Je m'abonne

Liban : dans le quartier arménien de Beyrouth, la « maison rose » veut croire à la paix

Copyright des photos A. Bordier

De notre envoyé spécial Antoine Bordier

Dans le quartier arménien de Beyrouth, la maison rose de Bourj Hammoud est connue dans le monde entier. Alors que son papa est décédé à l’âge de 101 ans, la maman d’Arpi Mangassarian, Marie, est fière d’afficher ses 103 ans. Les deux femmes sont une encyclopédie universelle, aux couleurs de l’Arménie et du Liban. Reportage sur ces pierres vivantes habillées de rose, qui veulent faire rayonner l’Arménie et le Liban, à l’heure où les deux pays risquent de basculer, chacun de leur côté, vers une nouvelle guerre.

« Je vous emmène voir ma maman, elle a 103 ans. Ensuite, nous irons dans notre maison rose. C’est un petit bout d’Arménie », explique Arpi, la fondatrice de cet éco-système vêtu de rose, qui porte le joli nom de Badguer. Badguer ? Cela veut dire image en arménien. « Vous verrez, c’est un petit bout de paradis », ajoute-t-elle en rigolant. Dans sa vieille voiture, elle file en direction d’Achrafieh, le quartier réputé du centre-ville de Beyrouth. Elle y vit avec sa maman. Elle prend soin d’elle. C’est cela, aussi, la force des Arméniens et des Libanais : la famille. « C’est naturel chez nous, explique-t-elle. Notre famille est notre premier trésor. Personne ne se pose la question si on va ou non s’occuper de nos anciens. » Nous arrivons devant l’immeuble de sa « maison », comme elle dit. Au 5è étage, sa maman est là, assise dans le canapé. Elle n’est pas seule. Une dame de compagnie l’aide au quotidien.

Après avoir rencontré la doyenne de l’humanité, sœur André, en 2022 – décédée à l’âge de 118 ans en janvier dernier – la rencontre avec Marie, 103 ans, est un moment que l’on n’oublie pas. Les deux doyennes se ressemblent. Elles sont guillerettes. Alors que sœur André était devenue aveugle, Marie, elle, voit bien. Elle ne porte pas de lunettes. D’ailleurs, une larme coule de son œil droit. Visiblement, elle est émue. Elle porte un joli bandana rouge sur la tête, une jolie robe beige clair, et un gilet rose, posée sur elle pour éviter qu’elle n’attrape un coup de froid. La rencontre ne dure qu’une demi-heure. Elle qui est restée polyglotte, parle arabe, arménien, anglais et français couramment. Cette ancienne secrétaire de direction aime, toujours, chanter. Avant de la quitter, elle entame la Marseillaise : « Allons enfants de la partie, le jour de gloire est arrivé… »

La maison rose

Arpi pose avec elle, pour la photo. Et, l’embrasse. Les deux femmes s’aiment, c’est certain. Nous quittons cette vieille dame qui se souvient, encore, du général de Gaulle. « Elle est née en Turquie, à Istanbul, raconte sa fille en la quittant. Elle a vécu 7 ans en déportation avec toute sa famille. Elle a dû quitter Malgara, en Turquie, a vécu en Syrie, puis, elle est partie en Bulgarie. »

Alors que la voiture prend la direction de Bourj Hammoud, au milieu des klaxons, Arpi évoque cette horrible tragédie du génocide des Arméniens perpétré par l’empire Ottoman en 1915. En 1926 ou 1927, toute la famille a quitté la Bulgarie. Direction plein sud, pour le Liban. Marie a alors 6-7 ans.

Le quartier de Bourj Hammoud se profile au loin. Lorsqu’il est sorti de terre en 1915-1920, il n’y avait que des tentes de fortune. Là, les rescapés sont venus en masse. Ils ne devaient y vivre qu’un temps limité, quelques mois. Finalement, les familles se sont installées durablement et ont construit les premières baraques, avant de les transformer en dur. Les planches de bois sont devenues des murs de pierre. Aujourd’hui, le quartier des réfugiés est une ville de 150 000 habitants. On l’appelle « la petite Arménie » du Proche-Orient.

Nous passons le pont et l’échangeur, qui surplombent la rivière de Beyrouth, où un simple filet d’eau persiste, au milieu des détritus. Cette barrière de béton et de bitume délimite le quartier des Arméniens. L’environnement change. Nous longeons une ligne de bidonvilles où logent des Syriens. Il en arrive 1000 par jours depuis trois mois ! Dans Bourj Hammoud, les immeubles modernes de 10, 15, 20 étages des quartiers de Gemmayzeh et d’Achrafieh sont maintenant des immeubles plus petits, de 2 ou 3 étages, vieillots, entassés les uns à côté des autres. Les ruelles y sont si étroites, qu’il est impossible de s’y croiser en voiture. Des fils électriques en pagaille rappellent que l’Electricité du Liban, l’EDL, est en faillite et que chaque immeuble, chaque famille, doit assurer sa propre production électrique, par n’importe quel moyen : avec des générateurs, des panneaux solaires, etc. De nombreux drapeaux arméniens et artsakhiotes pendent aux façades sombres des immeubles. « Nous sommes arrivés. Nous venons de passer la rue Arax, la célèbre rue des artisans et des commerçants arméniens. C’est, ici, qu’on y fabrique le meilleur cuir du Liban ».

La vie en… rose

La maison porte bien son nom. Elle est magnifique. Elle fait l’angle de la rue. On dirait un décor de cinéma. Sur deux étages, elle met en valeur l’art, la culture, la foi, la gastronomie, l’histoire et la musique arménienne. Sa couleur rose est un vieux rose, qui rappelle celui de la collection de la bibliothèque… rose. Le film le plus rentable du monde en 2023, « Barbie », aurait pu en faire son lieu de tournage emblématique.

Arpi n’est pas Barbie, elle n’est pas née en 1959. Et, elle mesure plus de 29 cm. En 1952, Arpi ouvre pour la première fois les yeux à Zahlé, au Liban. Après des études en architecture, elle travaille au sein de la municipalité de Bourj Hammoud. Elle rencontre les personnalités qui compte et connaît par cœur les moindres ruelles de cette petite Arménie en terres libanaises. A partir de 1993, elle devient responsable du bureau technique de la municipalité. Elle côtoie le monde de l’urbanisme. Très attachée à la famille, à ses grands-parents et à ses parents, qui chantent, dansent et racontent les histoires ancestrales de la famille, elle réfléchit à la fin des années 1990 à trouver un lieu culturel 100% arménien, qui sauvegarde son patrimoine. Avec son frère, ils décident de racheter cette maison, véritable petit bijou d’art déco pour en faire un lieu associatif emblématique : arménien et familial.

« Avec mon frère, nous recherchions un lieu physique pour préserver notre patrimoine ancestral. Nous voulions, aussi, partager notre culture avec les autres. » En 2009, la famille rachète, enfin, la maison rose ; et, en 2012, après des travaux importants, c’est l’ouverture officielle. Sont présents à l’inauguration : Garabala, une troupe de musiciens, des chanteurs, des écrivains, etc. Barbie n’a pas fait le déplacement.

Des expositions et des évènements

« Nous n’avons jamais arrêté nos activités », précise-t-elle. Comme si c’était sa vocation, avec sa petite équipe de 10 bénévoles et salariés, qui assurent le service de la grande salle à manger familiale qu’elle ne veut pas appeler restaurant – pourtant la cuisine est aux normes de la profession – elle n’a même pas fermé une seule fois ses portes. Lors de la terrible double explosion du 4 août 2020, celle du port qui a fait plusieurs milliers de victimes, son rez-de-chaussée a été partiellement endommagé. Mais, elle n’a pas fermé.

Au rez-de-chaussée, justement, dans une autre pièce se situe son atelier de broderie, ses tapis confectionnés, ses travaux d’écriture, de dessin et de peinture. A l’étage, sont exposées des œuvres d’art, des tableaux et des statues. Dans une grande pièce, qu’elle appelle la salle de musique, des musiciens brésiliens ont pris place. Ils répètent leur concert acoustique du soir. Puis, elle se dirige vers une grande et belle terrasse. « Nous venons de finir les travaux de la terrasse, nous voudrions ouvrir un café à thème. Nous pourrons y accueillir une trentaine de personnes. »

L’actualité lui fend le coeur

Nous redescendons en évoquant la guerre au Haut-Karabakh et celle entre Israël et le Hamas. Elles lui fendent le cœur. Elle est très émue au sujet des 120 000 Arméniens du Haut-Karabakh qui ont été déportés à la suite de la guerre-éclair du 19 septembre, lancée par le dictateur-autocrate Aliev. « Oui, il y a une faillite de nos démocraties. Les dictatures font ce qu’elles veulent au mépris des droits élémentaires. Nous avons été chassés de nos terres en 1915, et cela n’a jamais cessé. En 2020, il y a eu la guerre horrible de 44 jours. Puis, cette année, la guerre du 19 septembre et la déportation. Maintenant, la guerre touche Israël, Gaza et le Liban. C’est l’horreur… »

Telle une litanie de tragédies, Arpi rappelle ces heures sombres de l’humanité ; heures sombres, qui sont de retour. Comme si l’histoire barbare et mortifère devait se répéter tous les 20, 50, 100 ans. Comme si l’histoire monstrueuse devait toucher chaque génération. Comme si elle se répandait de génération en génération. Et, que l’homme n’apprenait rien de son passé et qu’il redevenait un assassin, un barbare, un monstre, commettant des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité les plus horribles.

Arpi ne sourit plus. Elle parle, également, des pillages des œuvres d’art, des œuvres culturelles et des racines de son peuple. Elle voit les grandes puissances en embuscades. Prêtes, si elles ne l’ont pas, déjà, fait, à signer des contrats économiques, financiers, énergétiques, gaziers, avec ces monstres. Des contrats face à des peuples en balance… Que vaut l’humanité ?

Son appel pour la paix

De sa maison rose aux volets grands ouverts, où deux touristes en provenance d’Asie viennent d’entrer pour déjeuner, elle souhaite lancer, calmement, son appel. « Je dénonce le silence international et j’avertis de la suite. Car, lorsqu’on se tait, on est complice, on est pour ce qu’il se passe d’horrible. De plus, on va donner libre cours à chaque gouvernant, à chaque personne, finalement, qui a un petit peu de pouvoir de faire des actions répréhensibles, de commettre des crimes, des exactions, des violences, soit directement, soit indirectement. Oui, je lance un appel à la conscience de chacun. Nous en avons tous une, n’est-ce pas ? Retrouvez votre bonne conscience. Retrouvez la bonté, la sagesse, la solidarité. Chassez toute haine de votre cœur, de vos pensées, de vos actes. Faites justice, réparez et redevenez des instruments de paix ! » Quel appel. Sera-t-il entendu ?

On reparle du Liban. Elle n’a pas peur d’un embrasement. Elle est même prête à se rendre dans le sud. « Je peux vous accompagner. Je ne crois pas à l’embrasement. Le monde ne veut pas d’un scénario catastrophe. Si le sud du Liban entre en guerre, ce sera l’embrasement. »

Arpi referme soigneusement la porte de sa maison rose, après avoir salué toute son équipe. Elle retourne auprès de sa maman. Elle a retrouvé le sourire. Le sourire aux lèvres, les deux femmes, qui sont passées par bien des épreuves et qui témoignent que la vie est plus forte que la mort, continuent, malgré les ténèbres qui s’accumulent, à voir la vie… en rose.

Reportage réalisé par Antoine BORDIER     


Vous aimez ? Partagez !


Entreprendre est un média indépendant. Soutenez-nous en nous ajoutant à vos favoris Google Actualités :

Publiez un commentaire

Offre spéciale Entreprendre

15% de réduction sur votre abonnement

Découvrez nos formules d'abonnement en version Papier & Digital pour retrouver le meilleur d'Entreprendre :

Le premier magazine des entrepreneurs depuis 1984

Une rédaction indépendante

Les secrets de réussite des meilleurs entrepreneurs

Profitez de cette offre exclusive

Je m'abonne