Je m'abonne

Youmna Gemayel, une femme d’exception au coeur du Liban

Le 8 mars prochain, le Liban, la France et le monde entier vont fêter la Journée Internationale des droits des femmes. Au Liban, dans ce pays du Levant meurtri par plusieurs années de guerre et par les crises récentes, une femme s’est levée depuis sa naissance. Elle s’appelle Youmna Gemayel. Portrait d’une femme de cœur et de tête, qui a consacré sa vie au Liban et à son peuple.

Copyright des photos A. Bordier

Afficher le sommaire Masquer le sommaire

De notre envoyé spécial au Liban, Antoine Bordier

Elle a un tempérament de feu. Elle va droit au but et veut comprendre pourquoi des Français s’intéressent encore au Liban, alors que le pays du Cèdre de Dieu, où coule l’eau, l’huile, le lait, le miel et le vin, est en proie à de multiples incendies. Des incendies au sens figuré du terme : des crises en somme. Ces incendies bancaires, économiques et financiers, politiques et sociaux, elle veut tous les éteindre. Les pompiers connaissent bien cette opération de haut-vol qui consiste à dompter les incendies : il faut allumer un contre-feu. C’est ça : Youmna Gemayel est un contre-feu. Plus poétiquement, elle fait partie de ces femmes qui font l’Histoire (avec un grand h). Tel est son destin.

Comme jadis, au moment d’Attila où Geneviève défendit Paris contre des hordes barbares lancées à l’assaut des remparts ; ou encore Jeanne d’Arc, qui alla jusqu’au sacrifice d’elle-même face aux terribles anglais et à l’évêque Cauchon, ce collabo-traître qui la condamnera au bûcher. Plus près de nous, elle serait cette 13è femme, celle qui, avec Berty Albrecht, Lucie Aubrac, Geneviève de Gaulle, Danielle Casanova, Marie-Claude Vaillant Couturier, Marie-Madeleine Fourcade, Agnès Humbert, Laure Diebold, Emilienne Moreau-Evrard, Anne-Marie Bauer, Jeanne Bohec et Leïla du Luart, entre en résistance.

Elle-même n’a pas combattu avec des armes. Elle combat avec les armes de son coeur. Les blessures de ses ancêtres sont apparentes comme autant de médailles héroïques. Elle a reçu à sa naissance un patrimoine des plus essentiels, des plus importants et des plus riches. Car Youmna appartient à une grande lignée familiale, celle des Gemayel. Cette famille a façonné, jusqu’à aujourd’hui, le Liban moderne, celui de la résistance. Elle a versé son sang pour la paix retrouvée et la souveraineté recherchée. Qui souhaite s’intéresser au Liban doit passer par le crible de son histoire, de ses grandes familles et de ses grandes dames au cœur d’or.

B comme Bikfaya, G comme Gemayel

La grande lignée des Gemayel est inséparable de l’histoire de la ville de Bikfaya. Cette petite ville se situe sur la route des montagnes, à une demi-heure de Beyrouth, au nord-est. Elle apparaît comme le cœur géographique à partir duquel jaillit la vie, irrigant tout le Liban, de ses montagnes, jusqu’à son littoral. Les deux, la famille Gemayel et Bikfaya, sont intimement liées. Comme si les racines des Gemayel, dont les premières traces remontent au 16è siècle, en 1540, rejoignaient celles de la ville triplement millénaire.

S’il faut parler histoire, il faudrait, au préalable, parler étymologie, sens des mots. Car Bikfaya prend sa source au temps des Phéniciens et des Araméens. De façon allégorique, il faudrait, aussi, ouvrir, la Bible. Car son nom veut dire : « maison de pierre ». Cette maison de pierre serait comme une petite chapelle, une source cachée au creux du rocher. C’est en 1545 que les Gemayel s’y établissent. Ils ont quitté leur village ancestral, Geige, niché plus haut dans les montagnes. Encore un G, un triple g avec celui des Gemayel.

La montagne est le refuge des Maronites depuis les 6è et 7è siècles. Persécutés, pourchassés et martyrisés, ils ont dû leur survie à l’excellente connaissance qu’ils avaient de ses cavités et de ses grottes. Les Romains, les Byzantins, les Arabes, les Egyptiens, les Mamelouks et les Ottomans, tous les peuples de la région du Moyen-Orient et au-delà, ont essayé de conquérir à jamais ce pays de cocagne. Les chrétiens se sont réfugiés, à chaque fois, sur la crête des sommets, toujours plus haut où il était impossible de les déloger.

« Mon grand-père Pierre Gemayel »

« L’histoire du Liban contemporain, telle que tout le monde la connaît, est très liée à l’histoire de ma famille. Au début de la Première Guerre mondiale, mon arrière-grand-père, Amine Gemayel, est obligé de fuir en Egypte, en raison de ses oppositions à l’empire Ottoman. Il est menacé de mort.

A Mansoura, mon grand-père, Pierre, a rencontré sa future épouse, ma grand-mère, Geneviève. Après la chute de l’empire Ottoman, il revient au Liban, pendant le mandat français [1920-1943]. En 1936, mon grand-père qui était passionné de football et de politique a créé le grand parti Kataëb. Ce sont mes deux grands-parents qui l’ont créé, en fait, Pierre Gemayel, donc, et Louis Toutounji, avec Georges Naccache. » Ce-dernier est le fondateur du quotidien libanais francophone L’Orient, qui deviendra L’Orient-Le Jour. Cette année, le quotidien fête ses 100 ans ! Il fait vivre, aujourd’hui, une centaine de familles.

Les copains d’abord

Il faut ajouter dans ce premier cercle des fondateurs Charles Hélou (qui deviendra président de la République entre 1964 et 1970), Hamid Frangié (député, il occupera plusieurs postes ministériels) et Chafic Nassif. Ce qui est atypique, c’est que tous ces co-fondateurs sont, d’abord, des copains. Des copains d’abord. Ils se retrouvaient tous sur le terrain de football. « Mon grand-père a été arbitre international, en même temps qu’il était pharmacien. Passionné de politique, il fonde le parti Kataëb, en 1936. Aux JO d’été de la même année, à Berlin, il est fasciné par cette jeunesse mondiale, engagée, loyale et sportive. Il a été fasciné par l’organisation des JO. Il était, lui-même, un grand organisateur et un entraîneur hors-pair. Il a ensuite essaimé son parti dans tout le pays. »

Youmna évoque, de nouveau, la figure de sa grand-mère, Geneviève : « En 1943, c’est l’indépendance du Liban. C’est ma grand-mère qui a cousu le premier drapeau du Liban. C’était une grande dame. Elle a été la première, aussi, dans tout le Moyen-Orient à piloter un hélicoptère. » Avec ces figures familiales, on comprend mieux le tempérament aérien et visionnaire de la petite-fille. Et, quand on regarde le drapeau libanais blanc, bordé de rouge avec en son centre le cèdre du Liban, on pourrait voir se dessiner le profil des Gemayel regardant vers l’avenir. Il flotte place des Martyrs.

De pierre à Bachir Gemayel

Le parti Kataëb est, ainsi, lancé en 1936. Il est à la fois un parti et une école de vie. Il est un protecteur des chrétiens du Liban. Avec sa devise : « Allah, Al Watan, Al A-aylé », c’est-à-dire « Dieu, Patrie, Famille », il est nationaliste et socialiste. Il veut redonner au Liban toute sa souveraineté, au moment même où le pays voit les premières vagues de réfugiés palestiniens s’échouer sur son littoral et s’installer dans ses cités.

Bachir, le père de Youmna, est né dans ce contexte, le 10 novembre 1947. Il sera assassiné le 14 septembre 1982, trois semaines après avoir été élu président de la République. Nous sommes alors en pleine guerre du Liban (1975-1990).

Il va vivre dans cet esprit de dépassement, se revêtir des valeurs de son père, et s’inspirer de toute cette première génération d’hommes politiques qui l’a précédée et qu’il a côtoyée de façon privilégiée. « En 1976, mon père a fondé les Forces Libanaises, des milices chrétiennes, pour se défendre contre les Palestiniens et les Syriens. Il est important de noter que mon père n’a pas hérité des œuvres politiques de mon grand-père. C’est plutôt, mon oncle, l’aîné, Amine qui a succédé à mon grand-père. Mon père plus qu’un fondateur et un visionnaire était un fédérateur. » Son père va mourir, martyr.

Dans la Mémoire de Bachir

Cela pourrait être le titre d’un film, d’un essai politique ou même d’un roman. Bachir Gemayel meurt alors que Youmna n’a que deux ans. A Beyrouth, dans le bureau de feu son père, qui était, aussi, un brillant avocat, elle commente une photo qui le représente. Cet appartement abrite depuis 1982 la Fondation Bachir Gemayel. La photo en noir et blanc est magnifique, elle tapisse tout le pan du mur. « Je ne sais pas, exactement, mais cette photo doit dater de 1981. Mon père prononce un discours lors d’un meeting. Regardez bien, il y a plusieurs drapeaux qui flottent. Il y a le drapeau du Liban, le drapeau de Kataëb, et le drapeau des Forces Libanaises. Cette photo est plus que symbolique, car elle résume toutes les actions des chrétiens du Liban jusqu’en 1990. Même après sa mort, et jusqu’à aujourd’hui, mon père à inspirer de nouvelles générations de Libanais prêtes à s’engager pour le pays. »

Cette photo est iconique. Même si l’homme n’est plus là, son âme, son esprit et ses valeurs survolent tout le pays. Le plus jeune président d’un pays démocratique francophone (il a été élu président à l’âge de 33 ans) est bien présent à travers les propos de sa fille. Elle respire son père. Elle l’incarne. Certains anciens qui l’ont côtoyée disent que « Youmna ressemble à son père. Elle est remplie d’énergie. Elle est droite, entière et déterminée. »

Vue de France, Yann Baly, qui travaille avec elle et qui a co-écrit avec Emmanuel Pezé un livre sur son père, ne tarit pas d’éloge : « Elle m’a fait confiance et m’a ouvert de nombreuses portes pour écrire ce livre. Depuis, nous collaborons ensemble sur certains projets au Liban et à l’étranger. Elle est formidable. Elle a une grande capacité de travail. Elle a un grand rôle à jouer pour le redressement du Liban. C’est une femme d’exception. »

Une chrétienté, un héritage, une vie

Youmna évoque ce 14 septembre 1982. « Le 14 septembre, c’est le jour où les chrétiens commémorent la Croix du Christ, et mon père, une heure avant sa mort était au couvent de la Croix, en train de faire l’un de ses meilleurs discours informels disant en regardant la croix : Nous sommes un peuple avec plus de 6 000 ans d’histoire . »  Que serait le Liban sans les chrétiens ?

Youmna est née en 1980. Depuis 43 ans, elle a déclaré sa flamme à son père, à sa famille qu’elle appelle clan, et au Liban. Et, cette flamme continue de brûler : « Bachir reste le symbole du Liban, de la résistance, de la jeunesse, d’un pays uni, le symbole d’un vrai Etat, d’un Etat fort, souverain… 40 ans plus tard, ses 7 années d’engagement politique restent un exemple pour de nombreux Libanais. On en parle encore aujourd’hui. Il n’a été président que 21 jours et on en parle encore… 21 jours c’est rien. »

Youmna est passionnante. Avec son histoire, il lui manquerait de s’engager comme son père. Elle est pétrie de ses valeurs : « C’est d’abord un homme qui incarne l’espoir. Il est, aussi, un homme droit, honnête. Mon père en 21 jours a insufflé la valeur anti-corruption à tous les niveaux. » Comme lui, elle a hérité d’un charisme hors-norme : « Mon père a inspiré à la jeunesse le goût de l’engagement, et le fait que nous pouvions réaliser de grandes choses. » Pour elle, les souvenirs de son père restent indirects. Sa maman, ses amis, ses proches, lui ayant tout raconté. Presque. Car comment percer les mystères de son père ?

Bachir Gemayel est le dernier (?) porte-drapeau d’une chrétienté, celle d’Orient, qui se meurt. Alors que le pays comptait près de 60 % de chrétiens en 1943, ils ne seraient plus qu’entre 19% (chiffre du Premier ministre sunnite) et 40% selon certaines sources optimistes.

Une femme de cœur et une fondation

Youmna veut aller de l’avant. Pas facile dans une famille martyre d’incarner l’espoir. Une famille qui ressemblerait à celle des Kennedy. Avant son père, elle n’oubliera jamais qu’en 1980, sa sœur aînée qui n’a que deux ans, meurt dans un attentat à la bombe. Une bombe devait, déjà, frapper Bachir Gemayel.

Youmna vit, depuis, le cœur ouvert par des blessures inguérissables, celles des êtres aimés, lâchement assassinées. Maya, quel joli prénom ! « C’était le 23 février 1980. Ma sœur Maya est morte dans l’explosion de cette bombe. » Son jeune frère, Nadim, est devenu député à plusieurs reprises. Il est, à son tour, menacé, mais il continue son combat pour la liberté. Youmna, de son côté, réfléchit de plus en plus à sa future vie politique. Son combat ne ferait que commencer.

Mariée et mère de 4 enfants (2 filles et 2 garçons), elle est très engagée dans la fondation créée par sa mère. Professionnellement, après ses études de droit, elle s’est tournée vers les ressources humaines. Avec la fondation, elle fait le bien autour d’elle et dans tout le Liban : « Avec nos bienfaiteurs et nos équipes nous intervenons dans trois domaines : l’éducation, les actions civiques, et les œuvres sociales. Nous avons été très actifs pour la reconstruction des environs du Port de Beyrouth, lors des doubles explosions du 4 août 2020. Mon mari, Roger, est à mes côtés. Nous ne sommes pas seuls. Avec nos équipes, nous avons lancé de nombreux chantiers : alimentaires, pour reloger des personnes qui avaient tout perdu. Nous avons réparé de nombreux appartements et des maisons. Nous intervenons, aussi, sur les sujets de santé et de sécurité. Nous avons, également, équipé des écoles et des universités… »

Une Gemayel en politique ?

Youmna par ses œuvres, ressemble à une petite fée pressée, qui distille ses petites lucioles humanitaires sur tout le territoire, sans distinction communautaire. Cette experte en ressources humaines a mis au premier plan de ses priorités sa famille, son clan, son mari et ses enfants. Elle ouvre son cercle familial pour y intégrer tout un peuple. Le sien. Elle veut s’engager encore plus. Sera-t-elle un jour députée ? C’est probable. Ce qui est certain, c’est qu’elle veut « jouer un rôle dans la vie politique ».

Youmna Gemayel, à la suite de son père, deviendra-t-elle un jour la première Présidente de la République du Liban ? Au moment où la présidence est, toujours, vacante, depuis le 1er novembre 2022. Cela serait de bon augure. Cette femme de cœur deviendrait alors la femme de tête du Liban. Et ce serait une première !

Reportage réalisé par Antoine Bordier


Vous aimez ? Partagez !


Entreprendre est un média indépendant. Soutenez-nous en nous ajoutant à vos favoris Google Actualités :

1 commentaires sur « Youmna Gemayel, une femme d’exception au coeur du Liban »

Publiez un commentaire

Offre spéciale Entreprendre

15% de réduction sur votre abonnement

Découvrez nos formules d'abonnement en version Papier & Digital pour retrouver le meilleur d'Entreprendre :

Le premier magazine des entrepreneurs depuis 1984

Une rédaction indépendante

Les secrets de réussite des meilleurs entrepreneurs

Profitez de cette offre exclusive

Je m'abonne