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Hélène Rumer, le roman noir coule dans le sang de la famille

Lorsqu’on est la petite-fille d’un grand écrivain de romans noirs, l’excellent Thomas Narcejac, du duo Boileau-Narcejac, il arrive que l’on ait dans le sang le don et le talent de ce grand-père. C’est le cas d’Hélène Rumer qui signe un roman noir à caractère psychologique, Mortelle petite annonce. Rencontre.

Entreprendre - Hélène Rumer, le roman noir coule dans le sang de la famille

Chère Hélène Rumer, votre roman est un roman policier psychologique. Mortelle petite annonce raconte une intrigue du point de vue des différents personnages. Pourquoi ce choix ? On dirait que vous avez choisi l’angle de la caméra suggestive.

Dans ce roman, je me suis attachée à décrire des personnalités et ai tenté d’explorer leur singularité, leur complexité, leurs qualités, leurs défauts, leurs mensonges, leurs secrets ; je voulais montrer ce qui tient du paradoxe et ce qui se loge au cœur de chaque être. J’ai procédé en donnant la parole à chacune et chacun : témoins indirects du drame, membres de la famille, relations, amis, voisins. J’ai délibérément choisi de créer une atmosphère irrationnelle en faisant intervenir les principales victimes du meurtre en état de mort imminente.

J’ai façonné leur personnalité, leur vécu, et ai tenté de décrire qui ils sont dans leur profondeur, avec le souci constant de les faire parler avec sincérité et justesse, et ainsi d’approcher de la vérité… Quelle vérité, me direz-vous ? Celle que chacun détient ou croit détenir. En cela, je me réfère à l’esprit de contradiction qui imprègne le théâtre de Pirandello, à la relativité du langage et de la raison, notamment dans sa pièce Chacun sa vérité (Cosi è [se vi pare]). On le sait, chacun voit midi à sa porte, c’est le cas dans la vie et bien sûr dans ce roman, chacun a sa perception des choses.

J’ai trouvé intéressant de croiser les opinions, les expériences ; chacune (et chacun) détient une pièce du puzzle et porte dans son intériorité une part de vérité avec son regard propre. En cela, effectivement, on peut y voir une forme de « caméra suggestive ». D’ailleurs, de nombreux lecteurs m’ont fait remarquer que ce roman était très « visuel », voire « cinématographique ».

Nous sommes plongés en plein désastre familial. Votre personnage Pierre, le père, est un tyran familial. Alors forcément, on a l’impression que votre roman est très actuel et s’inscrit dans les débats sociétaux à la mode, notamment autour de la masculinité toxique, et les violences faites aux femmes. Est-ce une dénonciation sous- jacente ?

Certes, Pierre, le père de famille, est un personnage sombre ; il se comporte comme un « tyran domestique » ; pour ne rien arranger, il a de nombreux défauts, il boit, il magouille et s’arrange avec la vérité, il a un tempérament de joueur très « borderline » surtout par rapport à la gestion des biens et des finances de la famille, il est très autoritaire et même parfois violent. Pour autant, je n’ai pas construit ce personnage dans le but de dénoncer la violence masculine envers les femmes, encore moins de m’inscrire dans un quelconque courant à la mode.

Ce qui m’importait, c’était de tenter de comprendre comment un être humain parvient à commettre l’impensable. Je crois que tout un chacun peut glisser vers la folie, tout dépend des circonstances, de la succession d’événements plus ou moins tragiques que l’on traverse au cours d’une existence ; l’accumulation de traumas non traités peut un jour déboucher sur un drame, il suffit d’un élément déclencheur pour que la folie surgisse et se traduise par des actes d’une violence inouïe frôlant la barbarie.

Je suis toujours frappée de découvrir des titres surréalistes à la rubrique des faits divers relatant des crimes abominables. La même question se pose à chaque fois : comment de tels drames (familiaux, passionnels ou autres) peuvent-ils avoir lieu ? Les enquêtes dévoilent souvent une réalité tristement banale, celle des drames du quotidien et de la folie ordinaire qui s’est subitement emparée d’un voisin prétendument tranquille ou d’une mère de famille que l’on croyait sans histoire.

Dans Mortelle petite annonce, j’ai délibérément mis Pierre sous pression. Les premiers temps, il fait face en trouvant des solutions, en éludant ou en s’arrangeant. Mais peu à peu, les problèmes s’accumulent comme les nuages au-dessus d’une montagne : son emploi est directement menacé, sa situation financière se dégrade fortement, son banquier le lâche, Marie-Ange son épouse ouvre – enfin ! – les yeux sur ses arrangements hasardeux et pour la première fois, elle se rebelle, se met en colère et exige des explications ! J’ai voulu le pousser à bout, savoir à quel moment il craquerait. D’une manière générale, il s’agissait d’avancer pas à pas et de déterminer à quel moment la folie (c’est bien de cela dont il s’agit) ferait irruption dans un esprit a priori sain. Où se situe le point de bascule ? Difficile d’avoir des certitudes en la matière…

Dans le cas de Pierre, je l’ai confronté à un événement inattendu et particulièrement cruel qui le place face à sa conscience et le renvoie aux conséquences de ses mensonges, de ses actes. Je ne dévoilerai pas ce point de bascule pour ménager le suspense et laisser la surprise aux lecteurs, mais c’est à ce moment précis que tout dérape.

Si l’on extrapole et que l’on essaie de comprendre la violence des crimes qui caractérise nos sociétés occidentales, on voit bien, lors de procès, par exemple, que les magistrats, les juges font appel à des experts psychiatres pour trouver une explication rationnelle aux comportements criminels. Ces hommes de loi « instruisent les dossiers, accumulent les preuves, analysent les faits pour reconstruire l’histoire de ces personnes ayant commis des atrocités ». Dans ce genre d’affaires, on explore les méandres de la nature humaine – souvent sombre voire misérable et apparaît alors une réalité qui dépasse largement la fiction et fait toucher du doigt la folie, suscitant incompréhension, consternation voire sidération.

C’est donc un huis-clos familial, un confinement qui conduit aux circonstances de la mort de cinq personnes. Nous sommes dans une famille CSPC+, donc une famille assez bourgeoise. Vous décrivez l’oppression familiale, et les intrigues qui se cachent derrière les portes fermées. Vous avez décrit le contraire de la famille idéale. Est-ce une critique de la famille ?

Vue de l’extérieur, la famille de Jarnac ressemble à une famille bien comme il faut, une famille presque parfaite. M. et Mme de Jarnac vivent dans un quartier cossu de Versailles, ils ont l’un et l’autre une bonne situation professionnelle, leurs enfants sont bien éduqués, fréquentent des écoles privées. La famille part régulièrement en vacances.

Aux dires des voisins, les de Jarnac sont des gens « charmants, serviables, aimables qui leur prêtent des outils de jardin ou arrosent les plantes pendant les vacances, emmènent leurs enfants à l’école, leur rapportent du cidre ou des petits gâteaux de Bretagne. Bref ce sont des gens bien, adorables ».

Mais… en écoutant Laurie, la baby-sitter, on découvre une réalité bien différente. Dès son premier entretien avec M. et Mme de Jarnac, elle perçoit un malaise qu’elle a d’ailleurs du mal à définir : d’après elle, ils ne sont « pas naturels », c’est « comme s’ils jouaient la comédie, qu’ils se forçaient à sourire ». Issue d’un milieu populaire, Laurie est une jeune fille qui a beaucoup de bon sens, de sensibilité et elle ressent immédiatement une distance entre leur monde et le sien. Plus le temps passe, plus elle prend la mesure des dysfonctionnements qui perturbent la vie de cette famille.

Alors s’agit-il d’une critique de la famille ? On peut voir les choses sous cet angle, mais ce n’était pas le but recherché. Les de Jarnac sont le contraire de la famille idéale, certes, mais à vrai dire, je ne sais pas si la famille idéale existe. J’ai de sérieux doutes sur la question.

Soyons honnêtes, chaque famille a ses secrets, ses problèmes, son mode de fonctionnement, ses dysfonctionnements et vit en s’accommodant de ses imperfections.

Ce roman n’est pas votre premier, mais il a une particularité, c’est qu’il est un roman d’atmosphère, un roman policier psychologique, qui nous rappelle ceux de votre grand-père, qui n’était autre que le célèbre Thomas Narcejac, qui a écrit de nombreux romans policiers avec Pierre Boileau, notamment Celle qui n’était plus (1952), D’entre les morts (1954), Les Eaux dormantes (1984), etc. Est-ce que vous reconnaissez cette filiation dans votre propre œuvre ?

J’avoue à ma grande honte avoir lu trop peu de ses romans. Je vais devoir remédier à cela, car il nous a laissé un très bel héritage et nous devons honorer sa mémoire. Mais rappelons que mon grand-père Thomas Narcejac a d’abord écrit seul des nouvelles, des pastiches d’auteurs de littérature policière. En 1948 il remporte le prix du roman d’aventures grâce à son roman La mort est du voyage et rencontre Pierre Boileau lors du dîner offert en son honneur par Albert Pigasse et la Librairie des Champs-Elysées. Pierre Boileau avait remporté ce même prix dix ans plus tôt en publiant Le repos de Bacchus. Au cours de ce dîner, leur conversation est très animée et leur entente est immédiate. Ils décident d’écrire ensemble « quelque chose de différent » ayant pour but de renouveler le roman policier. C’est le début de leur association. Ils deviendront le célèbre tandem Boileau-Narcejac qui publiera, comme vous le rappelez, Celle qui n’était plus porté à l’écran par Clouzot sous le titre Les diaboliques puis D’entre les morts dont Hitchcock tirera son chef-d’œuvre Vertigo. De nombreux films et téléfilms seront également tirés de leur œuvre foisonnante.

Le fonctionnement de leur tandem était le suivant : Boileau esquissait l’intrigue et Narcejac rédigeait et donnait vie aux personnages qu’il faisait évoluer dans des atmosphères lourdes et des situations ambiguës.

Pour ce qui est de la filiation que vous me prêtez, il m’est difficile de la reconnaître ou de la confirmer. Ce qui est certain, c’est que j’ai un goût marqué pour le roman d’atmosphère où les équilibres sont fragiles, les situations bancales, les personnages troubles. S’il y a une quelconque ressemblance, je dirais qu’elle est complètement inconsciente, c’est la seule explication que je peux fournir. Vous savez, c’est comme sur les photos, la ressemblance des membres d’une même famille saute généralement aux yeux des personnes extérieures !

La figure de votre grand-père vous a certainement impressionnée jeune. Ce n’est pas votre premier métier l’écriture. Est-ce que vous pensez que c’est précisément ce grand-père auteur de romans policiers qui sont aujourd’hui des classiques du genre, qui vous habite et qui habite votre écriture ? Est-ce que vous pensez que la marque de Narcejac se retrouve dans votre propre œuvre ?

Enfant, je voyais mon grand-père très occasionnellement. Il résidait à Nice tandis que nous habitions en région parisienne. Lorsqu’il montait à Paris, c’était généralement à l’occasion de la sortie d’un roman, pour rencontrer des journalistes, enregistrer des émissions de radio ou de télévision : il passait le temps d’un déjeuner que je trouvais toujours trop court. J’étais effectivement très impressionnée par l’homme : d’abord, physiquement, il était très grand, large d’épaules, il avait fière allure, portant toujours un chapeau de feutre. Ensuite, en tant qu’ancien professeur de lettres et de philosophie, il avait une immense culture et il possédait l’art et la manière de captiver son auditoire ; il avait toujours une anecdote à raconter, une drôlerie à dire et on percevait son envie de transmettre, son goût marqué pour la pédagogie, ce qui m’a été confirmé par l’un de ses anciens élèves du lycée Clémenceau à Nantes que j’ai récemment eu la chance de rencontrer.

En ce qui me concerne, j’ai très jeune montré un goût pour les lettres et les langues étrangères et suis devenue traductrice d’allemand. J’étais animée par l’idée de retranscrire les idées d’un texte le plus fidèlement possible, même si l’outil linguistique a ses limites et chaque langue ses particularités.

Un jour je me suis mise à écrire et ai eu beaucoup de plaisir à créer des personnages, à les faire évoluer dans un contexte donné, leur faire traverser les épreuves de la vie. A la longue, je me suis rendu compte que je m’attachais à eux comme s’ils étaient vivants. L’écriture est une aventure unique, un peu comme un voyage intérieur. Rien que pour cela, j’aurais aimé avoir l’avis de mon grand-père, échanger au sujet de la création d’une intrigue, de la psychologie des personnages, de leurs failles, leurs faiblesses…

Indéniablement, la personnalité d’un tel grand-père est marquante. Malgré tout, il reste très présent dans mon quotidien, car ma bibliothèque est remplie de ses ouvrages. Chaque jour, j’ai une pensée pour lui. Et puis, ma sœur, mes cousins, l’ayant-droit de Boileau et moi continuons à faire vivre son œuvre, nous sommes régulièrement sollicités pour des droits de traductions, des adaptations théâtrales ou cinématographiques.

Tout ceci explique peut-être certaines similitudes dans la façon de décrire les atmosphères, de créer des personnages ambigus ou des gens comme vous et moi ; lui, était un géant du roman policier, alors que je débute tout juste dans le métier. Ceci dit, j’ai la conviction que les absents sont très présents autour de nous, le seul fait d’être absent nous fait penser à eux, nous sommes reliés à eux par des fils invisibles et ils ont des messages à nous transmettre par des voies parfois inattendues.

Propos recueillis par Marc Alpozzo
Philosophie et essayiste, auteur de Galaxie Houellebecq (et autres étoiles). Éloge de l’exercice littéraire, Éditions Ovadia, 2024 et co-auteur de L’humain au centre du monde. Pour un humanisme des temps présents et à venir, Les éditions du Cerf, 2024.


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