Je m'abonne

Les premiers « rescapés » du Haut-Karabakh arrivent en Arménie

Photo Marine de Tilly

Afficher le sommaire Masquer le sommaire

De notre envoyé spécial Antoine Bordier, auteur de Arthur, le petit prince d’Arménie (éd. Sigest)

« Ils sont des centaines, demain, ils seront des milliers », affirme un responsable de la Croix-Rouge. Ici, à Kornidzor, dans la montagne, les premières tentes ont été dressées la veille pour les accueillir. La frontière avec l’Azerbaïdjan est à 5 minutes, à vol d’oiseau. Le 19 septembre, ce pays dictatorial commençait une nouvelle guerre contre les 120 000 Arméniens du Haut-Karabakh, nommés faussement « séparatistes ». Eclairage sur les ténèbres d’un génocide qui se poursuit depuis… 1915 !

« Enfin, Ilham Aliev a accepté d’ouvrir le corridor de Latchine et de laisser passer les réfugiés », s’exprime Carmen, une Arménienne qui vit dans les environs. « Depuis sa fermeture, Goris (NDLR : une ville qui se situe à 10 km du corridor) accueillait, déjà, des dizaines de réfugiés qui ne pouvaient pas rentrer chez eux, dans le Haut-Karabakh. Vous vous rendez compte, ils étaient coupés de leur famille, depuis le mois de décembre. Ce sont souvent des hommes, des pères de famille. C’est inhumain. Et, puis, il y a la guerre depuis le 19. Hier, les premiers rescapés sont arrivés. Ils vont être des milliers. »

Les larmes aux yeux, Carmen, qui avait, déjà, accueilli des familles lors de la guerre déclenchée par l’Azerbaïdjan contre le Haut-Karabakh en 2020 – on dénomme cette guerre : « la guerre de 44 jours » – est de nouveau sur le pont.

Sur le terrain, au plus près de la frontière avec l’Azerbaïdjan et du corridor de Latchine, les journalistes du monde entier arrivent. Ils viennent de France, comme la célèbre Marine de Tilly, accompagnée du photographe emblématique Antoine Agoudjian, des Etats-Unis, d’Espagne, Etc.

Hier, le gouvernement d’Arménie publiait le communiqué suivant : « A 22h, 1050 personnes ont rejoint l’Arménie depuis le Haut-Karabakh ». Combien seront-ils demain ? Pourquoi en sommes-nous arrivés-là ?

Le premier peuple chrétien

« Oui, nous sommes le peuple de la croix », répète Vahé, un Arménien de la diaspora qui vit en Suisse. Il devait se rendre en Arménie, mais, en raison de la guerre dans le Haut-Karabakh, il a décidé de reporter son voyage. Il n’est pas le seul : au Caucasus Hôtel, situé dans les environs d’Erevan, « nous avons eu entre 20 et 25% d’annulation », explique la responsable. Dans les autres hôtels du centre d’Erevan, la situation est pire : près d’une réservation sur deux a été annulée. Il faut dire que les conflits et les guerres à répétition que connait ce tout petit pays qu’est l’Arménie, ce pays-confetti comme je l’appelle (un peu moins grand que la Belgique), depuis qu’il est devenu chrétien en 301 (ou 311 selon les historiens) est inimaginable. Et, l’histoire des persécutions se répète : il est, depuis, le 12 décembre 2022, et depuis le début de la guerre du 19 septembre dernier, un peuple de nouveau sur la croix.

Persécuté par les Romains, les Perses, les Arabes, les Byzantins, les Mongols, les Turcs, les Soviétiques, et les Azéris, ce peuple ressemble au peuple Juif, au peuple Elu. Le fait qu’il soit devenu au 4è siècle, la première nation du monde à devenir, officiellement, chrétienne n’a pas du tout arrangé sa vie paisible. En 301 (ou 311) le roi Tiridate IV est guéri par le futur saint Grégoire l’Illuminateur, un père de famille qui s’est opposé à lui lors de fêtes païennes, et qu’il avait fait enfermer dans une fosse de Khor Virap, une forteresse-prison qui deviendra un… monastère. Le saint est resté enfermé pendant 13 ans. A la suite de sa guérison, le roi se convertit au christianisme et avec lui tout son peuple. Un siècle plus tard, en France, c’est au tour de Clovis, de se convertir, sous l’impulsion de Clotilde son épouse, entraînant le peuple des Francs vers la chrétienté, après sa victoire de Tolbiac, en 496. Par la suite, toute l’Europe devient chrétienne.

Des persécutions en pagaille

L’histoire des persécutions contre les Arméniens n’est pas que religieuse. Leurs persécuteurs veulent étendre leur territoire. Quitte à passer par un génocide. Un génocide ? Oui, même si Erdogan et Aliev sont, encore, dans le déni, l’endoctrinement et le mensonge face au génocide de 1915. Car ce sont bien leurs prédécesseurs, dont ils se réclament les héritiers, qui ont pensé, organisé et opéré les massacres barbares de 1,5 million d’Arméniens, de centaines de milliers de Grecs, de Libanais, de Kurdes et d’autres minorités comme les Assyro-Chaldéens. Le génocide du peuple arménien du siècle dernier « est un processus toujours en cours », ajoute René Léonian, le pasteur de l’Eglise évangélique, qui vit, actuellement, en France et qui était de passage en Arménie.

Dès les premiers siècles du premier millénaire, l’Arménie a subi de nombreuses conquêtes, des persécutions, des pogroms et d’autres massacres. A tel point que du royaume de Tigrane le Grand qui s’étendait du Liban à la mer Caspienne et à la mer Morte, il ne reste plus que 5 à 9%.  Aujourd’hui, dans le Haut-Karabakh, quand Ilham Aliev parle des « terroristes », ou des « chiens », en parlant des Arméniens, et qu’il insiste pour dire que les Azéris étaient présents sur ces terres montagneuses avant eux, son mensonge est tellement énorme que les gouvernants et les médias du monde entier s’y sont habitués. Ils l’accepteraient en fermant les yeux.

Dans le Haut-Karabakh, les Arméniens sont présents depuis… le 4è siècle avant Jésus-Christ. « Oui, nous pouvons remonter encore plus loin dans l’histoire, pour démontrer que le Haut-Karabakh est arménien », explique l’historien Gérard Dédéyan, co-auteur (avec une quinzaine d’autres) de l’Histoire du peuple Arménie. Aujourd’hui, sur place, toutes les villes, tous les villages et les moindres fermes les plus reculées sont soit encerclées, soit prises d’assaut par les Azéris. Que veulent-ils ?

Effacer tout un peuple

Tigrane Yégavian est professeur à Paris et expert en géopolitique. Pour lui, il n’y a aucun doute : « L’afflux des réfugiés en Arménie est à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle. Une bonne nouvelle car les réfugiés sont en vie. Une mauvaise nouvelle car c’est le début de ce que j’appelle un ethnocide. » Un ethnocide ? « Oui, il s’agit de l’effacement de l’identité et de toute trace culturelle, patrimoniale et religieuse de tout un peuple, des Arméniens du Haut-Karabakh, comme dans la région du Nakhitchevan, sans l’extermination physique du peuple. Les Arméniens sont des rescapés obligés de fuir leurs terres ancestrales du Haut-Karabakh. C’est terrible, car ils vont supprimer toute la culture arménienne. »

Alignement des planètes funestes au moment où, justement, Erdogan rencontre Aliev au Nakhitchevan pour inaugurer un complexe militaire, et poser les bases d’un nouvel oléoduc. Un avant-goût du panturquisme qui est en train de prendre forme. Cette idéologie nationaliste qui se résume aux propos de ces deux dirigeants autocrates : « Une seule nation avec deux états. » L’Arménie étant le caillou dans leur chaussure.

Au Nakhitchevan, depuis 2005, le pouvoir azéri a procédé à l’effacement de toute trace culturelle, patrimoniale et religieuse arménienne. Concrètement, les soldats azéris ont détruit toutes les stèles en forme de croix que l’on appelle Khatchkars. Ils ont détruit, également, les églises et les monastères de la région, où vivait une majorité d’Arméniens. On parle d’une centaine de monuments. Dès les années 1990, les Azéris et les Turcs ont, dans le silence des Nations Unies, procédé à ces destructions culturelles systématiques, comme le feront plus tard les talibans en Afghanistan, en effaçant à l’explosif des statues. En 2001, effectivement, ces-derniers détruisaient les bouddhas géants de Bamiyan. Là, le monde, comme un seul homme, s’était levé pour dénoncer.

L’histoire se répète, cette fois-ci dans le Haut-Karabakh et dans le silence le plus total.

De notre envoyé spécial Antoine BORDIER


Vous aimez ? Partagez !


Entreprendre est un média indépendant. Soutenez-nous en nous ajoutant à vos favoris Google Actualités :

Publiez un commentaire

Offre spéciale Entreprendre

15% de réduction sur votre abonnement

Découvrez nos formules d'abonnement en version Papier & Digital pour retrouver le meilleur d'Entreprendre :

Le premier magazine des entrepreneurs depuis 1984

Une rédaction indépendante

Les secrets de réussite des meilleurs entrepreneurs

Profitez de cette offre exclusive

Je m'abonne