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L’incroyable destin des Arméniens d’Egypte

En haut à gauche, le Primat, Mgr Ashod Mnatsakanyan, et des Arméniens. A droite, Mgr Krikor Coussa. En bas, l’UGAG, avec George Nubar Simonian au milieu et à gauche, debout, Mohamed Refaat Al Imam (Copyright photo A. Bordier)

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Que ce soit au Caire ou à Alexandrie, les deux principales villes du pays, qui concentrent à elles seules 25 millions d’habitants (20 pour la première et 5 pour la seconde) sur un total de 105 millions, la communauté arménienne est une des plus petites communautés d’Egypte. Aujourd’hui, ils sont entre 4 et 5 000 à y vivre. Après les vagues successives, celles des 8è, 11è, 16è et début du 20è siècle, ce sont 40 000 Arméniens qui étaient recensés en 1945. Très engagés dans la vie de la cité et de l’Eglise, ils sont pour la plupart apostoliques (en Egypte, ils font partie de la classification des églises orthodoxes) et catholiques. Ces derniers représentent entre 10 et 12% de l’ensemble, à peu près 400 personnes. Il y a, enfin, un petit reste de l’église évangélique, notamment à Alexandrie.

Au 11è siècle, comme l’explique le Docteur Mohamed Refaat Al Imam, professeur d’Histoire Moderne à l’Université de Damanhour, « les Arméniens se sont particulièrement illustrés en faisant partie du gouvernement. Six d’entre-eux sont, ainsi, devenus ministres. Ils étaient, à ce moment-là, près de 30 000 Arméniens. Les vagues successives d’immigration s’expliquent par le fait que l’Egypte, ses gouvernements, aient souvent fait appel aux Arméniens. C’est ce que l’on appelle, aujourd’hui, la migration des élites. Mais cela a, toujours, existé. Les Arméniens ont, toujours, été réputés pour leur grande intelligence et leur aisance dans les relations culturelles, économiques et internationales. »

Ce professeur est dithyrambique. Il ne tarit pas d’éloge pour la communauté arménienne. Agé de 58 ans, il a entrepris la recension de plus de 36 000 articles sur les Arméniens d’Egypte, qu’il a, ensuite, fait éditer dans une douzaine de volumes, n’en sélectionnant que 4 000 articles. Musulman, il est tombé amoureux des Arméniens, de leur culture, de leur histoire séculaire qu’il a étudiée de près. Il reste interloqué face à leurs tragédies. Il en a même fait son doctorat ! Il est un proche du Docteur George Nubar Simonian, le doyen de la Faculté de Design et des Arts créatifs de l’Ahram Canadian University du Caire.

L’Union Générale Arménienne de Bienfaisance d’Egypte

George est, également, le Chairman de l’UGAB-Egypte, une institution, qui vient en aide, tous les mois, à près de 200 familles, sur le plan de l’éducation, de la santé, de l’entrepreneuriat et de la vie sociale.

« Aujourd’hui, l’UGAB est présente dans le monde entier. Elle aide plus de 300 000 Arméniens. Mais tout a commencé ici, en Egypte. Nous sommes partis de zéro en 1906. A ce moment-là, des Arméniens du Caire se réunissent pour venir en aide aux plus nécessiteux d’entre-eux, avant que le terrible génocide ne soit déclenché, et parce que des pogroms ont, déjà, tué des dizaines de milliers d’Arméniens dans l’Empire ottoman. Les premières vaguent de réfugiés arrivent par la mer à Alexandrie et à Port-Saïd. »

En avril 1906, l’UGAB est, donc, créée par Boghos Nubar Pacha, entouré de ses vice-présidents Yacoub Artin Pacha et Yervant Agathon. Il faut ajouter à cette équipe rapprochée appartenant à l’élite, les 8 autres membres du conseil d’administration. En effet, ces personnalités sont de premier plan. Le premier, Boghos Nubar Pacha, est un diplomate de haut vol. Polyglotte, il est le fils du premier Premier ministre de l’Egypte moderne, Nubar Pacha.

Des pogroms au grand génocide

Ecœurés par tous les pogroms qui ensanglantent sa communauté, il réfléchit depuis de nombreuses années à la création d’une telle institution de bienfaisance. Selon Mohamed Refaat Al Imam, « les pogroms de la fin du 19è siècle, de 1894 à 1896, comme “ les massacres hamidiens ”, ont décimé une partie de la population. Le plus connu des pogroms est celui d’Erzurum, du 30 octobre 1895. C’est l’horreur, les Ottomans ont assassiné en tout plus de 200 000 Arméniens. » Un mini-génocide, avant le grand !

Au début du 20è siècle, en même temps que l’Empire ottoman perd de son influence – la Grèce, les Balkans, la Bulgarie, la Roumanie, la Crimée, l’Algérie et la Tunisie, le Royaume-Uni de l’Egypte se sont libérés – son gouvernement, composé de personnalités qui veulent fonder la République, déclenche des vagues successives de persécutions des Arméniens. L’abomination atteint son point ultime lors du grand génocide de 1915, qui fera 1,5 million de morts.

En Egypte, dans les futurs bureaux de l’UGAB, on comprend mieux l’entêtement de Boghos Nubar Pacha pour fonder une telle œuvre sociale, qui, entre les années 1906 et 1940, s’occupera principalement de centaines de milliers d’orphelins.

L’âge d’or des Arméniens

Alors que George et Mohamed continuent leur discussion autour d’un verre de thé rouge (le fameux thé égyptien), dans la salle du conseil de l’immeuble dédié aux activités de l’UGAB, le nom de Nubar Pacha refait surface.

« Pour les Arméniens, le 19è siècle, est leur siècle d’or en Egypte. Car, ils y ont rendu de nombreux services. Le vice-roi Mohamed Ali appréciait les Arméniens, il avait un profond respect pour eux, pour leur habilité, leur intelligence. Surtout, ce qui va être en jeu, ce sont les relations internationales et l’indépendance du pays. Et là, Nubar Pacha va jouer un rôle de premier plan. Il va même devenir le premier Premier ministre d’Egypte. » George semble nostalgique de cette période.

A l’UGAB, il a réalisé grâce à sa petite équipe d’une vingtaine de passionnés l’archivage et le recensement de plus d’un siècle d’articles, de documents, de lettres, de livres et de rapports. Maroush Yeramian, la francophone de l’équipe, a été la chef d’orchestre de tout ce travail. Elle en est convaincue : « Au 3è étage de cet immeuble, nos archives et notre bibliothèque nous plongent dans l’histoire riche des Arméniens d’Egypte. »

Un 19è siècle effervescent

Cet âge d’or arménien est fait de grandes responsabilités politiques qui ont façonné l’Egypte actuelle. Mais, également, de grands projets culturels, économiques et industriels. Car ce que l’on sait peu, c’est qu’on leur doit, également, en partie le chemin de fer, des écoles, des dispensaires, le métro, des musées, et le canal de Suez. Ils ont travaillé, artistes, éducateurs, entrepreneurs et industriels, professeurs eux-mêmes, avec des bâtisseurs comme Eiffel, le baron Empain, Ferdinand de Lesseps. Ils ont collaboré à l’avènement du grand Opéra du Caire.

Dans la vie politique du pays, Nubar Pacha, le plus emblématique des Arméniens, est, donc, devenu Premier ministre d’Égypte en 1878. Il l’a été à trois reprises au cours de sa carrière. D’autres arméniens ont été impliqués dans la vie politique de l’Egypte, comme son gendre, Tigrane Pacha, qui deviendra ministre des Affaires Etrangères. Yacoub Artin Pacha, lui, fut le dernier ministre égyptien d’origine arménienne, en 1919. On leur doit la culture du vivre-ensemble, qui perdure encore de nos jours.

Du Caire à Alexandrie en passant par Gizeh

« Le destin m’a conduit très jeune en Egypte, j’y ai trouvé des protecteurs aussi puissants que généreux, la tâche qu’ils m’ont assignée, je l’ai remplie avec enthousiasme, avec conviction, et je suis attaché de tout mon coeur à ce pays, cependant, je n’ai pas oublié que je suis Arménien », ainsi s’exprimait le premier Premier ministre d’Egypte.

Aujourd’hui, le petit troupeau arménien est disséminé entre le Caire, Alexandrie et Gizeh, près des pyramides. Au Caire, le Primat de l’Eglise Arménienne Apostolique (Orthodoxe – appellation propre à l’Egypte) s’appelle Mgr Ashod Mnatsakanyan. Il fête cette année les 20 ans de sa primature. Il a en charge, également, toutes les communautés arméniennes d’Afrique. « Au Soudan, nous avons 36 Arméniens qui y vivent. Nous avons, également, une présence en Ethiopie. Ils sont, à peu près, 120. Nous avons, enfin, une belle communauté de 250 Arméniens à Prétoria. » Depuis deux ans cet ambassadeur ecclésiastique de haute-envergure ne se déplace plus au Soudan. « C’est devenu trop dangereux », explique-t-il. Vivant au Caire, il se rend pratiquement toutes les semaines à Alexandrie, située dans le nord de l’Egypte. « Au Caire, je suis en contact avec l’Eglise Arménienne Catholique, avec Mgr Krikor Coussa. »

Ce-dernier est un francophone hors-pair, qui connait l’histoire de la présence arménienne en Egypte sur le bout des doigts. Nous le retrouvons au Patriarcat catholique. « Dans la grande histoire de l’Egypte moderne, il ne faut pas oublier, également, Yacoub Artin Pacha, qui a été ministre de l’Education et qui a fondé l’Université du Caire. Nubar Pacha était apostolique et Yacoub Artin Pacha catholique…» La boucle est bouclée pourrait-on dire.

Alors qu’à Gizeh, il y a encore quelques Arméniens. « Ils sont surtout dans le tourisme. » On comprend pourquoi. Les pyramides ne sont pas loin.

Avec Nubar Pacha à Alexandrie

Entre les chrétiens, les juifs et les musulmans du Caire et d’Alexandrie, les relations sont très bonnes. Le vivre-ensemble est en Egypte une marque culturelle qui prendrait ses racines dans cette relation unique aux couleurs de l’Egypte.

Mais, ce n’est pas si simple, car, il n’y a pas si longtemps, l’Egypte est passée par le Printemps arabe. Et les Frères musulmans ont été au pouvoir. Nous sommes entre 2011 et 2013-2014. Depuis, des Arméniens ont décidé de partir. Plus récemment, depuis deux ans, l’Egypte a vécu une crise économique et sociale sans précédent que le Président Al-Sissi essaye d’enrayer en investissant à fond dans les infrastructures et en modernisant son pays.

A Alexandrie, dont la célèbre bibliothèque a fait les honneurs, il y a quelques années, de Nubar Pacha en publiant ses mémoires, nous retrouvons la communauté arménienne autour de son Primat. Il nous entraîne dans les jardins du Patriarcat apostolique. L’Eglise Saint Pierre-Saint Paul est juste à côté. Elle date de 1884. Les bâtiments du patriarcat ressemblent à une grande école. Ils ont 100 ans cette année.

A côté de l’église, les vestiges du glorieux passé arménien sont là, dans les tombeaux de ces grands hommes que sont Nubar Pacha, son frère Arakel, qui fut gouverneur du Soudan. Il y a, enfin, celui du grand bienfaiteur qui a financé beaucoup d’activités, de constructions d’église et d’immeubles pour la communauté, Boghos Youssouf Bey. Il a été ministre de l’Economie, ministre des Affaires Etrangères, et Secrétaire de Mohamed Ali.

Non loin de ce pré-carré mémoriel se trouve l’école Boghossian (nom arménien de Boghos Youssouf Bey). Elle a dû fermer, parce que l’activité se réduisait au rythme d’une pyramide des âges défavorable.

Il est bon de noter qu’à Alexandrie demeure une tradition ancestrale : celle du « basterma » d’Egypte. Nous ouvrons une parenthèse gastronomique. Car ce saucisson arménien est le pharaon de la charcuterie, celui qui est servi à tous les repas, du petit-déjeuner au dîner dans les familles. Il fait partie du patrimoine culinaire égyptien et au-delà de ses frontières. Il rivalise avec les benjamins, ses outsiders, que sont la saucisse lyonnaise et le salami dominicain. L’Arménie se retrouve, ainsi, à la table de nombreux Egyptiens.

La nouvelle génération sur le pont

C’est la plus petite école du Caire. Avec ses moins de 200 élèves, de la maternelle au lycée, elle prépare les nouvelles élites de demain. L’école arménienne Kalousdian-Nubarian se situe à Héliopolis, dans le quartier nord-est du Caire. 90% des Arméniens y mettent leurs enfants. Selon le directeur, « ici à l’école arménienne, nous proposons une éducation équilibrée et intégrée comprenant des activités académiques, physiques et culturelles qui conduisent à avoir un apprenant capable de faire face aux défis de l’avenir et de la vie et d’être un membre productif de la société. Nous y enseignons le français. C’est très important. On le voit, la francophonie perd du terrain. »

La nouvelle génération relèvera-t-elle le défi de ses aïeux ? S’engagera-t-elle auprès des puissants d’Egypte, de ces nouveaux pharaons aux costumes trois pièces tirés à quatre épingles, sortis tout droit du tailleur ?

Ce qui est certain, c’est qu’au plus haut niveau de l’Etat, on a compris le rôle clef jouaient par les Arméniens dans la construction de l’Egypte moderne. Le Président Al-Sissi en a bien conscience. Il visite souvent la petite communauté du Caire, et au-delà. Le 29 janvier 2023, il y a un an, il répondait favorablement à l’invitation de ses homologues arméniens, le Président Vahagn Khatchatourian et le Premier ministre Nikol Pachinian. Destination la Mère Arménie : une première !

Le Président Al-Sissi en Arménie

Ce jour-là, à Erevan, dans la capitale, lors de la conférence de presse tenue en présence de son hôte, Al-Sissi a affirmé que les relations historiques entre le Caire et Erevan étaient« uniques à travers l’histoire ». Puisque l’Egypte a accueilli des dizaines de milliers d’Arméniens qui s’y s’ont installés et ont apporté des contributions importantes dans les domaines artistiques, culturels, économiques et politiques, Al-Sissi a tenu à rappeler ce riche héritage. Il a, tout particulièrement, apprécié d’être le premier président égyptien à se rendre au pays des abricots, des cigognes et du vin.

Les deux pays ont, alors, renforcé leurs relations diplomatiques, débutées il y a 30 ans, lors de l’indépendance de l’Arménie. Cette visite a reflété le grand intérêt accordé par l’Égypte au renforcement des relations égypto-arméniennes dans divers domaines. Ainsi, des accords de coopération bilatérale, notamment dans les domaines de la culture et de la jeunesse, ont été signés. Ce qui est bon signe. Surtout lorsque l’on sait que l’Arménie est entrée depuis la guerre des 44 jours de 2020, qu’elle a perdue, et l’épuration ethnique du Haut-Karabakh en 2023, dans une spirale de souffrances et de terreurs menée par l’Azerbaïdjan et son alliée la Turquie. L’Arménie, en 2024, reste menacée et voit sa souveraineté de plus en plus grignotée directement par son voisin de Bakou.

Et demain ?

En Egypte, le petit peuple pacifique d’Arménie continuera, donc, à former sa jeunesse pour servir l’Egypte des Pharaons au plus haut niveau de l’Etat. L’UGAB-Egypte, de son côté, continuera ses œuvres cultures, humanitaires et sociales. Quant à la nouvelle génération, elle peut, de nouveau, apporter sa pierre à l’édifice de la construction de la Nouvelle Egypte, qu’appelle de ses vœux le Président Al-Sissi. Peut-être même que le prochain Premier ministre égyptien sera d’origine… arménienne. Qui sait ? Ce serait de bon augure en 2025, où l’Egypte et l’Arménie fêteront le bicentenaire de sa naissance : en janvier 1825 naissait Nubar Pacha !

Reportage réalisé par Antoine Bordier

Copyright photo A. Bordier


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