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Au Liban, un vibrant appel pour sauver les enfants abandonnés

Le Dr Robert Sacy     (Copyright des photos A. Bordier)

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De notre envoyé spécial Antoine Bordier

Il est une des personnalités incontournables du pays du Cèdre. Ce pays qui a vécu les affres de la guerre civile entre 1975 et 1990, et qui vit, depuis 2018, des crises répétitives : bancaire, monétaire, financière, politique, économique et sociale. A s’y méprendre, il ressemblerait à un Gandi… libanais, qui œuvre au service des enfants abandonnés et maltraités. Il y a quelques jours, il lançait son vibrant appel au monde, une bouteille à la mer. Reportage au cœur de l’enfance maltraitée.

Son appel commence par ses phrases : « SOS ENFANCE EN DANGER. J’ai arrêté de compter, de compter sans arrêt les bébés-poubelles, les bébés abandonnés au coin des rivières, les bébés ramassés par les chiens et ramenés à la vie, les enfants battus, violés, harassés… Mais après ? Hier, je reçois un bébé d’environ 2 mois abandonné sur un trottoir, avec des traces de brûlure autour de la lèvre. Il a été amené par des gendarmes. Et après ? Qu’est-ce que vous attendez, Messieurs nos dirigeants milliardaires pour réagir et vider un peu vos poches ? » Puis, plus loin, il s’adresse aux gouvernants du monde entier : « Messieurs les responsables des grandes puissances et des organisations internationales pour les réfugiés et les migrants, est-ce que vous pensez sérieusement que la situation au Liban est mieux que celle en Syrie pour ces réfugiés et que la promiscuité ne favorise pas les incestes et les agressions sur mineurs ? » Ses phrases sont terribles, elles nous ramènent à Victor Hugo, avec Les Misérables, et à Emile Zola, avec La Bête humaine, l’Assommoir et Germinal. L’humanité a-t-elle avancé d’un millimètre, d’un petit pouce, d’un petit pied, vers le bien ? S’est-elle éloignée de la barbarie ? Ou est-elle en train de reculer, de chuter, de pactiser de nouveau avec ses vieux démons ?

Alors que des milliards pleuvent sans arrêt, comme une pluie diluvienne, en Ukraine pour faire la guerre, l’argent abondant manque cruellement pour… l’enfance, la santé, la vie. Notre humanité blessée, meurtrie, se recroqueville de plus en plus sur elle-même. Elle s’assèche et se barbarise. Pendant ce temps, le fœtus, le bébé, l’enfant de la rue, celui des familles misérables et miséreuses, interdites d’être heureuses, crient leur désespoir en essayant de donner la vie. Cet enfant de la rue est (re)jeté à même le sol, dans un sac poubelle… La vie flirte avec le baiser de la mort. Combien sont-ils, ainsi, abandonnés à même le trottoir, dans un conteneur de poubelle éventrée, ou dans le lit d’une rivière ? Des centaines, des milliers ?

Docteur-courage

Son appel vibrant, son cri du coeur, le docteur Robert Sacy, qui devrait être à la retraite depuis longtemps – « mais au Liban, si vous prenez votre retraite, vous ne vivez plus, car il n’y a plus de retraite » – s’interroge : qui l’entendra ? Oui, qui trouvera sa bouteille jetée à la mer qui renferme son SOS ?

Nous le retrouvons dans le quartier d’Achrafieh, de Beyrouth. A plus de 70 ans, ce petit homme aux cheveux blancs impeccables, marche en direction de son hôpital. Avec ses bretelles, son pantalon et sa chemisette bleue, il a l’air de sortir tout droit d’un vieux film-documentaire qui retrace la vie de ses French-Doctors des années 70. La différence ? Il n’est pas une star, avec les médias derrière-lui, comme Bernard Kouchner. Sa démarche est chaloupée, son geste précis, ses mots simples et forts. Son téléphone, à la main, n’arrête pas de sonner. « Nous avons inauguré notre nouvel hôpital le 4 août dernier, à la date anniversaire des terribles explosions du port de Beyrouth de 2020. Mais, il nous manque, aujourd’hui, 800 000 euros – cela correspond au budget de fonctionnement – pour pouvoir fermer l’ancien hôpital qui est à bout de souffle et ouvrir tous les services du nouveau. Sur les trois étages, il n’y a que les services d’urgence du rez-de-chaussée qui sont opérationnels. »

L’hôpital, la santé au Liban, dans un Liban en pleine crise : c’est un vrai sujet. Avec l’éducation, la formation professionnelle et la relance économique, c’est l’un des enjeux prioritaires du pays du Levant. Un enjeu vital au moment où le nombre de réfugiés syriens est reparti à la hausse et où les camps de réfugiés palestiniens implosent comme dans les banlieues françaises. C’est pire, car là, les règlements de compte fratricides entre milices se font au bazooka et à la mitrailleuse lourde. Silence on s’entretue dans les camps. On se demande, d’ailleurs, où est passée la FINUL ? Pendant ce temps-là docteur-courage est sur le terrain.

Un sacerdoce en blanc et une santé en noir

Pour le Dr Sacy, qui vit plus qu’une vocation, un véritable sacerdoce en blouse blanche, le quotidien est un tour de force, un miracle permanent. A chaque problème, il essaie de trouver une solution. Ce petit montagnard qui est greffé du rein arrive, encore aujourd’hui, à soulever des montagnes. Car, il est vrai que l’hôpital public, où il exerce, est en déliquescence, en faillite. « La santé au Liban fonctionne, principalement, grâce aux hôpitaux et cliniques privés. La plupart des hôpitaux sont privés. Ici, j’ai dû me battre pour obtenir les 12 millions d’euros de financements privés nécessaires à la rénovation de l’hôpital ». Comment a-t-il fait pour réunir ce budget global ? Cet homme de réseau travaille énormément. Bien souvent, ses journées s’étirent de 7h00 jusqu’à 23h00. C’est peut-être pour cela que certains l’appellent le « docteur-courage ». Il en faut du courage pour soigner une population qui est tombée sous le seuil de pauvreté à plus de 70%. « Vous pouvez même écrire 80%. On ne sait plus, surtout avec l’arrivée quotidienne de 1 000 réfugiés par jour, depuis trois ou quatre mois. » Au Liban, les médicaments, par exemple, sont devenus hors de prix. Alors que les prix sont identiques à la France, le salaire moyen, lui, est à … 90 euros ! « Heureusement, ajoute le docteur, nous recevons de France des valises de médicaments. Mais, nous manquons cruellement de médicaments pour les malades cancéreux, pour les dialyses… »

Il y a 4 mois, jour pour jour, le syndicat des hôpitaux privés lançait, lui aussi, son cri d’alarme, appelant le Premier ministre sortant, Najib Mikati, à assurer au ministère de la Santé les budgets nécessaires aux dialyses. « Après la majoration des prix de dialyse, le problème réside actuellement dans l’incapacité d’assurer au ministère de la Santé les fonds nécessaires pour régler ses dus aux hôpitaux, lisait-on dans un communiqué du syndicat. »

Des enfants abandonnés dans la rue

Quand un enfant – le dernier est ce bébé de deux mois – est retrouvé dans la rue, ce sont les gendarmes qui le récupèrent. Puis, il est confié aux hôpitaux publics, au nombre de 29 pour 157 établissements privés. « Les gendarmes commencent à bien me connaître, explique le vieux sage. Depuis 7 ans, nous avons accueilli, hébergé et soigné, près de 80 enfants. Le dernier est cette petite fille de deux mois, qui s’appelle Marie. Elle a été abandonnée la semaine dernière. Elle est vraiment une rescapée, une survivante. C’est un miracle, car elle a été brûlée à la cigarette. » Le bébé est là, les yeux grands ouverts. Il sourit presque à la vie, portée par son infirmière attitrée, qui le pose délicatement entre les bras du professeur. Marie semble nous dire quelque chose : « Aimez-moi, protégez-moi, regardez-moi. Je suis vivante ! » Sur son visage, gorgé de vie, les traces de brûlures sont, toujours, visibles.

Le docteur – on l’appelle, également, l’ange-gardien des enfants-poubelle – paraît inquiet. Il n’est pas rassuré. Car le nombre d’enfants abandonnés se multiplie : au Liban, un enfant tous les 2 jours est retrouvé dans les poubelles.

« Nous avons, également, retrouvé des jumeaux abandonnés dans la rivière de Nahr-Ibrahim, entre Jounieh et Jbeil (Byblos) ». Comme Moïse, jadis en son temps, qui a été sauvé des eaux, par la fille de Pharaon, les jumeaux ont été sauvés des eaux, par un villageois. Ils ont été retrouvés dans des boites en carton, qui descendaient le lit du fleuve. Une course périlleuse entre la vie et la mort, qui a failli être fatale, sur ce fleuve que les historiens attribuent à Adonis. Dans la mythologie grecque et romaine, dans la mythologie phénicienne, Adonis est le dieu de l’amour et de la beauté. Lors d’une chasse, il est tué par un sanglier que le dieu de la guerre, Arès, aurait envoyé contre lui. Son sang se répand alors dans le fleuve… Aujourd’hui, la réalité a dépassé le mythe. Le sang, le Dr Sacy l’a souvent vu couler, depuis les cinquante dernières années.

Un homme au service des plus-petits

Il avait une vingtaine d’années et il était étudiant en médecine quand la guerre civile de 1975 a commencé. « J’avais, exactement, 24 ans. Et, je me spécialisais, déjà, en pédiatrie et en néonatologie. » Est-ce son goût pour les autres, pour les plus déshérités, les plus fragiles, les plus petits qui a balisé sa vocation ? C’est certain. Celui qui a gardé une âme d’enfant se souvient de ses années de scoutisme. Louveteau, il s’occupait, déjà, des plus petits, les derniers arrivés. Il n’avait pas 12 ans. Eux, en avaient 8. Brillant dans ses études, il intègre la prestigieuse Université Saint-Joseph de Beyrouth, après son baccalauréat scientifique, en 1968. Entre 1975 et 1980, il fait les aller-retours entre la France et le Liban pour ses études de médecine. En France, à l’Internat de Gien, dans le Loiret, il exerce en pédiatrie générale. Il restera en France, continuant ses études, jusqu’en 1980. A partir de 1979, il exerce comme professeur de pédiatrie et de néonatologie.

« Je travaille depuis 45 ans à l’hôpital Saint-Georges de Beyrouth. C’est un hôpital universitaire. J’ai créé un des premiers services de réanimation néonatale et de pédiatrie. Il y a 10 ans, je me suis remis en question, car je n’arrivais plus à soigner dans mon service les pauvres et les déshérités. Je me suis, alors, intéressé à l’hôpital public, celui de La Quarantaine, qui, malheureusement, était devenu une ruine. J’ai, avec l’aide entre autres de la fondation Carlos Slim, obtenu 2 millions de dollars et j’ai commencé à restaurer cet hôpital que nous avons inauguré le 4 août dernier». Plus tard, il sera aidé par la famille de Rodolphe et Tanya Saadé, de CMA-CGM, dont il connait bien la maman.

Miracle

Il y a quelques temps, un fait divers s’est transformé en petit miracle. Un miracle qui ressemble à un conte de fées, à un rêve réalisé. Le Dr Sacy pourrait raconter des dizaines d’histoires de la sorte. Un bébé a été sauvé, retrouvé dans une poubelle par un… chien. Oui, vous avez bien lu, un chien. Les poubelles au Liban ressemblent à des caissons en fer, cabossés de toute part. Rien à voir, donc, avec nos standards occidentaux de conteneurs ultra-propres.

Imaginez ce chien qui se rue sur cette poubelle où vient d’être jeté un bébé enfermé dans un sac. A-t-il été alerté par les cris étouffés de ce petit-homme dont les dernières minutes de sa courte vie défilent à grande vitesse ? Il l’a senti, c’est certain. Dans ce combat au service de la (sur)vie, l’ami fidèle de l’homme est devenu l’ami sauveteur du petit bébé. « Il a rapporté le sac à son maître, continue de raconter le docteur, qui l’a ensuite remis à la gendarmerie. Et, nous l’avons récupéré, ici. »

Le sourire de cet enfant angélique continue de ponctuer ses propos graves sur un fait divers, qui devrait appartenir à une autre époque, à une autre histoire oubliée. Histoire d’un autre temps que l’on pensait révolu. Si l’homme est « un animal doué de raison ». Il est devenu « un loup pour ses plus petits ».

Des raisons d’espérer ?

Le pire serait à craindre. Car les cas dont s’occupent le docteur-gandi, et dont il a connaissance, concernent uniquement Beyrouth. Mais, pour comprendre l’ampleur du problème, il faudrait multiplier ses cas par deux ou trois. Des milliers d’enfants sont, ainsi, concernés par la maltraitance. L’afflux de réfugiés syriens en masse n’est pas de bon augure.

Entourée de ses deux femmes : Nicole, son épouse, et sa fille Kim, qui vit en France, le docteur Sacy ne s’avoue jamais vaincu. Il est rempli d’espérance qu’il tire de sa vie de foi – il est grec-catholique. Il croit, beaucoup, à la nouvelle génération, qui est en train de prendre le relais. Courageuse, elle décide de rester au pays, malgré les crises successives. Et, puis, il existe un phénomène nouveau, qui est en train de se multiplier : celui de la diaspora, de retour. Elle est prête à relever tous les défis.

« Je suis un rêveur. Je n’arrêterais jamais de rêver et d’espérer, je suis chrétien et ma prière quotidienne est celle-ci : Merci mon Dieu pour toutes les épreuves que tu m’as envoyées, et dont tu m’as sortie, chaque fois, encore plus fort. »

Le Dr Robert Sacy est remonté dans sa voiture. Une nouvelle urgence l’attend. Avant de partir, il ouvre sa fenêtre et cite par cœur l’un de ses poètes préférés, Miguel de Cervantes : « Je rends hommage à ceux qui parlent au vent, les fous d’amour, les visionnaires, à ceux qui donneraient vie à un rêve. Aux rejetés, aux exclus. Aux hommes de cœur, à ceux qui persistent à croire aux sentiments purs. A ceux qui sont ridiculisés et jugés. A ceux qui n’ont pas peur de dire ce qu’ils pensent et n’abandonnent jamais. » Tout est dit.

Le docteur a un rêve : que son cri parvienne jusqu’aux oreilles des puissants. « J’espère qu’Emmanuel Macron entendra mon cri. » Le cri de ce francophone ? Une bouteille jetée dans la Méditerranée, qui pourrait accoster sur les rives de Marseille lorsque le Président de la République rencontrera le pape François, le 23 septembre… A suivre.

Reportage réalisé par Antoine BORDIER


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