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Conflit israélo-palestinien : au Liban, la jeunesse traumatisée tente de faire face

Au Liban, pour l’heure, la guerre est de faible intensité et cantonnée dans le sud. Mais, elle pourrait dégénérer comme en 2006. Interview croisée au lendemain de la mort d’un journaliste de Reuters, Issam Abdallah.

Photos Antoine Bordier

Fidèle Maroun, Fadi Najjar, Neemat et Hikmat Mdawar (frère et sœur) n’ont pas 100 ans à eux quatre. Ils se sont réunis dans la célèbre boulangerie-café-restaurant Paul, à Beyrouth, pour évoquer le conflit israélo-palestinien et ses conséquences graves.

Avant d’aborder le grave sujet de la guerre, présentez-vous. Qui êtes-vous ? Et, comment allez-vous ? 

Fidèle : Je vais bien. J’ai 21 ans, je suis Libanaise. Je suis étudiante en Mastère II, en neurosciences. C’est ma dernière année. Je ne sais pas si je vais continuer vers le doctorat ou bien entrer dans la vie active. J’ai un frère et une sœur, Joe et Joelle. Je suis la dernière. Mon père est un artiste et ma mère travaille dans la pâtisserie.

Neemat : Moi, je suis institutrice, j’ai 22 ans. J’enseigne la langue arabe comme mon papa. Et, je travaille à Jounieh. Ma maman est catéchiste. Jounieh est une petite ville côtière qui jouxte Beyrouth au nord. Tout se passe bien pour moi, même si je suis un peu triste de tout ce qui se passe.

Hikmat : Pour ma part, j’ai 26 ans, je suis l’aîné de la fratrie. Mon frère, Ismat, a été retenu à son cabinet d’avocat. Il s’excuse. J’ai terminé mes études d’ingénierie, il y a un an. Et, je travaille dans la construction chez Pride Invests. Il y a quelques mois, j’ai, aussi, avec un associé et une petite équipe, commencé mes travaux pour lancer une start-up dans le secteur de la sécurité routière. Je ne sais pas encore si je vais rester au pays, car j’aime vraiment mon pays. Mais, je commence à avoir des opportunités pour partir en France.

Fadi : Je suis le plus jeune de l’équipe. J’ai 20 ans. Je poursuis des études dans les arts cinématographiques et dans le théâtre. Mon université s’appelle Université du Saint-Esprit.

Vous avez vécu plusieurs crises, qui perdurent toujours : en 2019, la crise bancaire, économique et financière, qui s’est transformée en crise sociale. Puis, les deux explosions du port, le 4 août 2020 ; la crise institutionnelle avec la vacance de la présidence et un gouvernement démissionnaire, depuis novembre 2022. Et, enfin, cette guerre israélo-palestinienne qui a des conséquences au sud du Liban. Comment vit-on cela quand on est à l’aube de sa vie d’adulte et de sa vie professionnelle ?

Fidèle : Oui, toutes ces tragédies sont devenues notre quotidien. Elles sont notre environnement plus ou moins proche. Tu dois les vivre. Tu ne peux pas les ignorer. Tu es adulte. C’est vrai nous sommes jeunes. Mais, c’est la vie. Tu dois en être conscient. La religion nous aide. En tant que scientifique, je ne peux pas vivre sans penser à Dieu. J’y crois. Et, je crois qu’il agit, même si le monde autour de nous s’écroule.

Neemat : La vie est devenue triste. On ne sait pas quand tout cela va passer, être derrière nous et s’arrêter. C’est vraiment malheureux, plus que triste. Car nous voulons vivre dans la joie, dans la paix. Il est difficile de vivre en pensant que notre entourage, nos proches, notre famille peut être blessée. Moi-même, je peux être blessée. Pour moi aussi, la foi est importante. Sinon, à quoi bon ?

Hikmat : Oui, ce que nous vivons est devenu dévastateur. Est-ce qu’on reste au Liban, dans cet environnement où la vie devient un danger presque permanent, ou on part ailleurs, dans un environnement porteur, dans un havre de paix, où on est attendu ? Nous les jeunes, nous étudions, nous voulons nous marier, fonder une famille, réussir professionnellement, gagner de l’argent, être utile et rester solidaire. Mais, ces tragédies nous empêchent de nous projeter. Il y a eu les explosions de Beyrouth, et maintenant cette guerre. Nous ne voulons pas aller ailleurs, nous voulons rester chez nous. La famille et les amis sont très importants. Notre foi, également. Ici, autour de la table, nous sommes tous membres du Mouvement apostolique marial. Nous œuvrons pour le bien commun, pour la paix. Et, cela commence ici, au Liban, entre Libanais. Oui, la foi, la famille, les amis et notre pays sont notre trésor.

Fadi : Pour moi, je trouve que nous vivons une situation inédite. Dans ce quartier de Gemmayzeh, par exemple, les gens continuent à aller au restaurant, dans les cafés. C’est bien, mais je trouve qu’il y a trop d’insouciance, une sorte de joie de vivre dangereuse, qui ressemble à une vie en vase clos. C’est une sorte de joie-échappatoire. Une sorte de fuite de la réalité angoissante et mortifère qui frappe à la porte de chacun. Cette joie est dangereuse, car cela contribue à une sorte d’inconscience collective. Oui, pour moi aussi, la foi, la famille et les amis sont essentiels. Il ne faut surtout pas rester seul, dans ces moments-là.

Vos réponses sont fortes. Mais face au danger, face à toutes ces crises, la question des traumatismes se posent de plus en plus. Comment faire pour ne pas être traumatisé par tout cela ?

Fidèle : C’est, peut-être, pour cela que je veux devenir neuro-scientifique. Je veux savoir comment on réagit face aux traumatismes ? Le traumatisme c’est quoi ? C’est un acte, un bruit, un évènement, un fait, un geste qui vous cause un état de stress inhabituel, exceptionnel qui va dégénérer vos tissus nerveux, votre capacité à vivre normalement. Il va endommager votre intelligence, votre mémoire, vos sens. Il va augmenter votre peur.

Les images, les photos, les vidéos d’assassinats, de bombardements et de violences, qui passent en boucle à la télévision et sur les réseaux sociaux, nous détruisent-ils ?

Fidèle : Oui, cela nous traumatise, tous, sans exception. Tout cela détruit notre émotion, notre goût de vivre, notre sensibilité à l’empathie. Les traumatismes détruisent nos gènes, nos cellules neuronales. Elles sont comme des filtres. En participant de près ou de loin à cette guerre, nous nous détruisons intérieurement. Notre cerveau est comme en ébullition. Sa plasticité est abimée, presque détruite.

C’est le champ ouvert à toutes les dépressions. Est-ce que vous êtes en dépression ?

Neemat : Non, pas encore. Mais, c’est vrai que le sujet existe. Il y a quelques jours, depuis le 7 octobre, je regardais tout le temps ce qui se passait. J’étais toute tendue vers l’information. Et, je ne savais pas quoi faire. Ma tristesse augmentait à chaque instant.

Et toi Hikmat, comment gères-tu ce stress ultime ?

Hikmat : Tout d’abord, je condamne toutes les sortes de crimes, de tous les côtés. Moi, j’aime mon pays. Ce qui m’importe, c’est le Liban. Je ne veux pas que tout cette guerre vienne chez nous. Elle est si proche, qu’elle est, déjà, là, dans le sud. Je me souviens, encore, de la guerre de 2006. J’avais 10 ans.

Rappelons Hikmat que cette guerre dite de « 33 jours » israélo-libanaise, a commencé en juillet 2006 à la suite de l’attaque du Hezbollah contre Israël. Cette attaque est lancée dans la continuité de l’opération israélienne contre le Hamas visant à récupérer un otage dans la bande de Gaza. La ressemblance avec aujourd’hui est troublante, voire inquiétante, non ?

Hikmat : Oui, c’est vrai. C’est pour cela que je m’inquiète pour mon pays. C’est pour cela que ce qui se passe est terrible. En plus, à l’époque, l’Iran a joué un rôle de premier plan. Ma plus grande inquiétude est celle-là : je ne veux pas que cela se reproduise.

Fadi, en 2006, quel âge avais-tu ?

Fadi : En 2006, je n’avais que trois ans. J’ai eu de la chance. Mais, aujourd’hui, pour répondre à votre question, je recherche toujours l’espoir. Je n’ai pas de terreur en moi.  

Le traumatisme s’installe. Il est impossible de rester insensible, non ? Comment faire pour retrouver son équilibre ?

Fidèle : Oui, c’est vrai. C’est impossible. Car notre équilibre neuronal est atteint. Il nous faut, donc, rechercher les moyens, les solutions pour retrouver cet équilibre. Nous avons principalement des hormones de bonheur, comme la dopamine. Elles sont agressées, voire endommagées, tuées. Nous devons les reconstituer en faisant du sport, en marchant dans la nature, en écoutant de la musique. En vivant avec les gens que nous aimons.

Neemat : Comme enseignante, je constate le traumatisme des enfants. Quand ils entendent le tonnerre, ils me demandent : « Madame, c’est une bombe ? ». Je les écoute et je les accompagne. Je prends le temps de les écouter. Il faut qu’ils expriment leurs émotions, leurs ressentis. Quand ils sont effrayés, je parle avec eux, et je fais en sorte de rétablir leur équilibre en leur racontant de belles histoires. Je fais une sorte de transition entre le traumatisme et la guérison, entre la guerre et la paix. Entre la peur et la joie de vivre. Ce n’est pas évident.

Je vous remercie pour vos réponses. Elles sont importantes. Finissons avec la question sur les raisons d’espérer. Quelles sont vos raisons d’espérer ? Faisons un dernier tour de table.

Fidèle : Je voudrais parler de conscience. La voie de guérison, c’est la conscience. Je crois qu’il faut avoir la foi, se découvrir, ne pas être ignorant. Il faut être fort face à l’adversité. La vie c’est pour les forts. Il faut retrouver la voie du bien, la bonne conscience. Celle qui fait du bien.

Neemat : Pour moi, la prière est très importante. Et, il ne faut pas rester seule. Il faut rechercher l’amour familiale, les amis. Il nous faut faire le bien. Nous devons, également, rechercher notre bien.

Hikmat : Moi, j’essaye d’aider les autres. Je pense que nous devons, aussi, apprendre la patience. Le mal passera. La foi est, il est vrai, importante. Elle m’aide vraiment au quotidien. Je reste au Liban, parce que j’aime mon pays. Et, je crois en un meilleur Liban et je veux participer à sa construction.

Et toi, Fadi, tu vas apporter, malgré ces moments tragiques, ta pierre vivante à la construction de ton pays ?

Fadi : Oui, c’est exact. Il y a un dicton libanais qui dit : « Ne déteste pas le malheur, car c’est, peut-être, le bonheur ». C’est le rôle de la foi. La foi est essentielle. Je veux croire au bonheur. Derrière la nuit du malheur, il y a le jour du bonheur…Et, la paix, c’est le plus grand des bonheurs.

On aimerait prolonger la conversation. Car le jour dure plus longtemps que la nuit. Cette jeunesse est belle, elle est remplie d’amour, de courage et de résilience. Elle est remplie d’espérance. Elle est intelligente. Espérons que cette belle jeunesse garde tout son sourire. Espérons-le pour la paix.

Interview réalisée par Antoine BORDIER     


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