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Lacan vu par Jérémy Berriau

Jacques Lacan

Entretien avec Jérémy Berriau

« Le réel revient toujours à la même place », disait Jacques Lacan. « Le réel est sans double », renchérissait Clément Rosset. Le réel n’est-il pas ce dont on veut se débarrasser, que l’on cherche à tout prix à congédier, parce qu’il y a quelque chose de difficile à admettre la réalité, à accepter le réel selon toutes ses prérogatives ? Que penserait Lacan de notre époque, des néoféministes, du sexisme, du consentement, de la chasse au pères, etc. ? J’ai interrogé à ce propos Jérémy Berriau qui vient de faire paraître un essai sur Jacques Lacan (Lacan, Ellipse, 2023).

Marc Alpozzo : Vous êtes professeur agrégé de philosophie, et vous proposez un essai exigeant, qui essaie de relire un roman de la psychanalyse, celui de Lacan. Ne doit-on pas être en analyse finalement pour comprendre Lacan ? Je me souviens d’un ami lacanien qui prétendait que lire Lacan en philosophe était aussi utile que de boire de l’eau de mer pour étancher sa soif. Vous l’abordez en philosophe ou en psychanalyste ? Peut-on donc l’aborder en philosophe, c’est tout du moins le titre de la collection qui accueille votre texte, et ne pas trahir pour autant Lacan ?

Jérémy Berriau : Je répondrais que de bonne foi, je n’en sais rien, si j’aborde Lacan en philosophe ou en psychanalyste. Mais en professeur, certainement : j’ai essayé de me débrouiller comme je le pouvais avec une parole, une écriture et une pensée redoutables de complexité, dont le caractère génial m’a cependant immédiatement frappé. Et c’est le résultat de ce “débrouillage” voire “décryptage”, que j’ai tenté de mettre en forme et de communiquer dans ce livre certes exigeant, mais qui se veut clair et accessible.

Quant à savoir s’il est sacrilège d’emprunter Lacan aux sectateurs de la psychanalyse, pour l’inscrire provisoirement dans l’histoire de la philosophie, je laisse répondre les puristes que cette question passionne. Je constate seulement qu’hormis Freud, et peut-être davantage que les théoriciens postérieurs de la psychanalyse, les philosophes constituent une référence majeure et continue pour Lacan. Or, s’il a éprouvé le besoin d’entretenir ce dialogue certes houleux mais constant avec la tradition philosophique, qu’il connaissait d’ailleurs très précisément, c’est à mon sens parce qu’il y cherchait des outils conceptuels que le corpus psychanalytique classique ne pouvait pas lui fournir pour positionner et résoudre certains problèmes surgis à l’intérieur de sa pratique d’analyste.

Réciproquement, Lacan a fortement et irréversiblement marqué de son empreinte certaines notions philosophiques majeures, comme le sujet, l’Autre, le discours et bien sûr le désir. De sorte que passer au crible de l’intelligibilité philosophique l’oeuvre lacanienne, trop abusivement réputée obscure et baroque, me semble une trahison vénielle, et bien plutôt une manière de perpétuer et transmettre sa vérité au-delà des chapelles disciplinaires. 

M. A. : Lacan se prétendait freudien, mais tous ses disciples sont devenus lacaniens, souvent d’obscurs psittacistes. Si on devait considérer Lacan comme un philosophe, je dirais alors qu’il est un philosophe du désir. Pourtant, le désir de Lacan n’est pas celui de Spinoza, ni de Schopenhauer ou de Rosset. Êtes-vous d’accord ?

J. B. : Oui, Lacan se voulait freudien, et il décourageait ses disciples qui se revendiquaient lacaniens. “Faites comme moi, mais ne m’imitez pas”, disait-il encore. Or qu’a-t-il fait, en réactualisant Freud, sinon gentiment le trahir et lui faire un enfant dans le dos ? Lacan s’est rendu digne de l’héritage freudien non pas en le recevant passivement, mais en se l’appropriant de manière inventive. Vous avez évoqué votre ami lacanien, qui comparait à un supplice tantalien le fait de lire Lacan en philosophe, c’est-à-dire en étant animé d’une bonne volonté de comprendre.

Mais “gardez-vous de comprendre ! ”, avertit très souvent Lacan, notamment à l’intention des philosophes dont cette volonté vertueuse procède en fait d’un désir de maîtrise. Car le fil que Lacan donne à retordre, c’est celui du désir, de cette expérience du manque et de la non-maîtrise, à laquelle il nous confronte par des paroles cryptiques et des écrits abscons, en nous rappelant à notre condition de “parlêtres” assujettis au langage. Lacan nous enseigne que le désir ne saurait être éduqué, domestiqué, maîtrisé…

Mais qu’il n’est pas non plus une puissance autonome, source de joie active, comme pour Spinoza ou à certains égards Rosset. Et si le désir est affecté d’un manque radical, comme pour Platon ou Schopenhauer, il ne saurait non plus être soumis à une réalité ou une faculté supérieure, comme la Raison ou la Volonté. Il est l’expérience, inéluctable et définitive, d’un ratage du réel, propre à l’être parlant qui a tendance à se payer de mots plutôt que de saisir la chose. 

M. A. : Rosset dénonce Lacan, dans un tout petit livre, En ce temps-là (Minuit, 1993), où il montre que Lacan est lui aussi un double du réel, puisqu’il prétend nous amener à coïncider avec notre vrai moi, alors que c’est parfaitement impossible.

J. B. : Le rapport de Lacan et de Rosset est difficile à définir. Ils partent apparemment d’un constat similaire, celui de la fuite du sujet devant le réel ; mais ils ont des raisonnements assez peu comparables ; et en même temps leurs conclusions ne sont, dans l’esprit, pas si divergentes. Je n’ai pas lu En ce temps-là, mais si je me fie à votre lecture, j’objecterai que Lacan n’a jamais appelé les sujets à coïncider avec leur “vrai moi”. Bien au contraire, pour Lacan, le moi est essentiellement une illusion, une projection névrotique ordonnant le chaos de la vie psychique, une fiction destinée à unifier le “morcellement primitif” du sujet.

Or, selon lui, ce “morcellement primitif” est justement le réel, source d’angoisse, dont le sujet se défend par des constructions fantasmatiques. Et ces fantasmes, récits imaginaires, constituent par opposition la réalité, fictive et artificielle, faisant écran au réel, dans laquelle vit le sujet névrosé. De sorte que le désir s’accomplit par des stratégies d’évitement du réel, en se donnant des objets inconsistants, substitutifs, qui ont pour propriété d’insatisfaire le sujet, mais aussi de lui épargner la rencontre douloureuse du réel. En ce sens, le réel est bien cause du désir – c’est la théorie de l’objet petit “a” – dans la mesure même où il n’est pas objet de désir.

Plus explicitement, l’évitement du réel est le ressort essentiel du désir, puisque le désir renaît incessamment du fait même qu’il se porte sur des objets irréels, donc incapables de le combler. C’est pourquoi le désir est manque, au moins en trois sens : il est une insatisfaction toujours renaissante, comme celle du drogué régulièrement en manque de sa substance ; mais il est aussi un processus de manquement ou de ratage du réel, comme lorsqu’on manque par exemple un pénalty ; ce qui permet de le définir, enfin, comme un défaut de réel, une lacune ontologique, qui n’en constitue pas moins l’être même du sujet.

Or, pour Rosset, ces distinctions entre “réel”, “réalité” ou encore “être” sont parfaitement lunaires, de même qu’est suspecte la définition du désir comme “manque” : il y dénonce la marque du “ressentiment” au sens nietzschéen, ou encore de la faiblesse, impuissante à s’élever à la sagesse tragique, à cette “force majeure” capable d’approuver joyeusement la totalité de ce qui existe. C’est que pour Rosset, comme l’a clairement montré Santiago Espinosa[1], le “double” que produit compulsivement la pensée, afin d’esquiver le réel, n’est pas une pensée ou une perception illusoires, mais une illusion de pensée ou de perception. La doublure du réel, selon Rosset, n’a aucune consistance ontologique, c’est tout simplement rien.

Mais pour Lacan, même le rien est encore un signifiant, une matière à analyser. L’anorexique en est l’exemple parfait, qui se prive de nourriture matérielle pour se goinfrer du rien, d’un signifiant pur. Dès lors, la question devient clinique, qui est de savoir s’il est possible de remédier à ce refus du réel.

Rosset rejette tout volontarisme et tout remède, parce qu’il considère que la joie éprouvée au contact du réel est une grâce, qu’on a ou qu’on a pas, donnée ou retirée gratuitement. Lacan, pour sa part, prend acte du fait que la rencontre du réel est avant tout, pour les névrosés, une expérience d’angoisse. Alors l’analyse peut en espérer la guérison mais, il est vrai, seulement “de surcroît”, ce qui personnellement me paraît un autre nom de la grâce… 

M. A. : Il me semble que le Séminaire de Lacan, c’est en fin de compte sa psychanalyse, c’est sa thérapie…

J. B. : Pourquoi pas ? C’est une hypothèse plaisante, dont je vous laisse cependant la responsabilité : que Lacan, paraît-il réputé inanalysable par son propre analyste, se soit efforcé de réaliser sa thérapie personnelle par l’intermédiaire – si ce n’est l’alibi – de son enseignement ! Ce serait de nature à décomplexer, s’il en est besoin, les critiques régulièrement adressées à la psychanalyse concernant sa valeur thérapeutique. On sait que Freud, déjà, s’était autorisé à mener sa propre analyse et celle de sa fille, en contradiction totale avec les principes qu’il avait lui-même préconisés pour la direction de la cure.

Pour ma part, même si j’ai satisfait à plusieurs conditions institutionnelles pour devenir analyste, j’ai abandonné ma cure avant d’être arrivé à son terme dernier, pour la raison que dès son commencement, je n’en étais pas un bon client, parce que j’étais un homme joyeux qui l’est obstinément resté jusqu’à la fin ! Il m’est ainsi arrivé, lorsque je suivais des formations à l’A.L.I., d’envier des collègues chroniquement tristes et déprimés, qui me paraissaient plus légitimes que moi parce qu’ils n’avaient toujours pas terminé leur analyse après 20 ans sur le divan. Et puis j’ai finalement accepté l’idée qu’il existe une joie supérieure, cette “force majeure” dont parle Rosset, pour ou contre laquelle l’analyse ne peut peut-être pas grand-chose.

Or des individus comme Freud ou Lacan m’en semblent éminemment pourvus. C’est pourquoi le Séminaire se présente à mes yeux plutôt comme une fête, de l’âme et de l’esprit, du corps et du coeur. C’est en tant que tel que je l’ai lu, pour m’amuser et méditer, pour rire et m’émouvoir, bref, pour mieux éprouver la joie de l’existence. 

M. A. : Nous sommes dans une période qui questionne énormément son désir. On y parle facilement de « consentement », de « sexisme », j’y vois la question du désir comme validé ou rejeté par l’autre, mais n’est-ce pas finalement des illusions pour la psychanalyse ?

J. B. : Il me semble qu’au contraire de questionner le désir, notre époque prétend le solutionner, et d’une manière qui ressemble plutôt à la “solution finale”. Ou alors, elle le passe à la question, c’est-à-dire le soumet à des maltraitances inquisitrices. Une de ces maltraitances consiste à enfermer le désir dans la littéralité, c’est-à-dire à le confondre avec la demande. Par exemple, au nom du “consentement”, il s’agirait en somme de régresser à quelque chose comme la demande que les adolescents de ma génération formulaient en ces termes : “Est-ce que tu veux sortir avec moi ?”.

Si cette sorte de question est d’un pathétique émouvant quand elle sort de bouches juvéniles, elle devient puérile et ridicule, voire terrifiante, dès qu’elle est supposée régenter toutes les relations érotiques entre adultes, sous la menace de la loi. Vais-je demander explicitement, à ma partenaire, d’accepter de manière formelle chacune des audaces et fantaisies qu’invente mon désir ? Dois-je requérir de sa part une décharge écrite pour lui prendre la main, obtenir un baiser, embrasser sa nuque ? S’il y a peut-être une chance que cela la rassure un temps, il est plus probable qu’elle en éprouve rapidement de l’ennui.

De même que le partage des tâches ménagères ne devient un problème que lorsqu’on ne s’aime plus, les questions de consentement surgissent lorsqu’il n’y a pas de désir. C’est le désir, le critère du consentement, pas la demande. Il existe des mariages forcés, alors même qu’on y a cérémonieusement prononcé un “oui”. Il y a des approbations verbales qu’on arrache, sans qu’ils le désirent, à des enfants qu’on abuse.

Le désir n’est donc pas le problème, mais la solution. Il est la mesure éthique par excellence. Ce qui ne veut pas dire, bien entendu, qu’on puisse comme le pervers s’autoriser unilatéralement de son désir pour enfreindre les règles du respect et de la bienséance envers autrui. Lacan nous enseigne au contraire que le désir ne prend sens et valeur que du point de vue de l’Autre, qui y répond en fonction de son désir à lui. “Le désir est le désir de l’Autre”, affirme-t-il sans ambages. Si je dis à une collègue de bureau, par exemple, que sa nouvelle robe sublime ses formes, il lui appartient en définitive de trancher, selon ce que lui inspire son désir à elle, s’il s’agit d’un compliment amical, d’une invitation sexuelle, d’une demande amoureuse, ou d’une remarque graveleuse et offensante. Son désir définit en retour la nature et la signification du mien, d’être celui d’un sympathique collègue, d’un candidat à la bagatelle, d’un amoureux transi, ou bien d’un pervers potentiellement harceleur et criminel. Il est très facile d’accabler le désir, parce qu’il est entièrement démuni, livré pieds et poings liés à l’interprétation de l’Autre.

Par essence, le désir est trouble, caché sous la demande, crypté dans une énonciation que dissimulent autant que révèlent les énoncés, ce qui le rend propre à favoriser le malentendu entre les sujets et donc entre les sexes. Or les attitudes sexistes, qu’elles soient masculines ou féminines, me semblent procéder d’une impuissance à relever ce défi du désir, consistant à savoir séjourner dans les limbes du non-dit et de l’implicite, du demi-mot et de l’équivoque, du second degré. C’est ce qu’ont en partage le macho et la chienne de garde, le misogyne et la misandre : la lourdeur du premier degré, l’inaptitude à l’humour, le littéralisme désespérant. 

M. A. : Ne peut-on pas dire que cela cache une demande d’amour ? Et si le désir est malmené aujourd’hui par la société contemporaine, c’est parce que l’on malmène l’amour, en réalité, n’est-ce pas ?

J. B. :  Selon Lacan, toute demande est en effet une demande d’amour. Cela remonte aux origines de la névrose. Dès la prime enfance, nous dépendons d’un Grand Autre, père et surtout mère, pour satisfaire nos besoins. Et ces besoins doivent se formuler à travers des demandes, par des cris et des pleurs, autant d’appels à l’Autre qui ne prendront que progressivement la forme d’un langage articulé. Or, l’Autre répond à cette demande en fonction de ce qu’il en est capable de saisir et d’interpréter, donc d’une manière qui ne coïncide pas forcément avec les besoins réels du sujet. Il peut ainsi arriver, par exemple, que maman donne le sein à bébé parce qu’elle croit qu’il a faim, alors qu’il pleure à cause d’une colique.

Ou encore, qu’elle le lui donne alors qu’il n’a rien demandé, parce qu’elle estime qu’il est l’heure de le nourrir ou parce qu’elle-même en a simplement l’envie. Ainsi pour l’enfant, le sein va cesser de se limiter à un organe de satisfaction des besoins, pour prendre le sens symbolique d’un don d’amour de la part de la mère. Si bien qu’à terme, c’est surtout pour recevoir une preuve d’amour que l’enfant demandera le sein, donc non plus par besoin, mais par désir. Or la réponse à son désir dépendra encore une fois du désir de l’Autre, avec l’inévitable malentendu résultant de la barrière du langage. De sorte que ce que je peux au mieux attendre de l’Autre, ce n’est pas la satisfaction de mon désir – ce que Lacan traduit dans la maxime “Il n’y a pas de rapport sexuel” -, mais qu’il satisfasse mes besoins en me témoignant par là son amour. Il apparaît alors que l’amour, si sublime et éthéré soit-il, comme par exemple l’amour de Dieu, a toujours pour fondement la tension organique et l’urgence du besoin : “Donnez-nous notre pain quotidien”.

C’est pourquoi l’amour est, selon Lacan, un sentiment comique, qui consiste dans l’exigence d’avoir un Autre tout à soi pour la satisfaction des besoins élémentaires, avec la contrepartie d’un inévitable ratage sexuel. Il aime à ce propos citer Arnolphe, ce grotesque grigou de L’école des femmes, capable de souhaiter être cocu si c’est la condition pour qu’il conserve l’objet de son amour. Ainsi ce n’est pas pour rien que notre époque, caractérisée par son matérialisme forcené, rivée à la logique utilitaire des besoins, s’acharne en même temps hystériquement à déifier l’amour, tout en perpétuant l’échec sexuel avec une bonne conscience béate. Rions donc du mythe de l’amour pour ridiculiser notre époque et ses puériles vanités. Et appelons de nos vœux un amour authentique fondé plutôt sur le désir. 

M. A. : Cela me fait penser à Schopenhauer et sa métaphysique du désir et aussi aux romans de Houellebecq. Pour résumer, Lacan est pessimiste par rapport à l’amour, qu’il appelle l’amur, d’ailleurs. 

J. B. : Je suis un fervent admirateur de Schopenhauer, et un lecteur passionné de Houellebecq. Mais ils me semblent trop hâtivement réduire le désir au besoin organique, et l’amour à une ruse de l’espèce biologique. Ils évacuent la dimension symbolique, le monde du langage, qui font de la sexualité et de l’amour des faits proprement humains. L’amur, chez Lacan, met en jeu le désir en tant qu’il se heurte à des “murs”, d’abord le mur du langage, bien sûr, de la communication impossible entre les sujets, donc le mur de l’Autre et de son désir inouï, mais aussi les murs de l’asile et de la prison, parce que l’amour rend fou et criminel, et enfin, les murs de la chambre et de l’alcôve, de l’intimité et du secret, qui préservent les amants des présences intrusives, et font d’une relation amoureuse la dernière chose dont un observateur extérieur puisse juger avec clairvoyance et pertinence.

Lacan n’est pas pessimiste concernant l’amour, même s’il refuse tout optimisme naïf ou fanatique à son sujet. Il préconise seulement d’en rire, en sachant rire de soi-même et du ratage sexuel que l’amour organise. 

M. A. : Alors, Lacan et la politique. Nous trouvons aujourd’hui une école de néoféministe qui est entrée en guerre contre le patriarcat, ce n’est pas nouveau j’en conviens, mais qui accusent les hommes d’être dans l’intégralité de la gent masculine des violeurs en puissance ou en acte, avec un soupçon radial formé à l’encontre à la fois du désir des hommes, mais du désir de l’Autre, qu’en pensez-vous ?

 J. B. : Pour ceux de nos lecteurs que les rapports de Lacan avec la politique intéressent, je me permets de renvoyer à ma conférence d’avril dernier, Psychanalyse et politique, maintenant en ligne sur You Tube. J’y essaie de montrer que Lacan a initié une réflexion politique subtile et profonde, qui dépasse dans ses grandes largeurs l’actuel débat politique, dont sans doute un des aspects les plus regrettables, notamment en France, consiste à attiser très artificiellement une mesquine guéguerre entre les sexes.

Pour vous répondre, je soutiendrais un peu malicieusement que ce que vous appelez l’ “école néoféministe” souffre en somme de tout ce qui est “néo” et nouveau à l’école depuis quelques décennies, à savoir le nivellement par le bas, l’égalitarisme, la démagogie consistant à accréditer l’idée qu’à force de bons sentiments “inclusifs”, on peut enjamber l’abîme qui sépare la sottise de l’intelligence. Si bien qu’en matière d’autorités féministes, nous sommes passés de penseurs de premier plan comme Simone de Beauvoir, Julia Kristeva ou Camille Paglia, à des militantes incultes et revanchardes, avides de domination, dont je tairai les noms pour faciliter l’oubli où elles seront très vite légitimement plongées.

Personnellement j’aime la compagnie des femmes, leur conversation, leur acuité, leur courage, tandis qu’à part mes très rares amis masculins, dotés d’une exquise délicatesse, je me liquéfie d’ennui et de malaise au contact des hommes que préoccupent massivement le foot, la Formule 1, le fric, les avancements de carrière, les bagnoles, tout en se plaignant puérilement des femmes qui ont le mauvais goût de ne pas se comporter comme leur mère. Ainsi, sans même év

oquer le scandale des inégalités sociales et salariales mais aussi des violences physiques et psychologiques dont trop de femmes sont victimes, je comprends l’exaspération de certaines d’entre elles à l’encontre de la gent masculine, constituée bien souvent de beaufs vulgaires, égocentriques et vaniteux, dont la domination sur le monde précipite celui-ci à sa perte. Reste que sur cette question comme sur les autres, Lacan se rallie au critère spinoziste de la joie et de la tristesse, ou encore à la problématique nietzschéenne de savoir ce qui, en nous et à travers nous, pense et philosophe : sont-ce nos passions tristes ou joyeuses ? L’aigreur ou l’allégresse ? Le ressentiment ou la belle humeur ? La souffrance ou la puissance ?

Ce que Lacan nomme et vise à travers le “discours hystérique”, c’est ce pli de l’âme qui consiste à ériger sa propre souffrance en autorité suprême, pour juger de tout et de tous, en dressant des tribunaux et en intentant des procès incessants. Non content de se présumer une légitimité transcendantale et une innocence divine, le plaignant hystérique est toujours convaincu qu’un Autre est coupable de son malaise et de son symptôme. Or cet Autre, c’est nécessairement un “dominant” ou supposé tel, que l’hystérique a le fantasme de faire déchoir de sa position. C’est pourquoi Lacan dit que “l’hystérique cherche un maître pour le dominer”. Pour donner un exemple assez conventionnel ma

is qui me semble parlant, j’évoquerais la mégère qui passe son temps à pourrir son conjoint parce qu’il ne sait pas faire une lessive ni s’occuper des enfants, mais qu’elle décourage dès qu’il prend la moindre initiative pour l’aider, l’accusant d’être un incapable et un nul, mais vis-à-vis duquel elle se place en position de subordination du fait même qu’elle finit par exécuter toutes les tâches à sa place. L’hystérique maintient à tout prix le maître en p

osition dominante, pour pouvoir continuer de s’en plaindre et se défausser de la responsabilité de son désir et de son ratage sexuel propres. Une amie écrivain me disait il y a quelques jours qu’elle ne connaissait pas de féministe heureuse. On peut sans doute en dire autant des “masculinistes”, ces emojis récemment décollés de leur console de jeux pour voler au secours d’un ordre viril prétendument en péril. Accuser les hommes en général, ou les femmes en général

, de même que n’importe quelle catégorie abstraite de la population (gays, noirs, blancs, juifs, arabes etc…), d’être coupables de son propre malaise, c’est faire trop d’honneur à l’Autre et s’humilier soi-même, en lui concédant une position de maître du jeu et du désir, qui condamne à ne jouir que de placer cet Autre en accusation. 

M. A. : Il y a une chasse au père aujourd’hui. Le père devient en alternance une mère bien souvent, il se substitue à la mère, sous couvert d’égalité, mais on sait avec Lacan que l’arbre cache toujours la forêt. Mais comment analyserait-il cette haine du père aujourd’hui, comme si tout arrivait par le père, la violence, le mal, la souffrance.. Or si l’on supprime le père, on supprime tout cela. Qu’est-ce que ce bannissement du père, et cette fonction du père que l’on amoindrit, qu’est-ce que cela dit de notre société ?

J. B. : Lacan soutient de manière assez subversive que la critique du patriarcat n’est rendue possible à notre époque que parce que le déclin du père est amorcé depuis bien longtemps. C’est pourquoi Freud, déjà, avait voulu “sauver le père”, entreprise vaine selon Lacan, puisque le père moderne est un père “châtré”, “humilié” comme dit Claudel, incapable de jouer son rôle puisque la mère n’en reconnaît plus la loi et l’autorité. Or, la fonction dévolue au père s’appelle la “castration”, qui ne consiste pas à vociférer et distribuer des beignes en terrorisant tout le monde, mais à assumer la mission civilisatrice par excellence, en apprenant à l’enfant que ses aspirations à la jouissance illimitée et à la toute-puissance doivent être contenues pour laisser sa place à l’Autre, afin que l’Autre et les autres puissent bénéficier d’un espace d’expression pour leur désir à eux.

La fonction du père en tant que “père symbolique”, c’est-à-dire comme représentant de la loi, est donc tout le contraire d’une matrice de brutalité et de violence : c’est l’enseignement des limites à opposer à la jouissance, que celle-ci soit sexuelle ou agressive, la première de ces limites étant l’interdiction de jouir de la mère, c’est-à-dire le tabou de l’inceste, fondateur de la société humaine. D’où, aussi, l’ambivalence des sentiments dont le père est l’objet, voire la haine qu’il peut sourdement s’attirer de la part du petit enfant narcissique et oedipien, dans la mesure où il n’est jamais drôle de se faire refuser quelque chose qui nous plaît ardemment. Certes, la castration peut être vécue comme une violence, violence symbolique s’entend, à laquelle certains rituels religieux comme la circoncision donnent un écho métaphorique.

Mais c’est elle, pourtant, qui rend possible un désir réel, autre que celui de la fusion avec la mère, c’est-à-dire un désir mature et adulte initiant les perspectives et projets d’existence par lesquels l’humanité surmonte son animalité. Or ce que Lacan appelle le “discours capitaliste”, qui domine notre société, repose sur la “forclusion de la castration”, donc sur l’illusion qu’il n’y a pas de limite à la jouissance possible. Et si ces limites se révèlent plus résistantes que prévu, donc entravent la jouissance et son exploitation industrielle, il convient de les dénoncer et de les détruire comme autant de “discriminations” odieuses.

Ainsi la civilisation capitaliste prétend-elle s’édifier sur les ruines de tout ce qui a constitué les civilisations antérieures, à savoir les limites, différences ou “discriminations” qui avaient toujours été admises et maintenues entre enfant et adulte, père et mère, femme et homme, humain et animal, humain et divin, vie et mort… Mais on peut à bon droit se demander si en définitive, une telle civilisation ne s’efforce pas d’abolir la dernière limite qui la sépare de la barbarie pure et simple. 

Propos recueillis par Marc Alpozzo 


[1] Santiago Espinosa, Rosset, philosophe du tragique, PUF


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