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Vin : au Liban, la renaissance de Château Fakra

Photos Antoine Bordier

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Le Liban déborde de beautés éternelles et de bontés divines. Des femmes et des hommes y ont reçu en héritage l’arak, l’eau, le lait, le miel et le vin. Telle se résumerait l’histoire du Dr. Carlos Guillermo Adem. Sa vie ressemble à un livre d’aventures, dont les premières pages, blanches, s’écrivent à l’encre des montagnes de l’Argentine et de celles du Liban. Reportage et dégustations mélodieuses dans les bureaux de Fakra à Jounieh.

Le temps pluvieux a fini par cesser. Le vent d’ouest a dispersé les nuages qui s’étaient accumulés au-dessus des montagnes : le Mont-Liban et l’Anti-Liban. Entre ces deux chaines se trouve la célèbre vallée de la Bekaa, dont l’altitude moyenne est de +/- 900 m. C’est là, dans cette région, à Kfardebian, près de Fakra, que le grand-oncle de Carlos Adem, à la fin du 19è siècle, produit son arak familial. « Nous sommes, exactement, au Mont-Liban, juste en bordure de la Bekaa, au centre du pays », indique le petit-neveu, fondateur de Château Fakra, le vin des dieux, qui fêtera en 2025 ses 40 premiers printemps.

L’homme est à la fois imposant et charmant. Il a quelque chose de Dali, avec un tour de taille en plus et sans ses moustaches. Il y a chez lui de l’art, de l’aventure et du romanesque. Imaginez : « Mon père était un industriel et un propriétaire terrien, qui s’était installé en Argentine, en Patagonie. J’y suis né et j’y ai vécu quelques années, avant de devoir rentrer au Liban. »

Avec son accent libanais qui ressemble à celui d’un Grec roulant les r, qui rappellerait celui d’Epictète, il parle parfaitement le français. Il raconte de nombreuses anecdotes et plonge dans l’histoire familiale qui s’entremêle avec celle du Liban, celle qui court du 19è au 21è siècle. Mais l’histoire familiale remonte encore plus loin. C’est pour cela qu’elle ressemble à un bain de jouvence. Son pays, le Liban, est encore plus ancien. C’est celui des Phéniciens, ces célèbres conquérants des mers et des terres des 5 continents, depuis l’an 2000 avant Jésus-Christ jusqu’à nos jours. Le Dr. Carlos Adem est un descendant. Il est 100% Phénicien et 100% Argentin.

De l’Argentine au Liban

Quand on évoque Florent Pagny, il se met à rire. Et, il se met à raconter son histoire familiale, sortie tout droit d’un livre de Joseph Kessel. « Mon père avait des ranchs. Les étendues étaient gigantesques, avec plus de 20 000 ha. Nous avions des bovins et des moutons. Mon père et mes oncles, avec leur associé italien, ont lancé une grande scierie. Ils étaient les plus grands producteurs de bois d’Araucaria, l’arbre typique de Patagonie. C’était une forêt de 30 000 ha. » Les chiffres sont vertigineux, ils nous plongent, à titre de comparaison, dans l’équivalent des arbres qui sont replantés en France sur une année. Autre comparaison avec la forêt de Fontainebleau, en Seine-et-Marne, dans le sud-est de l’Ile-de-France, qui est un massif boisé de 25 000 ha, seulement. Seulement ?

La Patagonie remet l’homme au milieu de la création et de la nature. Dieu, lui, reste au-dessus. L’homme est tout petit, il ressemblerait presqu’à une fourmi. Car, cette géante région fait deux fois la France, pour quinze fois moins d’habitants.

Les Libanais aiment l’Argentine. Et, c’est réciproque. Ils seraient 1,5 million à y vivre. Difficile de les compter. Carlos fait partie d’eux, de ces vagues successives qui ont formé la diaspora au long des siècles. Sa ville natale s’appelle Neuquén. « C’est la ville la plus importante de Patagonie. » La région est celle des indiens Mapuches. « Je suis complétement Libanais, mais je suis Argentin de naissance », tient-il à repréciser.

Après avoir perdu son papa, Amado, quand il n’a que 6 ans, sa mère, Chahideh, décide de rentrer au Liban. Il retrouve, alors, une partie de sa famille installée à Jounieh, une ville portuaire qui se situe à 20 km au nord de Beyrouth. Il y fait toute sa scolarité. Il navigue, alors, entre Beyrouth, Jounieh, Fakra et Kfardebian.

Un Francophone amoureux de la culture

Il aime répéter, également, qu’il a appris le français chez les frères Maristes de Jounieh. De son immeuble, à travers ses fenêtres, il domine son ancien établissement scolaire, situé en contre-bas. La mer est à 15 mn à pied, de l’autre côté. L’horizon est tout bleu. La mer et ciel ne font plus qu’un. Ce bleu qui rappelle celui de France.

« Pour moi, la civilisation française et la culture française sont très importantes. Je m’y plais bien. Elles forment l’esprit, la pensée et la réflexion. La portée de la Francophonie est universelle. Il faudrait, d’abord, étudier en français. Le reste, ensuite, devient plus facile. Si vous commencez par l’anglais, cela devient plus compliqué. »

Carlos aime citer Lamartine, qui a vécu au Liban entre 1832 et 1833. Il aime rappeler que de Gaulle, quand il était commandant, est venu, également, au Liban entre 1929 et 1931. Il y retournera pendant la Seconde Guerre mondiale entre 1941 et 1942. Il a, profondément, été marqué par la jeunesse libanaise.

Après son lycée, le jeune Carlos poursuit ses études supérieures en biologie et en chimie. Puis, il commence à l’Université américaine un cursus de spécialisation en génie-chimique. Pour sa maîtrise et son doctorat, en génie-chimique et en génie-biomédical, il part en Angleterre, à Bradford.

De l’enseignement à l’entrepreneuriat

Après son doctorat, il rentre au Liban et enseigne au sein de l’Université américaine. Nous sommes dans les années fin 70 et au début des années 1980. Ensuite, c’est le retour en Argentine, à Santa Fe. Il y dirige le département de génie-biomédical au Centre de      Recherche Régional. « Je retrouve mon Argentine, ma Patagonie. J’apprends à connaître Santa Fe. C’est une très belle ville coloniale qui date du 16è siècle. L’Argentine est l’un des plus beaux pays du monde. Cette ville de Santa Fe a été fondée en même temps que Buenos Aires. »

En 1983, il est de retour au Liban. Il y retrouve, ravi, ses oncles, de grands propriétaires terriens. Il continue à enseigner. Il est 100% professeur. Le métier d’enseignant est pour lui « un métier-passion-vocation ». Il enseigne à l’Université libanaise, à la faculté des sciences, et, à la faculté de santé publique.

Quant à l’entrepreneuriat ? C’est le grand virage des années 1980-1985 : Carlos va devenir entrepreneur. Il va décider de relancer la production d’arak. « Je n’ai, jamais, cessé d’enseigner. Mais, parce que mes ancêtres avaient mis la clef de la fabrication d’arak sous la porte, je décide de réaliser l’un de mes rêves : produire de l’Arak. Car, tout s’était arrêté lorsque mon grand-oncle est décédé en 1930. » La belle s’était endormie.

La (re)naissance de Château Fakra

Le patrimoine familial ancestral avait été légué à des associations, des fondations et des œuvres de bienfaisance. Une partie était, cependant, parvenue jusqu’à Carlos. Il va en faire une pépite. « J’ai acheté les autres parts et c’est comme cela que j’ai repris la maison familiale. J’ai tout recommencé à partir de zéro, avec les murs et les terres. » Carlos a soif d’arak, de cette boisson qu’il va produire à profusion. L’arak ? Oui, ce pastis 100% libanais, qui a des touches florales anisées uniques au monde. Il ressemble, également, au raki. Contrairement au pastis, dont il serait l’ancêtre, il n’a pas de notes de réglisse.

Carlos devient nostalgique. Il rêve de son enfance et de ses heures de lecture passées dans les vergers de la demeure familiale. « Je me souviens : il y avait un grand bassin d’eau, qui servait à refroidir les alambics. » Les effluves et les vapeurs d’alcool de Kfardebian remontent à la surface de la mémoire du futur entrepreneur. Dans sa montagne qui s’est transformée en station de ski pendant l’hiver et en centre de villégiature pendant le reste de l’année, grâce aux années folles libanaises (les années 50, 60 et 70), Carlos crée son entreprise : Château Fakra.

« En 1985, je reste professeur et je deviens entrepreneur. Je relance l’arak, et je crée mes vins. Poussé par l’un de mes amis, j’ai contracté un prêt et j’ai commencé à faire du vin. »

Des hommes, de l’arak et des vins

Le Dr. Carlos Guillermo Adem n’y connait rien, mais il achète tout le matériel de vinification, construit ses chais et engage son équipe. En 1988, il produit son premier vin. « Nous avions les vignes familiales, et nous avons acheté, en plus, des grappes. Aujourd’hui, nous avons une soixantaine d’hectares, dont nous sommes propriétaires à 50%. Géographiquement, nos vignes se trouvent dans la Bekaa et au Mont-Liban. »

Aujourd’hui, Château Fakra est devenu incontournable dans le monde de l’arak et des vins, qu’ils soient blancs, rosés, rouges, et doux. Que lui manque-t-il ? Il ne manquerait plus que Carlos se mette à faire du vin selon les méthodes champenoises. Avec ses centaines de milliers de bouteilles d’arak qu’il vend au Liban et à l’étranger, du Canada jusqu’en Australie. Et, ses autres centaines de milliers de bouteilles de vin, il a réussi à monter sur les premières marches du podium viticole au Liban.

Son succès, il le doit en partie à son équipe. Elle est composée de 25 personnes permanentes, qui sont entourées de consultants, d’œnologues et d’experts. C’est l’un de ses facteurs clés de succès : savoir s’entourer. Mais, le premier facteur clé de succès c’est lui. Dans son adn, dans son sang, coule cet arak qui ruisselle au pied de son arbre généalogique, depuis plus de 300 ans.

D’ailleurs, c’est là, dans cet univers familial que son goût pour l’alambic et sa vocation d’enseignant en chimie sont nés. Les deux sont liés. « Oui, c’est vrai, je me suis d’abord intéressé à l’alambic. C’est moi qui ai fait le design de mes alambics ». Plus que du Dali, il y a du professeur Tournesol en lui, ou plutôt du professeur Bucella (une référence mondiale dans le vin, en France, en Italie et dans le reste du monde).

Mélodie de dégustations avec des dieux

Aujourd’hui, Château Fakra produit du rouge, du blanc et du rosé. « En rouge nous produisons 9 vins, en blanc 2 vins, en rosé 1 vin, et nous produisons, aussi, 1 vin doux. »

Colette El Mir est une des collaboratrices de Carlos Adem. Elle entre dans son bureau avec plusieurs bouteilles et des verres à pied. Elle les dispose sur sa table de salon, qui jouxte ses différentes œuvres d’art, des pièces rarissimes remontant aux temps anciens des Phéniciens. Encore eux !

Son goût pour l’archéologie aurait-il donné à Carlos l’idée de son slogan : « vin des dieux » ? Sans nul doute. Car, dans le village de Kfardebian se trouvent les vestiges de Qalaat Faqra qui remontent au 1er siècle après J.-C, « et même avant, au temps des Phéniciens ». Les Romains et les Byzantins ont, eux aussi, laissés des traces de leurs passages à … 1500 m d’altitude. A cette hauteur-là, il n’est pas étonnant de se rapprocher des dieux aux noms mythiques de Zeus et d’Atargatis.

Quant à Bacchus, où est-il ? Se serait-il endormi, fatigué par les vendanges tardives, au pied d’un cep ? Son absence est trompeuse, car son ombre rode, réellement, autour des vignes éparses qui entourent des temples millénaires. Il siffle, d’ailleurs, le temps de la dégustation. Les 4 vins exposés sur la table en verre sont dégustés. Le grand maître de cérémonie, Carlos, en opère l’orchestration. Ils ont été principalement élaborés par l’œnologue du château, Joseph Abighanem. De la Collection Privée, au Cabernet-Sauvignon, en passant par La Fleur et Pinacle, les dégustations mélodieuses se suivent et ne se ressemblent pas. Face au soleil couchant qui plonge ses rayons à l’horizon de la Méditerranée, les robes pourpres à reflets rubis, ou plus sombres, ou plus saignants, se dessinent comme autant de divinités marchant sur l’eau.

Les parfums du Levant

Les nuances colorées et fruitées du Levant s’envolent vers des parfums plus épicés, dont les touches de vanille sont marquées par une palette de fruits rouges qui éclatent en bouche. Les vins sont divins. Les mots n’ont pas assez d’intelligence, d’hauteur et de profondeur, d’âme et d’esprit, pour en donner la plus fine des expressions. Les cépages sélectionnés, selon les règles du grand art, confirment, s’il le fallait, toutes les récompenses et médailles d’or reçues depuis 1985.

Ce qui étonne et deviendrait presque mythique, c’est l’alchimie opérée par l’Arak qui vient couronner le tout de cette dégustation. Comme si l’anis révélait à tous vos sens les parfums cachés les plus secrets. Un secret ? Celui du terroir que des millions d’années ont formé. Celui du soleil plus ou moins ardent qui réchauffe les molécules dissimulées au cœur même du raisin, comme autant de perles fines enfouies dans les fonds marins. Et le climat ? Il est fait d’eau, de neige et de vent. Là encore, il vient embellir sa bien-aimée la vigne.

Le Blanc de Blanc est, vraiment, le dernier dégusté est, ainsi, une pure merveille. « Le Viognier, le Sauvignon Blanc, et le Muscat sont à ces altitudes des cépages qui dévoilent une grande palette de parfums ».

Serait-il le vin des femmes ? Marie-Thérèse vient d’entrer dans le bureau de Carlos. Elle est l’une de ses collaboratrices. C’est le vin qu’elle préfère !

Les nouveaux projets de Carlos Adem

Pour les 40 ans de Château Fakra, Carlos a fait un nouveau rêve. Il a rêvé que son château s’embellissait encore plus et qu’il s’ouvrait aux plus grands des amateurs de vin et des amoureux de la nature. Son rêve est en passe d’être réalisé.

Avant la fin 2024, il ouvrira un hôtel 5 étoiles des plus charmants. Depuis 1985, au milieu de ses vignes, celui qui avait, déjà, investi plusieurs millions d’euros, ne comptait pas s’arrêter-là. Il le pourrait. Il contemplerait, alors, satisfait, son œuvre accomplie. Non, l’homme n’est pas un homme du passé. Il est un éveilleur, il est un homme qui aime réaliser ses rêves et les partager au plus grand nombre.

Il veut permettre à ses clients de vivre l’expérience du vigneron et du viticulteur. Amoureux de sa région, de son village et de ses vignes, il est, à tout jamais, amoureux de son terroir. « Oui, je veux donner à mes clients un petit bout de mon terroir, un petit bout de mon vignoble. J’aimerais bien, un jour, qu’il produise leur propre vin, sur place. Le temps d’un séjour… »

A l’instar du Château Smith Haut Lafitte, situé en France, dans la région bordelaise, qui s’est lancé dans l’aventure du bien-être, de la cosmétique et des soins à base de raisin, avec Caudalie, lui, envisage, également, cette nouvelle aventure. Ainsi, il ferait la synthèse de sa vie : le professeur de chimie, l’entrepreneur, le viticulteur et le vigneron à la fois, deviendrait, ainsi, un jour le patron de Fakralie. « Au tout début, je voulais faire des produits cosmétiques à base du raisin. Et, j’ai fait du vin. J’ai, toujours, ce projet à cœur ! »

D’une montagne à une autre, d’un pays à l’autre, d’un rêve à un autre, cet aventurier au grand cœur qui produit le vin des femmes, des hommes et des dieux, est bel et bien un amoureux, un artiste au cœur en forme de feuille de vigne. Il tutoie les dieux, comme d’autres tutoient les étoiles.

Pour en savoir-plus : https://faqra.com    

Reportage réalisé par Antoine BORDIER


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