Je m'abonne

Henri Sfeir, le milliardaire qui rêvait d’être Président du Liban

Copyright des photos A. Bordier

De notre envoyé spécial Antoine Bordier

Il a fait partie des 10 personnalités qui comptent au Liban, pendant plus de 50 ans. Il a été tour-à-tour ingénieur, entrepreneur, banquier, homme de médias et de télévision. Et, il a voulu servir son pays au plus haut niveau. Pendant la guerre civile de 1975 à 1990, il a défendu sa colline de Reyfoun et toute la région. Aujourd’hui, après sa soirée privée qui recevait tout le gratin libanais, il évoque son Liban. Portrait d’un homme qui aurait pu être Président.

Du centre de Beyrouth, la capitale, il faut une quarantaine de minutes, en temps normal, pour se rendre sur la colline de Reyfoun, au nord-est. C’est la région de la Montagne, celle du Mont-Liban. Et, comme son nom pourrait l’indiquer, c’est la colline royale, celle de paysages enivrants qui vous émerveillent parce qu’ils alternent les vues plongeantes dans les gorges verdoyantes, et les vues miroitantes, quant au détour d’un lacet vous apercevez, une étendue bleue : la mer Méditerranée. Au sommet de la colline, la famille Sfeir s’est établie depuis plusieurs générations. C’est l’ancrage, le havre de paix, le berceau familial. L’endroit que nous allons fouler est sacré. Les racines de cette famille maronite, qui a donné au Liban des moines, des prêtres, des évêques, des cardinaux et des patriarches, y plongent profondément. Une famille généreuse qui a œuvré au service du Liban, en tant que banquiers, entrepreneurs et industriels.

Nous arrivons sur les hauteurs. Joe Hatem, un entrepreneur en informatique, proche de la famille Sfeir, du frère d’Henri, de Raymond qui est décédé en 2017 et qui avait été le président des EDC-Liban (Entrepreneurs et Dirigeants Chrétiens), après avoir roulé sur les chapeaux de roue, dans sa petite voiture décapotable, ralentit et s’arrête devant le grand portail du domaine. Le gardien sort de sa guérite et ouvre. Il ouvre sur un monde des plus merveilleux fait de parc, de fleurs, d’arbres centenaires, de rochers millénaires. Son domaine est magnifique, à la fois cristallin, rocheux, mystérieux. Il serait même mystique. En tout cas, il est une forêt, un bois, un buisson, où se mêlent quelques cèdres, des pins d’Alep, des pins parasol, des caroubiers, des micocouliers, des arbres fruitiers, des lauriers, dont les fleurs explosent en couleurs et en senteurs. Tous vos sens sont en éveil. Joe Hatem s’arrête dans le virage : « Humez ce parfum d’oranger, c’est incroyable, non ? »

Un domaine des mille et une nuits

La veille, Henri Sfeir a reçu dans son immense propriété de 6 hectares, 200 invités triés sur le volet. Les services d’ordre étaient sur le qui-vive, avec des militaires en armes. C’est qu’à cette soirée-là, le vieil homme de 86 ans, accueillait un ancien président de la République du Liban, Amine Gemayel, et le patriarche de l’Eglise Maronite d’Antioche et de tout l’Orient, Bechara Boutros Rahi. Il y avait, également, des ministres et d’autres évêques. Du côté des ministres, il faut noter la présence du ministre des Affaires sociales, Hector Hajjar. « Les femmes étaient représentées, il y avait par exemple, l’une des administratrices du Groupe ABC, qui s’appelle Diana Sfeir, la sœur d’Henri », raconte Joe Hatem qui faisait partie des invités. ABC ? C’est l’équivalent, au Liban, des Galeries Lafayette. Un groupe familial, fondé par Maurice Fadel, dont l’épouse est Diana, devenue veuve. Il a été dirigé par leur fils, Robert, entre 2009 et 2017.

La villa d’Henri Sfeir est un véritable palais des mille et une nuits. « Il fait plus de 5 000 m2 », indique le vieux lion, qui nous reçoit dans son immense bibliothèque où sont rangés près de 10 000 livres. Un salon-bibliothèque des plus précieux, où un premier tableau sur la grande cheminée attire le regard du visiteur. « Vous vous intéressez à la peinture ? Le peintre voulait faire mon portrait, mais, je lui ai dit de représenter, plutôt, Don Quichotte », sourit-il. Sur un autre pan de mur, le Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry, dont nous fêtons cette année les 80 ans de sa publication à New-York, est clairement affiché. D’ailleurs, Henri Sfeir ressemble étrangement à Saint-Ex. Il a gardé son esprit d’enfance.

Sa villa est un musée, un trésor. Tout y est précieux. Il y a reçu le monde entier, comme le Pape Jean-Paul II. Il garde pour ce-dernier une grande affection. C’était en 1997, les 10 et 11 mai. A Beyrouth, le pape avait réuni près d’un million de personnes. C’est à ce moment-là, qu’il avait dit : « Le Liban est un message ». Il y évoquait le « vivre-ensemble ». Thème cher au cœur d’Henri.

Henri Sfeir, le vieux lion des affaires

Quand il voit le jour, le 16 février 1937, il est l’aîné d’une fratrie de six enfants : Henri, donc, Raymond, Laure, Violette, Norma et Diana. En 1937, le Liban n’a pas encore recouvré son indépendance. Il est sous mandat français depuis 1920. L’indépendance aura lieu en 1943. Le Liban aime la France, et c’est réciproque depuis…les Croisades.

Dans sa bibliothèque, qu’il affectionne particulièrement, et qu’il connaît sur le bout des livres, il parle sans s’arrêter de ces auteurs qui ont bercé son enfance : Ernest Renan, Lamartine, Victor-Hugo, etc.

C’est un homme libre qui évoque son passé et la situation actuelle de crise. Pêle-mêle, comme dans un tableau de Picasso, il parle, d’abord, de l’actualité politique internationale et du président de la République Emmanuel Macron : « Aujourd’hui, il envoie Jean-Yves Le Drian au Liban. Mais, il oublie une chose, c’est que le général de Gaulle, quand il est venu la première fois au Liban, a dit : “ Je voguais vers l’Orient compliqué avec des idées simples ”. » Le Liban serait-il un pays compliqué, complexe ?

On ne peut pas l’arrêter. Henri Sfeir évoque le gouvernement libanais, dont l’exercice est « illégal dans le sens où il est démissionnaire depuis les élections du Parlement [2022] ».

C’est clair, la politique lui colle à la peau. Mais, avant cette vie dédiée à la politique, il a, d’abord, démarré une vie dans l’industrie et l’entrepreneuriat. Ingénieur des Ponts-et-Chaussées, il devient un grand industriel, puis, un grand entrepreneur. En 1961, il démarre comme ingénieur dans une compagnie d’eau : la Litani River Authority. « J’ai été nommé chef d’aménagement du barrage du Litani. » Il a sous sa responsabilité les questions d’assainissement, de drainage. Il développe, également, toute l’activité d’électricité hydraulique. Et, deux ans après, il lance sa première société : une usine de sel. Ensuite, il accélère et ouvre une société dans le BTP. Ses journées sont bien remplies. En 1973, il investit et rachète les actions de ADCOM Bank, dont il devient le président.

Des affaires à la politique, mode d’emploi

En 1992, il lance son média ICN, Independent Communication Network, qui « a eu un grand succès, comme mon journal, d’ailleurs. Mais j’ai dû les fermer pour des raisons politiques. » Ses succès entrepreneuriaux et médiatiques sont remarqués et soutenus par une grande partie de la population. La politique l’attire de plus en plus : « Je me suis lancé en politique car il y avait un énorme vide. Les politiques étaient décevants. J’ai, toujours, fait la différence entre un homme politique et un politicien. Le Liban manque d’hommes d’Etat ». Sa réussite financière lui donne les moyens de répondre aux besoins de son pays et de se présenter à la députation. Il sera élu. Le Liban a-t-il trouvé son homme d’Etat ?

Il s’arrête. Allume une Gitane : « Ce ne sont pas les mêmes qu’en France », s’amuse-t-il à dire. Il reparle de la venue de Jean-Yves Le Drian : « La question pour Le Drian est la suivante : comment satisfaire l’Arabie Saoudite tout en ne fâchant pas le Hezbollah ? ». Question d’actualité, essentielle, mais épineuse.

Le vieux lion, qui est devenu multi-millionnaire, a le regard à la fois triste et combattif. Il revient sur ses années passées à servir le pays.

Les eaux troubles de la politique

Il commence par raconter une anecdote de 1987. « Un jour, j’ai été invité à déjeuner à l’Elysée. Et, à un moment donné on me raconte que Monsieur Hariri [qui deviendra Premier ministre du Liban à deux reprises avant d’être assassiné le 16 février 2005, par un attentat au camion piégé qui a fait 20 morts et plus de 200 blessés] avait envoyé en France 11 000 étudiants à ses frais. Il a eu, ensuite, un contrôle inopiné des douanes françaises. J’ai alors demandé toute simplement à mon interlocuteur : Pourquoi ? A table, j’étais à la droite de Danielle Mitterrand, qui pose délicatement sa main sur la mienne. Ce qui voulait dire : “ Taisez-vous tranquillement. ” » Plus tard, par son directeur de Cabinet, elle lui fait remettre un dossier compromettant sur Rafic Hariri. Ce-dernier sera nommé à cinq gouvernements successifs entre 1992 et 2004. Il deviendra même à deux reprises Président du Conseil des ministres (1992-1998 et 2000-2004). On connaît la suite, son attentat.

Le vieil homme a gardé une très bonne mémoire. Car, là, assis sur son fauteuil, sa canne posée à côté de lui, qu’il écarte soigneusement pour qu’elle ne soit pas prise en photo, il raconte ses combats. C’est un résistant : « Effectivement, il a été élu [Rafi Hariri], malgré mes alertes. Et, j’ai été le seul à le combattre. C’est lui, en envoyant ses forces de police, qui a fait fermer ma télévision et mon journal. » Nous sommes en 1993. C’est le temps du combat des chefs.

La France et le Vivre-Ensemble

Il évoque, de nouveau, la France, dont il est nostalgique. Il se souvient du Paris des années 50, et de sa douceur de vivre. « On oublie, mais, contrairement à ce qu’a fait croire Mai 68, il y avait beaucoup de libertés en France. Nous étions au large. » Il parle de la Francophonie et de ses vertus de fraternité, de liberté et de paix. Il se rappelle de la Sorbonne. Du tout Paris qui débarquait le temps des vacances sur les plages libanaises de la douce Méditerranée. C’était le temps de l’insouciance. La diaspora francophone avait rendez-vous avec ses racines libanaises. Et, la Francophonie était la bienvenue. « Toujours ! »

Il boit son café et revient sur le vivre-ensemble : « Il s’agit moins de vivre avec que d’être bienveillant et convivial, fraternel… » Tout un programme !

Tous les grands sont passés chez lui, à Dar al Tallé. Tous sont venus écouter son grand projet pour le Liban : le Vivre-Ensemble. Ce sujet lui tient à cœur. Tellement à cœur, qu’il a rencontré mère Teresa et le pape Jean-Paul II (encore lui). Fervent maronite, ces deux saints sont devenus ses références. Il les affiche dans son immense hall décoré de bois rares et de tableaux, qui invitent à l’élévation de l’esprit.

« Je n’ai pas réussi en politique »

Comme dans une litanie, il parle de son plus grand échec : « Je n’ai pas réussi en politique. Un entrepreneur est de passage. Une fois que j’ai gagné beaucoup d’argent avec mes entreprises, j’ai acheté la majorité d’une banque et je suis devenu président de banque. Elle n’existe plus. J’ai fait de la politique, mais, je n’ai pas réussi, car j’avais contre moi et la puissance d’Hariri et les Syriens. Un entrepreneur est de passage. Certes, il laisse des traces. Mais un politique, un vrai, il laisse une histoire… »

Il est, néanmoins, le leader de sa région et le porte-parole de beaucoup. Mais cela ne lui suffit pas. Un jour, il fait un rêve : celui de devenir Président de la République du Liban. Aujourd’hui, son rêve appartient au passé. Il ne s’est pas réalisé.

La conversation avec le vieux lion, serial entrepreneur et bienfaiteur au cœur d’or, se termine. Il se fait tard, la nuit commence à tomber. Elle tisse ses premières étoiles. Le ciel change de couleur.

Un croyant et un écrivain au cœur d’or

Au cœur de son domaine se trouve, certainement, son plus beau trésor : sa chapelle privée. Etonnant de l’apercevoir à l’entrée, presque cachée, et de la découvrir nichée entre ses rochers. Elle est splendide, faite de béton et de calcaire, de roche et de granit. Les grandes baies vitrées lui apportent beaucoup de luminosité. A l’intérieur, on se croirait dans une grotte. La roche y est apparente. Elle suinte presque. Cette chapelle ressemble à un berceau, l’eau y coule. On se croirait dans une cavité du Jourdain, en Judée. Le Liban est une terre sainte, une terre promise. « Oui, la chapelle, j’ai voulu la construire. C’est une partie de mon cœur, de ma vie. Prier, c’est bien. Mais, il faut agir, car tant que l’on n’a pas réalisé les choses, on est rien. »

Il s’arrête, l’émotion le reprend. Il rallume une cigarette. Il parle de ses pamphlets politiques, de ses romans. « J’en ai écrit neuf », soupire-t-il. En 1995, il publie “ Nida’ Al Kalimat ”, une sorte de dictionnaire politique. 20 années plus tard, il publie ses essais politiques et ses recueils d’articles, de conférences et de discours. Puis, en 2014, son premier roman “ Ashnar ”.

Le vieux lion est fatigué. C’est un vieux lutteur, qui est là. Un vieux monsieur aux allures de petit prince.

Un Président pour le Liban

Son plus grand chagrin ? Son épouse, Katia, qui s’est éteinte le 1er juillet 1991, à Paris, à la suite d’une longue maladie. Henri Sfeir n’a pas de descendance. Il espère ouvrir bientôt sa fondation qui continuera ses œuvres. Pour le Liban ! Pour le Nouveau Liban, qu’il aspire de toute son âme. Un Liban aimé et non convoité, un Liban développé et non en crise, un Liban libre et non influencé. Un Liban fraternel.

Quand on le regarde, dans sa solitude, on perçoit à la plissure de ses rides et de ses yeux fatigués, la douleur de l’être aimé qu’il n’a jamais oublié. Comme il a dû pleurer…

Nous refermons doucement la porte de sa bibliothèque. Son parc aux mille essences s’offre de nouveau à nous. Joe monte dans sa décapotable. L’air frais parfumé nous enrobe. Au-dessus de nos têtes, les étoiles scintillent de plus en plus. Pas l’ombre d’un nuage. Avant de passer les grilles de ce domaine merveilleux, nous nous arrêtons devant une statue : celle de Tanios Chahine, qui a vécu à la fin du 19è siècle et qui était le révolutionnaire de Reyfoun. Un héros, un résistant au cœur d’or ! Entre 1858 et 1861, il est à la tête d’une révolte, d’une mini-révolution de paysans maronites contre le système féodal, ottoman de l’époque.

Henri lui ressemble. Plus qu’un symbole, ces deux hommes réunis sont un seul et même signe pour le Liban d’aujourd’hui en pleine crise. C’est certain, il manque un homme au Liban. Un Président pour demain !    

Reportage réalisé par Antoine BORDIER


Vous aimez ? Partagez !


Entreprendre est un média indépendant. Soutenez-nous en nous ajoutant à vos favoris Google Actualités :

Publiez un commentaire

Offre spéciale Entreprendre

15% de réduction sur votre abonnement

Découvrez nos formules d'abonnement en version Papier & Digital pour retrouver le meilleur d'Entreprendre :

Le premier magazine des entrepreneurs depuis 1984

Une rédaction indépendante

Les secrets de réussite des meilleurs entrepreneurs

Profitez de cette offre exclusive

Je m'abonne