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En Arménie, les touristes reviennent… malgré les bombardements près du lac Sevan

Copyright des photos A. Bordier et A. Chobanyan

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De notre envoyé spécial Antoine Bordier

Ah, ce joli mois de mai que chantaient Aznavour et Bourvil. Ils auraient pu le chanter, ici, en Arménie, autour de cette mer intérieure, guidée par Aelita Chobanyan, la fondatrice de l’agence de voyage Rubentours. Le tourisme est en pleine croissance, alors qu’il y a une semaine, le jeudi 18 mai, l’Azerbaïdjan bombardait, une nouvelle fois, les abords du village de Sotk, au sud-est du lac. Reportage en immersion.

Aelita Chobanyan est une jeune épouse et mère de famille. Elle est courageuse et talentueuse. C’est une cheffe d’entreprise, qui fourmille d’idées. Son énergie pétille, alors qu’il y a deux ans, le 15 octobre 2020, elle a failli perdre son mari, Nver, un guide de haute montagne. Quelques jours auparavant, le 27 septembre, Nver et ses amis se sont réveillés en sursaut. Ilham Aliev, le président de l’Azerbaïdjan, a déclenché le début d’une nouvelle guerre (la 3è en trente ans) contre cette enclave arménienne du Haut-Karabakh. Elle est peuplée de 150 000 personnes.

Pour bien comprendre, il faut se replonger dans les années 90. Le 2 septembre 1991, le Haut-Karabakh déclare son indépendance en pleine implosion de l’ex-URSS. Les anciens satellites, comme un jeu de dominos, sont tombés les uns après les autres. A l’intérieur de ces ex-satellites se trouvent des enclaves ethniques. Elles, aussi, veulent leur indépendance. Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est un droit fondamental, reconnu internationalement. Il est inaliénable. Mais l’Azerbaïdjan, qui n’arrose pas encore de ses pétro-dollars une partie de la classe politique occidentale, ne l’entend pas de la même oreille. Dans ses écoles, ce voisin belligérant inculque la haine de l’Arménien et réécrit l’histoire à sa façon. Les Aliev, famille autocratique au pouvoir depuis deux générations, ont décidé d’éliminer par le sang toute velléité d’indépendance. Entre 1991 et 1994 commence, alors, une première guerre que gagnera, difficilement, l’Arménie. Puis, fort de cette victoire, le Haut-Karabakh devient la République (non reconnue internationalement) d’Artsakh.

Ilham Aliev, qui a succédé à son père et qui fêtera ses 20 années au pouvoir le 31 octobre prochain, modernise son pays à marche forcée. Il ouvre grandes les vannes des énergies fossiles à l’exportation. Il muselle toute opposition interne et investit à fond dans son armée. Il la modernise, car il veut sa revanche. Aidé de la Turquie et d’Israël, avec le blanc-seing de Vladimir Poutine, il déclenche cette guerre contre le Haut-Karabakh, ce 27 septembre 2020. Sur ces montagnes qu’il connaît par cœur, Nver et ses amis sont au contact. Ils sont bombardés par le drone qui les a ciblés. Il y aura un mort et des blessés, dont Nver. C’est dans ce contexte familial où le pire est survenu, qu’Aelita Chobanyan, femme-courage, continue son ascension dans le monde du tourisme, qui est en pleine expansion.

Des touristes en Arménie

« Oui, le tourisme est en pleine croissance. Depuis la guerre en Ukraine, nous avons vu arriver entre 100 et 150 000 Russes, qui se sont installés chez nous. Ils aiment beaucoup l’Arménie. Notre pays est une valeur sûre pour eux. La guerre en Ukraine a précipité leur venue. Ils aiment nos lacs, nos montagnes, nos vallées verdoyantes, qui ressemblent par certains endroits à des petits villages suisses. Ils aiment notre peuple pacifique. » Alors que des paysages époustouflants défilent, alternant au premier plan les abords du lac Sevan, la ville du même nom, et les montagnes chapeautées de neige au loin, notre altitude tutoie les 1909 m. Il fait 3°C dehors. L’appel au grand large vers l’Arménie a sonné. Et, nous sommes bien au mois de mai.

Exceptionnellement, en 2022, selon le Comité du Tourisme, l’Arménie a accueilli deux fois plus de touristes qu’en 2021, soit près de 1,7 million de Russes, de Georgiens, d’Iraniens, d’Américains, de Français et d’Allemands. « Nos chiffres, pour ce mois de mai, sont à la hausse de plus de 30% par rapport à l’année dernière », explique un représentant de ce comité.

Faute de moyens, le gouvernement de Pachinian III pourrait faire deux fois plus et accueillir l’équivalent de sa population de 2,8 millions d’habitants. Il est, d’ailleurs, étonnant que le budget consacré au tourisme ne représente que 2,5 millions d’euros. Petit, il a été, néanmoins, augmenté.

Par rapport aux années précédentes, il a, déjà, doublé. Aelita en est persuadée : « Le tourisme est vital pour l’Arménie. C’est une vraie richesse. Nous recevons beaucoup d’Allemands et de Français. Il y a, également, la diaspora arménienne qui fait son retour en force. Le potentiel touristique en Arménie est énorme. Notre pays est magnifique, il attire, mais nous avons besoin d’investir dans nos infrastructures routières et hôtelières. Et, cela ne peut se faire que par l’Etat. De plus, nous avons besoin de paix…durable. L’Azerbaïdjan doit nous laisser en paix. Les bombardements nous inquiètent. Mais, ils ne nous empêchent pas de nous développer. Au contraire. »

Aelita s’est spécialisée dans l’accueil de groupes germanophones. Cette année, avec Nver rétabli, ils vont continuer à offrir des excursions en montagne, autour du lac Sevan, et dans le nord de l’Arménie. C’est là, aux abords de la Géorgie que plongent les racines familiales d’Aelita.

Le trésor bleu d’Arménie

Faire le tour du lac Sevan ne s’improvise pas. Il faut compter une journée entière. Le mieux serait deux ou trois jours, avec une nuit passée à Sevan et une autre à Vardenis. Sevan est une véritable station balnéaire, avec ses petits et grands hôtels, ses magasins pour touristes, ses associations sportives, ses clubs de loisirs aquatiques et ses restaurants où le poisson du lac abonde. C’est le plus grand lac d’Arménie. Il est presque trois fois plus grand que le célèbre lac Leman, en Suisse. Le premier fait plus de 1 269 km2, quand le second a une superficie de 581 km2. Ils sont pratiquement de longueur équivalente (78 et 73 km). Seule leur largeur diffère de façon significative (56 et 14 km). Ce qui est remarquable, c’est que le lac Sevan conjugue deux caractéristiques à la fois : il est l’un des plus grands et l’un des plus hauts du monde.

Aelita vient de sortir du 4×4 arrêté sur la péninsule, qui surplombe naturellement le lac. Dans la voiture, elle a évoqué une partie de sa vie. La quarantaine passée, elle est née dans le nord de l’Arménie, dans la région de Lori, à Metsavan. « Ma famille est originaire de l’Arménie occidentale, près du lac Van, dans la Turquie actuelle. Après le génocide, mes ancêtres, qui ont survécu, sont venus s’installer-là, près de la frontière avec la Géorgie. Mes parents étaient des enseignants, des intellectuels. » Avec ses deux frères et sa sœur, elle représente celle qui entreprend pour son pays dans le domaine du tourisme. Elle se transforme en guide pour expliquer la richesse du lieu où elle se trouve.

Le monastère de Sevanavank

C’est un vrai bijou patrimonial qui domine le lac. Elle s’y est rendue plusieurs fois l’année dernière, avec une partie de ses 200 clients. « Ici, vous avez un vrai trésor à la fois patrimonial, religieux et touristique. Regardez ces vieilles pierres et ces deux églises qui surplombent le lac. Ce sont les vestiges de l’ancien monastère. Vous êtes en fait sur une île, qui s’appelait jadis l’île aux oiseaux. » L’endroit est, en effet, incroyable. L’île est devenue une péninsule, à la suite de la décision des soviétiques de baisser le niveau du lac d’une vingtaine de mètres, dans les années 30. A l’époque, il s’agissait de favoriser l’énergie hydroélectrique. Cette décision a été une catastrophe écologique, grandeur nature. Dans les années 80, 90 et 2000, les gouvernements successifs inversent la tendance, le lac se remplit de nouveau, mais ne retrouve pas son niveau d’origine.

Quoiqu’il en soit, ce jour-là, dans l’enceinte du monastère, des touristes espagnoles ont fait le déplacement depuis Madrid. Elles sont, particulièrement, intéressées par ces deux petites églises : sourp Arakelots (l’église des Saints-Apôtres) et sourp Astvatsatsin (l’église Sainte-Mère-de-Dieu). Elles sont émues. Et, ne s’en cache pas : « Avez-vous vu la petite porte d’entrée de l’Eglise ? Et, cette croix ? Elles sont magnifiques. » La porte est, en effet, un véritable trésor. Même si elle est une copie de l’originale qui date du 12è siècle.

En venant en Arménie, le touriste visite un vieux pays chrétien. « L’Arménie est le premier état chrétien du monde, explique Aelita. Les Arméniens se sont convertis au christianisme en l’an 301. Nos églises sont la mémoire vivante de ce temps-là. Nous sommes restés fidèles à notre foi, jusqu’à aujourd’hui, malgré les persécutions et malgré le génocide. »

Des bombardements autour du lac ?

Après Sevan et ses premiers touristes qui déambulent dans les boutiques de souvenirs, le tour du lac avec Aelita continue. Les villages se font plus rare, au nord et à l’est du lac. La nature devient plus sauvage, avec en arrière-plan toujours ces montagnes caucasiennes, qui se dressent fièrement. Le ciel s’assombrit, les nuages se multiplient, la brume s’épaissit. Une course céleste se lance entre ces éléments qui chevauchent les douces pentes neigeuses des montagnes. L’Azerbaïdjan n’est pas loin.

A certains endroits, la frontière est, même, à une vingtaine de kilomètres. Le 4×4 roule sur la M14. Sur la droite, des anciens complexes touristiques de l’ère soviétique, tombés en désuétude, ressemblent à des décors de cinéma à l’abandon, en carton-pâte. Aelita s’arrête à Areguni, un petit village des bords du lac. Elle retrouve Armen, l’épicier du village qui s’entretient avec un client. Son épicerie est remplie de victuailles. Il est serein. « Non, je n’ai pas peur des bombardements de l’Azerbaïdjan. Car les bombardements sont limités aux environs de Sotk. Nous ne risquons rien, ici. »

A travers ses propos, on comprend qu’Armen ait l’âme d’un résistant. Emane de lui une force tranquille, une vraie résilience. « Oui, ajoute Aelitia, les bombardements existent. Il y a eu des morts de chaque côté début mai. Les Azéris veulent prendre possession de tout notre gisement aurifère, près de Sotk. C’est scandaleux et c’est intolérable. Mais, cela ne nous empêche pas de vivre. Nous faisons plus attention que d’habitude. Et, nous évitons cette région. »

Depuis sa victoire sur le Haut-Karabakh, lors de la guerre de 44 jours, l’Azerbaïdjan, soit de façon épisodique, avec ses snipers, soit de façon récurrente, avec ses mortiers, agresse l’Arménie. Déjà en 2022, elle a grignoté (envahi) 200 km2 de terres souveraines arméniennes, sur une ligne qui part de Sotk jusqu’à Goris.

Tourisme à Vardenis

Nous nous arrêtons à Vardenis, dans le sud-est du lac. Nous sommes dans la région de Gegharkunik. Erevan est à 169 km. C’est la ville principale avant Sotk, à une dizaine de km au nord-est. La ville de 12 000 habitants est très pauvre. En 3 ans, elle a perdu 1 000 habitants. Elle paraît abandonnée. Les routes sont défoncées. On se croirait dans une petite ville du tiers-monde. La principale richesse de cette ville, qui semble vivre au ralenti ou avoir fait un arrêt sur image depuis la fin des années soviétiques – « certains regrettent cette période, souligne Aelita, car tout le monde avait du travail et vivait convenablement » – est l’agriculture (80% de l’activité), l’industrie minière et le tourisme.

Au loin, sur cette route de boue, un vélo attire notre attention, alors que la pluie redouble d’intensité. « C’est Artem Barseghyan. Il nous attend. » Aelita descend du 4×4 le salue et remonte. Nous le suivons à travers les dédales de rues grisâtres. La pluie diminue. Il s’arrête devant un portail en fer. « Soyez les bienvenus chez nous. Je vis avec ma maman qui travaille encore comme enseignante, et j’ai ma maison d’hôtes juste à côté. Moi-aussi je vis du tourisme. Je travaille souvent avec Aelita. » Son français est plus que parfait !  

Artem est natif de Vardenis. Il est inquiet de la situation actuelle et des bombardements dans les environs de Sotk. « A vol d’oiseau, nous sommes à 15 km de la frontière. Nous nous sommes habitués à cette situation. Cela ne veut pas dire que nous sommes résignés. Au contraire, nous sommes prêts à nous défendre. Nous sommes bien protégés. Ici, nous n’avons pas été bombardés, mais les villages autour oui. »

Malgré cette menace, Artem continue à développer son activité dans le tourisme. « Ici vous êtes au cœur du tourisme. Vous avez tout : le soleil (sauf aujourd’hui-rires), la mer (le lac) et les montagnes. Nous avons juste besoin de paix… »

Vers Sotk, cité interdite

Artem nous parle de son site internet, https://guesthousevardenis.weebly.com, qu’il est fier de nous présenter. Il y a même une page en français. Puis, il reparle de Sotk. « Si vous avez les autorisations de la sécurité intérieure, vous pouvez vous y rendre. » Avant de quitter Artem et sa maman, il évoque son travail à la mairie de Vardenis. Et son activité dans le tourisme. Il accueille chaque année entre 200 et 300 touristes. L’année 2022 a été une très bonne année, « surtout après le Covid ». L’année 2023 est plus compliquée. Sa maison d’hôtes qu’il nous fait visiter est pour l’heure vide. Equipée avec du mobilier traditionnel et bénéficiant des dernières technologie (celle du WiFi) , elle peut accueillir une demi-douzaine de personnes, au minimum.

La visite terminée, nous quittons ce gentleman à bicyclette, dont l’expression est particulièrement affable. 

Nous repartons en direction de Sotk. Nous n’avons pas d’autorisation. « Ne dites pas que vous êtes Français », conseille Aelita. Le 4×4 sort de Vardenis. Nous croisons des écoliers. Nous ne sommes pas seuls sur la route.

A 5 km de Sotk, sur la droite un barrage de militaires et de policiers nous fait signe de nous arrêter. Aelita sort du véhicule et discute avec eux. Elle essaye de prendre des photos en même temps. Impossible. « Nous ne pouvons pas aller à Sotk. Ils ne veulent pas. C’est pour notre sécurité. Ils laissent passer uniquement les véhicules des habitants de la région et de ceux qui vont travailler à la mine » explique-t-elle.

Nous ne pourrons pas rencontrer le maire et son adjoint, Xajakn Mkrtchyan et Ashot Barseghyan. Déjà, il y 8 mois, le 13 septembre 2022, Sotk était gravement bombardée, faisant des morts. Les élus avaient déclaré : « Nous ne quitterons jamais notre terre ». Quant au 4×4, il rebrousse chemin.

Dans le ciel, le vent a chassé les nuages. Le soleil est radieux.

Aelita évoque son agenda et ses projets, pour l’été. « Nous allons accueillir un groupe d’Allemands. Nous les emmenons en juillet sur le mont Ararat. C’est mon mari qui sera notre guide. Il est remis de ses blessures, depuis 2022. » Pour elle et son mari, le tourisme en Arménie a de beaux jours devant lui. Leur amour, leur courage, leur foi, leur dynamisme et leur optimisme déplacent des montagnes, c’est certain. Quelle leçon de courage. Quelle leçon de vie !

Pour en savoir plus : https://www.rubentours.com/

Antoine BORDIER


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