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Sur la route des déportés du Haut-Karabakh

Photo A. Bordier

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De notre envoyé spécial Antoine Bordier, auteur de Arthur, le petit prince d’Arménie (éd. Sigest)

Comment faut-il les appeler ? Déportés, exilés, réfugiés, rescapés ou survivants ? Ce qui est certain, c’est qu’il ne faut pas les appeler « séparatistes ». C’est ce que disent les familles rencontrées sur la route de l’exil. Et, du côté de la diaspora ? « Le mot de séparatiste est le langage des Azéris, des bourreaux et de leurs complices, les pro-turcs, ainsi que de certains médias », tonne le nouveau député de Marseille, Didier Parakian. Nous sommes allés sur la route qui relie Erevan à Latchine. Reportage sur une épuration ethnique éclair.

Imaginez : entre Stepanakert, la capitale de l’Artsakh, cette république autonome qui existait depuis le 2 septembre 1991, et le corridor de Latchine, pendant une semaine, du 24 au 29 septembre, une file de véhicules, parfois sur trois voies, s’étend de façon ininterrompue. Pour faire les 49 kms qui séparent une vie ancienne d’une vie nouvelle incertaine, recommencée à partir de zéro, les 101 000 Arméniens, sur les 120 000 qui peuplait le Haut-Karabakh, vont mettre entre 48 et 72 heures. Sont-ils sortis du couloir de la mort ? Non, car, après Latchine, il reste encore 29 km à parcourir pour arriver à Kornidzor, le havre de paix arménien. « La route a été refaite, il y a un an, explique un villageois. Vous avez la possibilité de vous rendre à Latchine par l’ancienne route à gauche. Mais, elle est dangereuse. Vous pouvez vous faire tirer dessus par un sniper azéri. Elle est interdite. »

Nous sommes le 30 septembre. Notre chauffeur prend la nouvelle route. Il n’y a personne. Sur le bas-côté, des détritus rappellent les traces de ces 101 000 déportés, qui ont dû stationner plusieurs heures, parfois plusieurs journées, avant de se rendre à Goris, cette ville de 30 000 habitants (avec les villages environnants), devenue un gigantesque éco-système humanitaire. A la sortie de Kornidzor, des policiers arméniens nous arrêtent. « Malgré vos accréditations, vous ne pouvez pas vous rendre à Latchine », indiquent-ils. « Les Azéris viennent de refermer le corridor. Plus personne ne passe. Et, je ne peux pas garantir votre sécurité. C’est trop dangereux. Seules les ambulances et les véhicules de la Croix-Rouge peuvent passer. »

Nous rebroussons chemin de quelques dizaines de mètres. Nous nous arrêtons devant les fameuses tentes blanches, plantées sur la grande place aménagée pour recevoir les premières victimes, les premiers blessés de guerre, les premiers malades. En tout une dizaine de tentes de taille différente. L’équipe médicale est, toujours, présente. Elle attend. En ce samedi, l’impression de calme, de vide, est étrange. En moins d’une semaine les Azéris et les Turcs ont réussi le tour de force de siphonner tout un pays de sa population.

Des familles jetées sur la route

Imaginez : vous quittez tout du jour au lendemain. Certes, pour un pays ami, l’Arménie. Mais vous ne pouvez emporter que le nécessaire. Quelle explication donner aux enfants, qui vont se retrouver sur « la route des déportés », comme certains l’appellent dorénavant.
Sur la route, entre Erevan et Goris, il faut mettre habituellement 4 heures. Nous allons en mettre 2 de plus. Nous nous arrêtons à : Yeraskh, Areni, Vayk, Sisian et Goris. Les voitures en provenance du Haut-Karabakh se suivent et ne se ressemblent pas. Pour distinguer une voiture arménienne immatriculée en Arménie de celle en provenance du Haut-Karabakh, c’est simple : tout d’abord, elles ont toute une partie de leur maison sur le toit, et l’immatriculation est AM (Arménie) mais sans le drapeau arménien.

A Yeraskh, ce petit village industriel de moins de 800 habitants, véritable passage routier obligé pour rejoindre le Syunik, le chauffeur oblique plein est. Le Nakhitchevan n’est pas loin, à moins d’un kilomètre. C’est une ancienne région arménienne donnée par Staline à l’Azerbaïdjan, en 1921, avec un statut d’autonomie. Elle devient une République autonome en 1990. Cette année-là, la population arménienne en est expulsée. Elle représentait plus ou moins la moitié de la population composée, aussi, de Kurdes, de Russes, et d’Azéris. Là encore, la planche à épuration ethnique à gommer à plein régime. A tel point que le régime autocratique-dictatorial de l’Azerbaïdjan, en accord avec son « grand-frère » turc, décide de supprimer toutes les traces arméniennes : les fameuses croix millénaires, les khatchkars, les églises, les monastères et les cimetières. Epuration ethnique au profit de quoi, de qui ? Du panturkisme et d’une gigantesque base militaire.

A Areni, Housik Sahakyan, le maire de ce village de 80 vignerons (pour 800 ha de vignes) accueille, déjà, 65 familles (387 personnes) de réfugiés. Combien pourra-t-il en accueillir ? A Vayk, la famille d’Artak Martouni, s’enregistre auprès des autorités locales : « Nous ne savons pas où aller. Nous devons nous enregistrer. Ensuite, nous irons en direction de la capitale », raconte la maman avec un joli sourire. Avec ses 3 enfants, André, Anéri et Emilie, ils viennent d’un petit village à côté de Martuni. Ils avaient une petite entreprise de matériaux de construction. Ils ont tout perdu. Cette famille est étonnante. Elle sourit, encore. Comme si la vie était plus forte que la mort. L’innocence et la pureté angélique, plus fortes que la barbarie et la perversité démoniaque. Face au malheur qui l’a frappée où trouve-t-elle l’esprit, la force, les ressources pour sourire ? Deux jours plus tard, nous apprenons que l’Etat leur a attribué une petite maison au nord d’Erevan, à Shenavan. Le loyer est de 80 000 drams (200 euros). Ils auront vécu dans leur petite voiture… 8 jours, dont 3 pour mettre les pieds en Arménie. 3 jours pour faire… 117 km.

A Goris, c’est effervescence

A Goris, la « capitale de la Francophonie » en Arménie, selon les amoureux de la culture, de l’histoire et de la langue chère à Molière, sur la vieille place, où une représentation de la Tour Eiffel d’une hauteur de 7 m est exposée en guise de bienvenue, c’est l’effervescence. La place est méconnaissable. Il y a des dizaines de tente qui accueillent les réfugiés.

« Oui, les 100 000 réfugiés sont tous passés par là », répond Carmen Apounts, la directrice du Centre Culturel Francophone. Avec son mari à ses côtés, et ses trois enfants bénévoles, cette jeune quadragénaire a vu, une nouvelle fois, sa vie chamboulée. Cela se lit sur son visage, habituellement souriant : sa fatigue est immense. Même ses faits et gestes, ses paroles et ses respirations sont devenues très haletantes. « Depuis une semaine, depuis le 19 septembre, c’est l’horreur qui recommence. Grâce à notre centaine de volontaires, grâce à l’Oeuvre d’Orient, à SOS Chrétiens d’Orient, à toutes les ONG, nous faisons face. »

Carmen est toujours restée au pays. Elle est née dans cette ville de 23 000 habitants, reconnue pour être un petit paradis pour les touristes, qui normalement viennent par milliers chaque été. Mais depuis la pandémie, et, la guerre contre l’Azerbaïdjan, la ville s’est endormie, presque repliée sur elle-même. Le 19 septembre vers 12h00, quand elle entend les premiers bombardements, toute la ville est prise d’effroi. Tous ont compris que l’Azerbaïdjan, son tyran, avait donné l’ordre d’en finir « avec ces chiens », pour reprendre l’expression de son dictateur. Puis, toujours avec effroi, la longue caravane des déportés est arrivée. La ville s’est organisée, de la mairie, à l’église, en passant par les associations, les écoles et les entreprises, tous ont ouvert leur cœur, leur porte. Tous ont offert leur temps. Le vivre-ensemble arménien tourne à plein régime. Finies les divisions…

Direction Latchine au plus près des snipers

Il nous faut aller au plus près. Nous reprenons la route. Les paysages défilent. Ils sont beaux, montagneux, recouverts de bois et de forêts. La rivière qui coule en bas et qui traverse Goris du nord au sud, Vararak, chantonne et siffle à travers les petits rochers, qui ont poussé comme les fleurs des prairies alentours. Nous croisons peu de voitures cette fois-ci. C’est étonnant, les bus qui étaient remplis à ras-bord, sur la portion entre Yerevan et Areni, sont maintenant vides. Le flot des rescapés d’un nouveau génocide a fini de s’écouler. Les autorités parlent, alors, de 100 490 arméniens qui ont quitté leur pays.

Après Kornidzor, nous décidons de prendre la route interdite, l’ancienne route qui reliait Kornidzor à Latchine. Là, pareille, nous sommes, presque, les seuls sur la route. Nous croisons une vieille Lada blanche. « Ce sont des volontaires de la milice locale », indique notre chauffeur qui s’est arrêté pour demander si nous pouvions aller jusqu’au corridor. Et, si la route était sûre. « Non, vous ne pourrez pas y aller. Faites-gaffe aux snipers. »

Nous continuons, quand même. L’adrénaline monte d’un cran. Les lacets se multiplient. Dans le ciel, le soleil joue avec les nuages qui s’épaississent. On dirait des glaces géantes aux formes hirsutes. Ils sont tout blanc. Au sol, l’ombre peint des paysages à couper le souffle où alternent les ravins et les collines rocheuses, les vallées encaissées et les petites gorges acérées. Il n’y a plus que nous sur la route. Nous sommes à 2 000 mètres d’altitude. L’air des montagnes est frais. Nous roulons lentement car la route est défoncée. Nous passons un ancien check-point, délimité par deux gros blocs de béton. Nous nous arrêtons. Notre chauffeur n’est pas rassuré. Nous décidons de continuer. Au loin, à 400 mètres, nous apercevons des drapeaux flotter aux quatre vents.

« Ce sont des drapeaux russes », distingue mal Sevak, notre traducteur. Une dizaine de secondes s’égrennent, nos regards tendus vers l’avant : « Regardez, ce sont des positions militaires. Ce ne sont pas des drapeaux russes, ce sont des drapeaux azéris. En contre-bas de leurs positions, il y a le petit fortin arménien… » Notre chauffeur freine d’un coup bref. « Nous sommes à porter de tirs de leurs snipers, faisons demi-tour. » La peur nous prend, nous filmons très rapidement. Trop peut-être. Et, si nous avions continué, 100 mètres plus loin ?

Avec Silva la force tranquille

1 mn plus tard nous repassons les blocs de béton. Nous nous arrêtons dans une ferme, où les seules âmes qui vivent sont un vieux couple qui a dépassé les 75 ans. Ils ne sont pas des réfugiés, mais avec leurs vaches, leurs roulottes et leurs chiens, en cas d’invasion des Azéris, en sur-nombre par rapport aux Arméniens, ils seraient les premiers à être massacrés.

« Où voulez-vous qu’on aille ? Toute notre vie est ici. Regardez ce qu’ils ont fait aux pauvres Arméniens du Haut-Karabakh. Tous les jours nous allions les voir pour leur apporter de quoi boire et manger. Heureusement que nous avions du lait pour eux ». Silva tient à l’écart ses 4 chiens de garde, des colosses que l’on appelle les Bergers du Caucase. Très émue de nous voir, elle nous demande : « Avez-vous vu mon mari ? J’espère qu’ils ne l’ont pas pris. Ils sont capables de tout. » Nous ne l’avons pas vu. Nous embrassons cette femme. Nous repartons sur la route des déportés du Haut-Karabakh. Séquences peur et tendresse mélangées.

Les derniers réfugiés

De retour à Goris, les derniers réfugiés viennent d’arriver. Là, encore, il s’agit d’un vieux couple, qui a passé l’âge de 86 ans. Ils sont partis les derniers, il y a un jour. Comme s’ils avaient eu pour mission de refermer soigneusement la porte de leur pays. Ils vivaient depuis 20 ans à Stepanakert, après avoir vécu en Russie. Ils ont passé la nuit sur la route de Latchine. Emma et Kamo en veulent au Premier ministre, Nikol Pachinian, de ne pas avoir défendu le Haut-Karabakh. « Par contre, nous remercions beaucoup la France. Nous remercions Emmanuel Macron. » Eux-aussi, ne savent pas où ils iront, où ils recommenceront une nouvelle vie. Dans leur petite Lada blanche, sur la banquette arrière, dans le coffre et sur le toit, ils ont rangé leurs affaires, qu’ils ont pris le temps de trier. « Oui, nous n’avons pas pu tout emporter. Ils nous ont tout pris. Mais nous avons la vie sauve. »

Ils sont les derniers… Parmi les anecdotes, les écrits, les témoignages qui ont marqué ces deux dernières semaines, il faudrait noter que la doyenne des déportés a 108 ans. Que le plus jeune conducteur a… 12 ans ! Et, que des bébés sont nés. Que des couples se sont mariés, à Stepanakert, juste avant de partir sur la route de l’exil. La vie plus forte que la mort.

Pendant ce temps-là, la diaspora ?

Les 7 à 8 millions de personnes, composant la diaspora, se sont mobilisées un peu partout dans le monde entier. La plus grosse manifestation a eu lieu en Europe, à Bruxelles. Elle a réuni près de 20 000 personnes. A Marseille, autour des élus et des associations comme le CCAF, près de 3 000. Du côté des officiels, François Hollande est sorti de sa réserve, qui commençait à être cruellement gênante. Il a, notamment, répondu à la question suivante posée par le journaliste Benjamin Duhamel, sur le plateau de BFM TV : « Est-ce que la France, l’Europe, ont laissé tomber les Arméniens ? » La réponse de l’ancien président de la République : « Ben, il est encore temps de pouvoir agir. » Puis, il met en garde : « L’étape suivante serait peut-être de la part de l’Azerbaïdjan de prendre une autre région de l’Arménie pour faire une jonction entre la Turquie et l’Azerbaïdjan ».

Du côté d’Emmanuel Macron, après les paroles de dénonciation et d’offuscation, il manquerait l’action. Du côté de l’Union Européenne, les nombreux accords commerciaux signés avec l’Azerbaïdjan sonnent comme des fausses notes. Une proximité qui dérange et qui questionne : Ursula von der Leyen est-elle complice silencieusement, tacitement, de ce nettoyage ethnique ?

Du côté des Nations Unies, la France est intervenue à plusieurs reprises pour dénoncer ces agressions. Et, depuis, dimanche, une mission d’observation de l’ONU est arrivée. Son rôle ? Constater ce que les médias montrent à longueur de journée : que l’épuration ethnique est en cours. D’ailleurs, ils arrivent trop tard. Puisque la déportation est terminée. Ils ne vont observer que des villes et villages… vides. Ils pourraient voir leur mandat étendu et récolter des preuves pour les nombreux crimes commis par le pouvoir de Bakou.

Et après, une nouvelle guerre contre l’Arménie ?

C’est la question qui se pose, alors que la ministre des Affaires Etrangères, Catherine Colonna, doit se rendre en Arménie ce 3 octobre. Plusieurs annonces importantes ont été faites ces dernières heures face aux nouvelles menaces de la Turquie et de l’Azerbaïdjan sur l’Arménie. Le prochain objectif, à court terme, de ces pays dictatoriaux serait d’envahir le sud de l’Arménie, le Zanguezour, dans la région du Syunik. La France a, donc, décidé d’envoyer un attaché militaire auprès du nouvel Ambassadeur de France en Arménie, Olivier Decottognies. Il s’agirait, également, d’ouvrir une antenne consulaire à Kapan, la région exposée à une prochaine évasion. Il est à observer, d’ailleurs, que n’est pas résolue, non plus, la spoliation par l’Azerbaïdjan de près de 500 km2 de terres souveraines arméniennes. Là encore, des dénonciations s’étaient élevées l’année dernière et cette année. Mais, les troupes azéries n’ont pas rendu ces terres.

Erdogan, quant à lui, souffle le chaud et le froid sur l’Union Européenne. Il montre de plus en plus les crocs, et a demandé à plusieurs reprises à l’Arménie « l’ouverture du corridor de Zanguezour ». Serait ainsi réalisée la jonction de l’Azerbaïdjan et de la Turquie, en un autre mot : le panturquisme nationaliste.

Une nouvelle guerre pourrait, donc, être d’actualité dans quelques mois, à court terme. Les démocraties auraient, ainsi, peu de temps pour empêcher cette folle ambition nationaliste, qui détruirait tout ou partie de l’Arménie.
Un autre acteur, face à la lâcheté de la Russie, l’alliée historique de l’Arménie devenue la grande amie de la Turquie et de l’Azerbaïdjan, pourrait remettre en question ce plan : l’Iran, qui renforce sa présence militaire dans le nord, depuis quelques semaines. Mais, là encore, Poutine, qui est un joueur d’échecs redoutable, pourrait renverser la situation, aux dépends de… l’Arménie et des démocraties occidentales, muselées dans leur quant à soi, et dopées au gaz azéri. Triste époque.

De notre envoyé spécial, Antoine BORDIER,


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