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Liban : le docteur Elie Karam tire la sonnette d’alarme face aux traumatismes de guerre

Au Liban, à Baabdat, Elie Karam à 73 ans continue de pratiquer la médecine psychiatrique pour les adultes. En plein conflit israélo-palestinien, et alors que la guerre menace de se répandre dans tout le Liban, ce médecin réputé internationalement, revient sur les traumatismes de guerre. Eclairage sur ce qu’il appelle « une bombe à retardement », qui concerne toutes les générations.

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Du centre de Beyrouth, il faut mettre une vingtaine de minutes, plein est, pour se rendre en voiture dans cette ville réputée pour sa beauté, son histoire triplement millénaire et son esprit montagnard. A Baabdat, nous sommes, déjà, dans les hauteurs du Mont-Liban, dans la région du Metn, à 800 m d’altitude. Le Liban est à la fois un littoral, des collines, des vallées et des montagnes. Le docteur Elie Karam travaille de sa belle maison en pierre juchée sur un versant rocheux, qui plonge du côté est de la vallée. L’air y est pur. La nature y est reine, elle déploie ses ailes à grande envergure.

« Soyez le bienvenu, dans mon humble demeure. Je viens de terminer un call avec les Etats-Unis. Je travaille de plus en plus de chez moi. Et, je me rends 4 fois dans la semaine, à mes bureaux de praticien et à l’hôpital Saint-Georges de Beyrouth, où je retrouve mon équipe constituée de 25 collaborateurs. » Le professeur est précis, autant que son apparence est des plus simples. Il dirige des cliniques dans le monde entier. « Je donne des cours en ligne, et je réalise des soins et des suivis avec ma tablette. Avec les moyens modernes, je peux démultiplier mes interventions. »

Une formation aux Etats-Unis

Libanais à 100%, il a pratiquement fait toutes ses études aux Etats-Unis, après être passé par l’Université américaine de Beyrouth. « Je suis né dans un petit village tout près d’ici. Et, ensuite j’ai fait toutes mes études à Beyrouth. Je suis francophone et anglophone. » Assis à sa terrasse, entouré de ses deux chats en plein sommeil, il s’interrompt pour répondre à un coup de téléphone de sa clinique. Puis, l’un de ses patients l’appelle également. Il est disponible, joignable six jours sur sept.

C’est, donc, entre 1970 et 1980, qu’il part faire ses études à l’Université de Washington, dans la belle ville de Saint-Louis, dans le Missouri. C’est une université prestigieuse, qui fête cette année ses 170 ans ! Elle a permis à une vingtaine de ses élèves de recevoir le Prix Nobel. Elie y a fait de brillantes études. A tel point, qu’aujourd’hui encore, il est une référence. Il est président de la section d’épidémiologie de l’Association Mondiale des Psychiatres (World Psychiatry Association), présente dans 123 pays et regroupant 250 000 praticiens. Il est membre, aussi, d’une dizaine d’autres associations au Liban et aux Etats-Unis. Son expertise est reconnue. Elle a été expérimentée et fortement marquée par la guerre civile de 1975 à 1990.

De génération en génération

« La vie de l’homme est remplie de conflits. Il y a des conflits partout : dans les familles, entre les voisins, avec les amis, dans la société. Nous devons apprendre à gérer ces conflits, qui sont notre lot quotidien. Ils sont plus ou moins importants, plus ou moins graves en fonction des hommes et des évènements. »

Quand Elie quitte le Liban, en 1970, et quand il y retourne en 1980, il découvre un Liban qu’il ne reconnaît pas. « Je suis parti de mon pays que l’on appelait la Suisse de l’Orient. Sa richesse y était incroyable. Et, quand je l’ai retrouvé, il était presque détruit. » Dans un pays criblé de balles, où les stigmates se voient encore sur certains murs, il va faire de sa vie un laboratoire pour réparer les traumatismes causés par des conflits majeurs, où les bombes, les explosions, les familles blessées et endeuillées, les morts, les tirs à la mitrailleuse lourde font, hélas, partie de ce nouveau décor déchiré, meurtri et à terre.

Il apprend à vivre avec le danger ; il apprend, aussi, à se protéger. Et, puis, il se met à soigner. C’est, peut-être, cela sa thérapie : soigner les autres, soigner sans cesse. De retour au pays, il se marie. Il continue ses recherches, alors que sa famille s’agrandit, avec ses 4 garçons, Georges, Marc, Anthony et Karl. Par la suite, il a « la chance d’être accepté dans un groupe de chercheurs d’Harvard. Et, après toutes ces folies guerrières qui se sont déroulées au Liban, j’ai représenté tout le Moyen-Orient sur ces sujets. Je suis devenu un expert sur les traumatismes de guerre. »

Le silence : le plus grand traumatisme

Paradoxalement, comme si la violence n’en était pas une avec sa cohorte de bruits, d’images, d’odeurs de sang brûlé, le docteur Elie Karam explique que les plus grands traumatismes se trouvent « dans le silence, dans le non-dit, le non-expliqué, dans la non-réponse, dans le bruit d’un ange… Les victimes n’osent pas en parler. Elles les gardent enfouis. Ce sont des bombes à retardement. » Il énumère, de nouveau, les bruits, les odeurs, ceux de la poudre, ceux des tirs d’obus, les lieux fracturés, tous ces maux que le cerveau enregistre. Il rappelle que l’homme est avant tout un cerveau qui se souvient de tout, dans le moindre détail. C’est, en effet, lui qui gère notre équilibre, notre rapport à soi-même, aux autres, à la vie. La vie et la survie.

Depuis le 7 octobre, avec le retour de la guerre – à l’heure où nous écrivons ces lignes, le Hezbollah vient d’être ciblé dans le sud du Liban – des milliers de Libanais sont partis. Ils ont pris la fuite. « Oui, l’être humain se protège. Il peut, donc, prendre la fuite, rester en présence d’une personne qui l’aime et qui lui fait du bien. C’est la meilleure solution : éviter les traumatismes… Nous pensions qu’avec le temps les traumatismes disparaîtraient. Nous avions tort. Nous constatons, de plus en plus souvent, qu’ils durent plusieurs années et parfois toute une vie. Le silence est le plus grand des traumatismes. »

Le 4 août 2020 : les explosions du port

Vers 18h00, ce jour-là, deux explosions retentissent dans tout le Liban, à des dizaines de km à la ronde. Certains croient à un tremblement de terre. La réalité est pire. Le port n’est plus qu’un amas de tôles, froissées comme du papier d’écolier. Les immeubles alentours ont été en partie soufflés, faisant plus de 200 morts, plus de 6 000 blessés et jetant à la rue près de 300 000 personnes. Les voitures, qui se trouvaient juste à côté du port, sur l’autoroute, ont eu leur lot de morts et de blessés. Les immeubles n’ont plus que leur façade de béton comme squelette, les maintenant debout, tel un pantin désarticulé. Les vitres des appartements ont explosé entraînant la mort ou les multiples blessures de ses occupants.

« Je me trouvais à la clinique psychiatrique de l’hôpital Saint-Georges. J’ai été blessé et il y avait des blessés autour de moi. J’ai vu, également, des corps inertes, dont un avait été décapité », se souvient le professeur, traumatisé à son tour. Mais, il en parle, il raconte cette tragédie. Il sort de son silence. Tout le personnel de l’hôpital, celui qui a survécu, est soigné. « Oui, nous le suivons depuis. Nous le suivons pour pouvoir mieux étudier le traumatisme et ses conséquences, ses réactions. Nous suivons sa progression. Et, nous le soignons. Au-delà du personnel, nous étudions toute la population du Liban. Nous faisons une étude en épidémiologie, pour voir comment les maladies progressent. » Dans deux ou trois mois, le professeur et toute son équipe, publieront dans des revues scientifiques de référence mondiale la cartographie libanaise de ces traumatismes.

« Une situation catastrophique »

Il ajoute, alors que son chat, le plus petit, vient de se réveiller et commence à ronronner en le caressant : « Oui, nous sommes dans une situation catastrophique de santé mentale au Liban. Presqu’une personne sur deux en souffre. Et, les soins sont compliqués. Mais, il y a plus de personnes qui se soignent, aujourd’hui, qu’il y a quinze ans. » Pour une population, récemment référencée par les services de la Sûreté générale libanaise, de 7,5 millions d’habitants, avec 4 millions de Libanais, 3 millions de réfugiés syriens et 500 000 Palestiniens, le docteur a dû mettre en place des programmes spécifiques. « Pour les Syriens, par exemple, Nous leur proposons des soins avec le soutien des Nations-Unies et de l’Union Européenne. Pour les Libanais, ils sont un sur cinq à bénéficier de soins. »

L’angoisse, la dépression, la méfiance, le suicide et la violence, sont les effets post-chromatiques les plus communs. Les taux de suicide sont, ainsi, en hausse constante au Liban. Plus généralement, avec les soins en psychothérapie cognitive et comportementale, le Liban est en passe de devenir l’un des pays le plus consommateur de neuroleptiques. Même si, aujourd’hui, les crises successives ont rendu les médicaments rares et hors de prix. Il y a deux ans, toujours sur le sujet du suicide, était publiée pour la première fois une étude nationale qui mettait en exergue le fait qu’une personne met fin à sa vie tous les deux jours et demi.

Des guerres et des traumatismes

Le professeur caresse sont chat. Il se confie un peu plus. Il évoque son papa qui a été tué dans un attentat en 1982. « Il était le conseiller du président Bachir Gemayel, assassiné le 14 septembre 1982. Ils sont morts ensemble. » Humble, ce passionné de la recherche en santé mentale ne fait pas de politique. Il travaille étroitement avec le ministère de la Santé. Avec le retour de la guerre sur le sol libanais, il parle du « réveil des traumatismes, et des nouveaux qui arrivent ». Il n’est pas très optimiste, car l’horreur a atteint son comble, comme au temps de la Seconde Guerre mondiale. De son côté, face à l’ampleur du sujet, le ministère multiplie les soins gratuits. Nous évoquons les enfants. « Lors de l’invasion du Liban par Israël, en 2006, nous avons réalisé une étude importante auprès des jeunes. Ils étaient devenus plus violents. Et, ils ne respectaient plus trop les règles. Ils souffrent plus, même s’ils ne disent rien. » Il parle de la mise en place de soins à base de drogue, qui serait l’avenir… Avenir à suivre.

« Pourquoi es-tu très dur ? »

Notre échange se termine, alors que les informations sur l’explosion de l’hôpital Al-Ahli nous parviennent. Elles sont terribles. Al-Ahli comme l’hallali annonçant la défaite, la fin, la ruine d’un pays et de tout un peuple. Les images sont manipulées. Le mensonge et la terreur ne s’arrêtent pas à la porte d’un hôpital. Israël, après avoir été accusé dans un premier temps, accuse à son tour le Hamas d’être à l’origine de ce bombardement causé par l’une de ses roquettes, lancée par erreur sur l’hôpital. Les accusations fusent, au rythme des morts et des blessés qui se multiplient. Un bombardement par erreur ? Une erreur aveugle qui tue. Besoin d’air…

Le professeur revient sur une anecdote qui l’a marqué : « Je me rappelle ce père, un militaire, un véritable colosse, un guerrier. Je lui parle de son fils en pleine dépression. Il était très dur avec son fils. Je lui demande : Pourquoi es-tu très dur ? ” Et, là, il se met à pleurer devant moi comme un bébé. Il avait fait la guerre. Il avait tiré sur des gens. Il avait vu des gens brûler. Cela a empoisonné sa vie. Et, il se taisait. »

La guerre a fait son terrible retour, depuis ce 7 octobre de feu, de haine et de sang. Comme le 11 septembre, qui oubliera le 7 octobre ? Personne. Au Liban, le Hezbollah a répondu, en soutenant la folie du Hamas, par des tirs de roquette qui ont touché le nord d’Israël. Et, la riposte a été immédiate. Qu’en sera-t-il demain ? « Tout le monde a peur que le Hezbollah déclenche une plus grande guerre. Les amis, les gens fuient Beyrouth. Tout le monde est traumatisé. Le Liban est entré dans une sorte d’insécurité qui peut virer au drame. »

 Les troubles mentaux de Gaza

Le professeur se dévoile un peu plus et parle du programme qui a accompagné des familles palestiniennes soignées à Gaza. « Lorsqu’elles sont venues ici suivre notre programme de soins, elles n’arrêtaient pas de sursauter. Elles avaient peur tout le temps au moindre bruit. Avec cette guerre qui a repris, je tire la sonnette d’alarme, car nous allons faire de toute la population vivant dans la région des malades, des victimes. C’est pour cela que j’appelle la région : le triangle des fous. » La folie les a-t-elle tous pris ?

Le docteur Elie Karam ne prend position pour aucun pays, aucun peuple. Il ne fait pas de politique. Il y a un agresseur et une victime, qui va devenir à son tour l’agresseur, etc. C’est un cercle vicieux, infernal. C’est le premier crime de l’humanité, celui qui est relaté dans la Bible, quand Caïn tue son frère Abel, pour une question d’héritage, de succession, de terres. La folie des hommes est de retour. Elle semble se répéter de génération en génération, à la suite des intifadas de 1987-1993, de 2000-2005, des incursions de Tsahal réduisant comme une peau de chagrin de la Bande de Gaza, que l’on surnomme : la prison à ciel ouvert.

Le lézard parano

Elie raconte l’histoire allégorique du lézard. « Regardez le lézard, c’est un parano, à la base. Il est primitif. Si vous l’approchez, il ne vient pas vous caresser. Il prend la fuite. Il est super-rare de voir, d’ailleurs, un crocodile comme animal de compagnie. Ils sont en état d’alerte permanente. Pour nous, notre cortex, dans notre cerveau, ses différentes parties nous protègent et font de nous l’être social que nous sommes. Nous pouvons vivre en société. Dans la partie du cerveau que l’on appelle hippocampe est enregistré tout ce qui est un danger, pour pouvoir l’éviter, si nous sommes de nouveau exposés. En tant qu’humain, nous mettons du temps à devenir indépendant, nous sommes jusqu’à l’âge de 12-15 ans dépendants des autres, de nos parents. Si nous sommes exposés à des traumatismes de la part de notre famille, c’est la pire des choses. Car, elle est censée nous protéger. A partir d’un certain âge, c’est le groupe, la société, l’Etat qui joue ce rôle. Et, si ce-dernier fait défaut, à cause de la guerre, nous sommes de nouveau traumatisés. »

Des raisons d’espérer ?

Face à tout ce chaos, face à cette guerre, face à ce terrorisme sans nom, face à ces peuples qui souffrent, face à ces traumatismes, les raisons d’espérer du professeur sont limitées. « L’histoire de l’humanité est remplie de cela. Non, la seule raison d’espérer, le seul moyen d’obtenir la paix durable est de se convertir à la bienveillance de Dieu. Le Liban ne rentrera pas en guerre, si ce n’est par erreur. La paix peut venir grâce à Dieu. Mais, la folie est là. Les Libanais ont de la chance, malgré tous ces malheurs, la société civile est forte. L’Etat, les gouvernants font défaut. Mais le Libanais, l’homme de bonne volonté est-là, debout ! »

Reportage réalisé par Antoine BORDIER
  


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