentrent les proches de ce mouvement politico-religieux extrémiste. 

Le 22 octobre dernier, le Premier ministre Netanyahu déclarait : « Si le Hezbollah décide d’entrer en guerre, cela lui rappellera la deuxième guerre du Liban » – celle de 2006. Il ajoutait : « Ce serait l’erreur de sa vie. Nous nous battrons avec une telle force – encore inimaginable – que les conséquences, pour lui et le Liban, seront dévastatrices. » Les menaces ne sont plus virtuelles, elles sont réelles. Et, quand on regarde ce que fait Israël à Gaza, avec son flot de 8 000 morts, dont 2 000 enfants, on a du mal à imaginer ce que serait l’inimaginable. Séquence horreurs, au pluriel. Marwan Hamadé, lui, redoute autant le Hezbollah qu’Israël.

Marwan Hamadé, un sage ?

Il est né à Beyrouth, le 11 septembre 1939. Cette date du 11 septembre, il ne l’a jamais oubliée. Surtout avec cette horrible tragédie des attentats des deux tours jumelles de New-York, les Twin Towers. C’était en 2001. « C’est vrai que ma vocation ne pouvait être que ce que j’ai vécu, finalement. A la fois une vie dédiée au journalisme, à l’information, à la recherche de la vérité ; et, une vie dédiée aux autres, au service des autres, de la cité, de l’Etat, de mes concitoyens. Je suis passionné par la politique. J’aime mon pays et je continuerai à le servir, jusqu’au bout. » Il n’oublie pas non plus sa famille, sa femme, Vanda, ses deux enfants, Karim et Rania, et ses quatre petits-enfants.

Il est un Druze de Baakline. Baakline ? C’est un joli petit village qui se situe dans la région du Chouf, entre le sud de Beyrouth et le nord de Sidon, entre le joli fleuve Damour et le fleuve Awali. « Il est situé à 900 m d’altitude. C’est le berceau des Hamadé, de ma famille et des Druzes. C’est le berceau du Liban », précise-t-il. Les Druzes ? C’est une communauté schismatique musulmane Elle est devenue indépendante vers l’an 1000. Ses racines plongent, alors, en Egypte.

Baakline fait partie du patrimoine libanais et de son histoire. A tel point qu’elle fut une capitale, celle des émirs Man, et de Fakhr al-Din II. Nous sommes aux 16è et 17è siècles. La famille de Marwan a des racines très profondes : au 16è, l’un de ses aïeux n’est autre que le Sheikh Hussein Hamadé. Ce-dernier fait construire un palais des mille et une nuits, qui se visite encore de nos jours. « Baakline, cela veut dire la maison des sages », ajoute Marwan. En serait-il un, un sage ?

Du journalisme à la politique

A Beyrouth, près de la place des Martyrs, on ne peut pas louper son immeuble et le grand portrait qui lui sert d’étendard. « C’est celui de mon neveu, Gébrane Tuéni. Il a été assassiné le 12 décembre 2005. Il était, à l’époque député. Il était, également, le président et le rédacteur en chef du journal An Nahar. Il a été l’un des responsables de la Révolution du Cèdre, (NDLR : manifestations géantes nées à la suite de l’assassinat du Premier ministre Rafiq Hariri, le 14 février 2005, et qui déboucheront sur le départ des Syriens. De nombreux attentats seront commis en représailles). Le journalisme et la politique sont dans l’ADN de notre famille », explique Marwan.

Malgré le prix lourd payé, malgré le sang versé, Marwan Hamadé n’a, jamais, remis en question ses engagements. Au départ, entre 1965 et 1980, il est un journaliste, comme beaucoup. « J’ai travaillé à L’Orient- Le Jour, au quotidien An Nahar – c’est le plus grand quotidien au Liban. A L’Orient- Le Jour, j’ai gravi les échelons jusqu’à devenir son rédacteur en chef. Au Nahar, je suis devenu le Président du Groupe, avant de bifurquer vers la politique. »

An Nahar et L’Orient- Le Jour sont deux quotidiens réputés au Liban et dans une grande partie du Moyen-Orient. Le premier est en langue arabe, le second en langue française. Ce qui démontre l’influence de la francophonie au pays du Levant. Le premier a été fondé, il y a 90 ans, exactement, en 1933. Le second, en 1971, à la suite de la fusion des deux médias, L’Orient et Le Jour.

Le journaliste côtoie le monde politique de près, au quotidien. Et, les années 70 sont des années terribles pour le Liban. Est-ce pour cela que Marwan Hamadé bascule à 100% vers cette nouvelle vie en 1980 ? Ses racines familiales ont-elles fait remonter au plus haut cette passion-vocation pour le service de la cité ? « Oui, je pense que quand on est journaliste, on fait, aussi, de la politique. L’important, en tant que journaliste, est de ne pas être influencé par les partis et de ne pas subir le joug de la politique. Il faut rester le plus objectif possible, dans la manière de traiter l’information. » Ses études de droit et d’économie, si elles l’ont mené au journalisme, lui ont ouvert, par la suite, les portes du monde politique. Mais, c’est un évènement tragique qui va précipiter son engagement : « C’est l’assassinat par le régime syrien, de Kamal Joumblatt, le chef-fondateur du parti socialiste progressiste, dont j’étais proche, qui m’entraîne en politique. Dès mon entrée, je suis propulsé, et je deviens ministre. »

Un ministre au pluriel qui soutient le Pacte national

En 1980, il devient pour la première fois ministre. Il a 40 ans. Il est appelé par Chafic Wazzan, le Premier ministre, au Tourisme. Il y restera deux ans. « J’ai été ministre à onze reprises, précise-t-il. Je me suis occupé, aussi bien, du ministère de l’Economie et du Commerce, de la Santé, des Affaires sociales, des Télécommunications, des Déplacés, de l’Education nationale que de l’Enseignement supérieur. » Celui qui l’a le plus passionné est celui de la Santé. Entre 1992 et 1996, il travaille dans ce ministère sous Rafic Hariri. Il a permis de nombreuses avancées, notamment, la gratuité des soins pour les plus démunis.

En 1989-1990, il est redevenu député du Chouf. Il suit, attentivement, les accords de Taëf. Il se souvient que ces accords qui signaient la fin de la guerre fratricide, et, qui en même temps ont permis à la Syrie d’avoir un pied au Liban, ont été torpillés à plusieurs reprises. « Oui, nous vivons, toujours aujourd’hui, les suites des accords de Taëf. Certaines parties ont essayé de les torpiller. C’est, d’ailleurs, pour cela qu’il y a eu les assassinats de René Moawad et de Rafic Hariri. » De guerre lasse, après une occupation de… 15 ans (1990-2005), les Syriens sont partis. Et, Marwan Hamadé ajoute : « Tenter d’abandonner les accords de Taëf impliquerait que l’on piétine notre Pacte national et notre indépendance. »

Une série d’assassinats qui laisse des traces

Si l’on regarde attentivement son visage, on peut apercevoir ses blessures sur son large front. Malgré son sourire à la fois pincé et flamboyant, l’homme assis à son bureau – dont les parois ont été soufflées comme un fétu de paille le 4 août 2020, l’immeuble se situant à 300 mètres à vol d’aigle du lieu des deux explosions – est des plus courtois et des plus élégants. C’est la troisième fois que l’on se rencontre en face-à-face. Il est seul dans son bureau où trône sur les murs de nombreuses photos. Celles de son feu neveu, celles de sa famille, celles de ses collaborateurs. « A partir de 2004, il y a eu une série d’attentats, commis par le Hezbollah et la Syrie, qui ont ensanglanté le Liban. Pour ma part, j’ai été visé trois mois avant Rafic Hariri. Quand il a été assassiné, j’étais encore sur ma chaise roulante. J’étais en convalescence. Le Premier ministre a été assassiné, puis, de nombreux confrères et mon neveu. Je pense à Pierre Gemayel, à mon cher neveu Gébrane Tuéni, et à un autre collègue du Nahar, Samir Kassir. »

Un pays complexe dont « la diversité faisait la richesse »

Difficile d’évoquer ces années de plomb, qui ont criblé le Liban et sa population au rythme des attentats, des règlements de compte, des balles et des bombes qui pleuvent en plein Beyrouth, et dont certains immeubles gardent encore les stigmates, comme pour dire à l’Occident : « N’oubliez pas que nous avons vécu le pire. Ne faites pas la même chose… ». La Syrie a toujours revendiqué le Liban, mais de là à opérer tous ces attentats ? Le Hezbollah, lui, a poussé de terre en pleine guerre civile au moment où Israël occupait le sud du Liban, en 1982. Il a été armé par l’Iran, très généreux pour la guerre. Mais pour la paix ? Le Hezbollah, cette organisation jugée terroriste par de nombreux Etats, est-elle vraiment le bras armé de l’Iran ? « Sans aucun doute », répond Marwan. 

Puis, il ajoute : « Oui, la situation au Liban, vue de France, vue de l’Occident est complexe. Mais, c’est un pays dont la diversité faisait la richesse. De cette diversité, à cause des fantasmes hégémoniques des uns et des autres, ils en ont fait la grande faiblesse du pays, voire sa perte. Je ne veux pas annoncer la chronique d’une mort annoncée, et j’ai encore de grands espoirs pour que le Grand Liban, proclamé en 1920 (NDLR : lors du mandat français, 1920-1943, qui se termine le 22 novembre 1943, le jour de l’indépendance) soit une réalité ».

Vers un Nouveau Liban, laïc ?

Marwan Hamadé est quelqu’un de très particulier, d’unique. Toute sa famille l’est. Sa maman était française, auvergnate et chrétienne. Son épouse est une chrétienne orthodoxe. Ses enfants sont, eux-mêmes, mariés à des chrétiens. Toute cette diversité, toute cette mixité, il les connaît, il les vit. Il les promeut avec ses effets vertueux : le fameux vivre-ensemble.  En remontant le fil de l’histoire du Liban, il se souvient de ces affrontements entre Druzes et Maronites qui ont ensanglanté le Liban aux 17è et 18è siècles. Pour lui, le confessionnalisme ne serait qu’une étape, la première, qui perdure jusqu’à maintenant. Il pense à la laïcité, la seconde. « Notre richesse confessionnelle est devenue un lourd fardeau, qui a menacé à plusieurs reprises notre vivre-ensemble. La Syrie, en 1990, a reçu le feu vert pour une main mise sur le Liban. Michel Aoun, de son côté, s’était allié avec Saddam Hussein ; et, l’Iran est, également, entré dans les dérives des accords de Taëf. En outre, en 1990, on a pu dissoudre toutes les milices, sauf, celle du Hezbollah. Nous sommes, ensuite, devenus l’otage d’Israël et de l’Iran. » Otage ?

Il répète le mot otage. Et, pense que la laïcité est l’une des solutions pour le Liban de demain. Il continue le combat de la paix, tel un vieux lion, tel un résistant « miraculé ». Réélu député en 2022, il continue à monter sur le ring de la vie, de la politique et du journalisme.

La guerre des dieux

Nous terminons en reparlant du conflit israélo-palestinien qui pourrait se transformer, une nouvelle fois, en un conflit israélo-arabe. Le dernier ? « L’ancien président du Liban, un grand intellectuel qui s’appelle Charles Hélou, (NDLR : président de 1964 à 1970), disait : “ Cette guerre du Proche-Orient ne prendra jamais fin, parce que ce n’est pas une guerre entre les hommes, c’est une guerre entre les dieux ”. »

Dieu, Allah et Jehova sont, donc, convoqués. Ils doivent, vite, faire la paix. Dieu ? C’est celui des chrétiens. Allah ? C’est celui des musulmans. Et, Jehova ? C’est celui des juifs. Ils pourraient, tous, être amis, au lieu d’être ennemis.

Marwan n’a pas d’amis israéliens. Pour lui l’Etat d’Israël, de 1948, n’a pas été une bonne nouvelle, ni pour les arabes, ni pour les chrétiens, ni pour les Egyptiens, ni pour les Libanais, ni pour les Syriens.

Cette guerre des dieux, serait-elle une guerre sans fin, qui se déroule sur cette belle Terre Sainte, celle du Liban, de la Phénicie, du pays de Canaan, celle du Christ ? Sur cette terre qui serait le berceau de l’humanité, où s’affronterait, comme dans un cri d’enfantement plus ou moins râle, la naissance des civilisations ? Cette guerre des dieux annoncerait de mauvais augures : celles de la fin des ou de certaines des civilisations qui forment notre humanité. Séquence prédiction.

Une raison d’espérer, une solution ?

Pour le vieux lion, devenu un sage, « seule une solution de deux Etats, un Etat palestinien et un Etat israélien, est envisageable. Elle était, d’ailleurs, prévue dans la résolution de l’ONU de 1947. Depuis, malgré tous les projets et toutes les résolutions des Nations-Unies, rien n’a été réglé. Maintenant, nous sommes victimes de deux extrémismes : un extrémisme israélien que tout le monde a oublié, personnifié par Netanyahu et toute son équipe – qui n’est plus, d’ailleurs, populaire car il a mené son pays à la guerre. Et, un extrémisme palestinien, qui a dénaturé l’action des nationalistes palestiniens ; et, avec le Hamas, armé par l’Iran et financé par le Qatar. N’oublions pas, non plus, qu’il y a eu toute une époque où Israël a nourri le Hamas, face à l’OLP. »

Marwan Hamadé parle d’éthique et d’humanité, qui sont en berne. Il évoque la colonisation à outrance des terres palestiniennes, menée par Netanyahu.

Il espère, enfin, « une paix juste et durable où les Palestiniens retrouveraient un Etat. Et où Israël vivrait dans un Etat sûr. Où cette Terre Sainte permettrait aux trois religions, aux trois peuples de vivre en paix. » Quant au Liban ? « Il retrouverait son chemin vers la convivialité, la laïcité et la prospérité. » La guerre des dieux se transformerait, alors, en guerre des paix. Quant aux Etats-Unis et à la France, ce francophone habillé du bleu des rois de France est clair : « Ils endossent une grande responsabilité dans ce que nous vivons ».

Reportage réalisé par Antoine BORDIER     


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