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Les vérités de Farida El Choubachy, doyenne francophone du parlement égyptien

A l’heure où le féminisme a le vent en poupe dans toutes les démocraties occidentales, en Egypte, Farida El Choubachy pourrait représenter la femme égyptienne par excellence, celle qui est une femme de cœur et de tête. Ce qui est certain, c’est qu’elle est devenue la doyenne du parlement égyptien. Portrait de cette francophone, francophile.

Copyright des photos A. Bordier

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De notre envoyé spécial en Egypte, Antoine Bordier

« Voyons-nous vendredi, en fin de matinée. Je vous envoie mon adresse par WhatsApp », Farida El Choubachy raccroche. A ce moment-là, difficile de reconnaître que cette personnalité hors-du-commun est la doyenne du parlement égyptien. Certes, sa voix est enrouée et forte. Née en 1938, elle a mené plusieurs vies et a vécu plusieurs épreuves qui auraient pu la faire chavirer, l’anéantir. Non, à chaque fois, elle en est ressortie plus belle, plus déterminée, plus forte. Sa vie est un cours d’histoire ancienne, antique, médiévale, moderne et contemporaine. C’est une leçon, un manuel, un vade mecum que l’on porte sur soi pour diriger sa vie, prendre les bonnes décisions et prendre des risques. Elle pourrait symboliser la femme égyptienne. L’Egyptienne ?

Tout le monde pense alors à Cléopâtre. Certes. Les Egyptiennes sont femmes du peuple, femmes de la rue, pharaonnes, prêtresses et reines à la fois. De génération en génération, depuis 10 000 ans, leur ADN a été marqué au fer rouge fait d’eau, de granit et de sable. Ce rouge qui tapissait les palais, les sarcophages et les temples de jadis. Ce rouge nous vient des pharaons.

Parmi les femmes égyptiennes les plus célèbres, il y a, effectivement, Cléopâtre VII. Selon les historiens, il faudrait citer en plus : Néfertari, la femme de Ramsès II (à ne pas confondre avec Néfertiti, la femme du pharaon Akhenaton), Néférousobek, Hatchepsout, Taousert et Merytaton. Ces 4 dernières sont des pharaonnes. Reines, épouses de pharaon, elles ont exercé le pouvoir des pharaonnes à la suite du décès de leur mari. Leurs enfants n’avaient pas l’âge requis pour accéder au trône. Ce temps-là est bien révolu. Aujourd’hui, coule dans les veines de Farida El Choubachy, cette histoire antique. Elle se revendique comme étant une femme proche du peuple. « Je suis à son service. »

Une enfance des plus simples

A l’ouest du Caire, sur la route qui mène aux célèbres pyramides, le paysage change rapidement. Nous passons du béton, des pierres, de la ville tentaculaire du Caire, au désert, à perte de vue. Il est impressionnant de voir toute cette masse de sable, toutes ces dunes, comme si l’eau venait juste de se retirer. Des dunes qui sont, actuellement, grignotées par de nombreux travaux.

Le Président Al-Sissi, qui en est à son deuxième mandat, réalise des chantiers pharaonesques. Il met le paquet dans les infrastructures routières, notamment, et cela se voit, pour améliorer la vie de ses compatriotes et mieux accueillir les touristes. Des autoroutes sortent du sable. D’autres sont en cours de construction. Elles sont très généreuses avec leurs 4 à 5 voies, qui permettent de fluidifier davantage une circulation automobile incessante. C’est impressionnant.

A l’écart du Caire, près du Sphinx de Gizeh, c’est là, dans une petite villa à 20 mn du centre-ville, qu’habite Farida. « Je ne me rends au Caire, au parlement, que quelques fois dans la semaine. La moitié du temps, je suis ici. Je lis, je travaille, je me repose ».  Sa villa à un étage est simple, mais elle est spacieuse. Comme son jardin, dont les essences rappellent bien que nous sommes en Afrique, à quelques pas de l’Asie. Son acacia nilotica et son flamboyant, le royal poinciana, ne sont pas encore fleuris. C’est l’hiver, ici. Les températures oscillent entre 10 et 20°.

Farida ?

« Est-ce que vous connaissez la signification de mon prénom, Farida ? »,la réponse est négative. « Cela veut dire unique. » L’air enjoué et le propos affable, elle parle un français presque parfait, en roulant les r. « Nous sommes sur la route du désert. Et, du haut de ma villa, on voit les pyramides ». Le décor est planté, le rêve peut commencer. En buvant son thé rouge, elle raconte sa vie et se présente tout simplement comme une citoyenne égyptienne. « Je suis née en 1938. J’étais copte catholique. Et, en me mariant avec Ali, j’ai adopté l’islam. L’islam a continué mon chemin de foi. Je ne renie pas, pour autant mon christianisme. » Elle danse ainsi une valse à deux temps.

Elle ne cache pas son âge. Elle est moderne. A l’annonce de ses bientôt 86 ans, l’étonnement, la surprise vous assène un coup émotionnel à l’estomac, car son apparence physique serait plus proche des 70 que des 86. Elle explique la raison de cette apparente jouvence : « Je n’ai jamais freiné mes sentiments. Je suis, toujours, très spontanée. Quand on m’invite à une émission de télévision, je ne veux pas savoir de quoi on va parler ».

A 9 ans, son premier travail

Elle est née dans la maison de son grand-père maternel. « Je suis l’aînée d’une fratrie de sept enfants, maintenant nous ne sommes plus que trois. » Elle est née dans un petit village près d’Erouan, Al Tabine. Elle raconte qu’à sa naissance tout le monde était triste, parce qu’elle était une fille.

Avec humour, elle répond 86 ans plus tard à cette histoire que lui avait racontée sa mère, Anissa : « Eh, bien quoi, Farida ? C’est la reine Farida. » Farida El Choubachy n’aura pas le même destin, mais elle a tout d’une reine.

Dans les années 40, son père, à la suite d’un grave accident que l’un de ses chauffeurs a causé, est obligé de vendre son entreprise d’automobiles. « Nous avons tout perdu. Nous sommes devenus pauvres. Nous dormions sur des lits et nous avons commencé à dormi par terre…J’avais 9 ans, j’ai dû commencer à travailler. » Elle apprend, alors, le métier de couturière. Puis, avec le soutien de sa mère et de ses grands-parents, elle réussit à convaincre son père. Elle retourne, finalement, sur les bancs de l’école. Appliquée, brillante et concentrée, elle distance de loin ses camarades. Elle est la première partout. A tel point, qu’on lui demande d’aider les autres élèves et de leurs donner des cours. Elle enseigne surtout le français. Ainsi, elle peut aider financièrement sa famille, car elle gagne 50 piastres par cours. Ses parents sont ravis.

Farida épouse un musulman

Elle continue ses études jusqu’au brevet. A 18 ans, elle travaille pour une cimenterie, à Tourah, quand elle rencontre son futur mari, Ali. Les deux êtres s’aiment à la folie. Mais, Ali est musulman. Ce qui ne va pas sans poser de problèmes. A tel point que ses parents et ses oncles et tantes la menacent. Avec sa grande intelligence de cœur et de tête, elle les met au défi : « Si vous me tuez, c’est la même chose, car je ne peux pas vivre loin de lui. » Son père est de la Haute-Egypte, il est d’Assiout, et là-bas on ne rigole pas avec la religion. On ne se mélange pas. Le mariage, finalement, a bien eu lieu, en 1958. Farida se convertit à la religion musulmane en 1963, « par conviction ».

A l’époque, dans les années 50 et 60, les mariages mixtes sont, en effet, exceptionnels. Pourtant, ils existent. Ils existent entre chrétiens et musulmans, et entre juifs et musulmans. Dans une Egypte où la population (de 25 millions, à l’époque) est majoritairement musulmane, sunnite, la question des mariages mixtes est un épiphénomène. Ils sont rares. D’ailleurs, ils sont interdits. Sauf, si le non-musulman se convertit et devient musulman. C’est ce qui est arrivé à Farida. Mais, elle l’a fait par amour, par conviction.

Il faut dire que la société égyptienne vit depuis plus de dix siècles au rythme dogmatique d’Al-Azhar de ses écrits et de ses institutions (de ses ulémas, de ses mosquées, de son université, et de ses écoles). Al-Azhar, c’est la référence. Dans un Etat qui n’est pas laïc, et dont la Constitution fait toujours une place majeure à la religion musulmane et à la charia, les mariages mixtes sont, encore aujourd’hui, d’actualité. Et ce, malgré la réforme opérée en 2013-2014 par le Président Al-Sissi, jugé plus modéré.

Farida, Ali et Nasser

« Mon mari était quelqu’un de très cultivé. Il nous a quitté en 2001. Il aimait les gens. Il était très beau. » Dans leur histoire de coeur, la question religieuse n’est pas première. Elle est secondaire, voire tertiaire. Car Ali, outre le fait qu’il soit le fils d’un écrivain très connu, Moufid Choubachy, et l’ami du prix Nobel de littérature, Naguib Mahfouz, est, aussi, un passionné de la vie politique. Marxiste, il est un opposant à Nasser. Un an après leur mariage, il est emprisonné entre 1959 et 1964. C’est l’une des grandes épreuves de la vie de Farida. Les prisons du désert égyptien ne sont pas une cure de jouvence.

Pourtant, ce qui est étonnant, c’est que Farida voue une admiration, sans cette faille, à Gamal Abdel Nasser. « J’ai vécu avec la révolution de 1952, de Nasser. Et, je n’ai jamais senti de différence entre les Egyptiens, qu’ils soient chrétiens, juifs ou musulmans. » Le fameux vivre-ensemble égyptien. En même temps, commence pour Farida et Ali une vie de résistance. « J’ai passé le 1er nouvel an 1959, sans lui. Il a été incarcéré le 31 décembre 1958 parce qu’il était marxiste. Nous n’avions même pas passé un an ensemble. » Il sera libéré en mai 1964. Quelle foi !

Malgré, cela, aujourd’hui, chez Farida, il y a partout des photos de Nasser. Une contradiction, relevée un jour par un membre des Frères musulmans, qu’elle explique par le fait que malgré cette épreuve d’emprisonnement, elle voue à Nasser une sorte d’hommage, presqu’une dévotion : « C’était notre meilleur président ».

La liberté, la guerre et la France

Pendant ces 6 années d’emprisonnement, Farida reprend ses études. Elle passe le bac et fait des études supérieures. Elle étudie le droit, à la suite des conseils de son mari. Elle obtient sa licence et devient avocate. « J’ai exercé pendant 8 ans. Et nous avons eu Nabil, notre fils. »

Ali est de nouveau emprisonné. Mais, ce sera une plus courte période, de trois mois. En 1967, la famille qui habite au centre-ville, assiste à la guerre des Six-Jours, du 5 au 10 juin. Une guerre terrible, car Israël prend tout le monde de court. L’Egypte est battue en une guerre-éclair. Elle se souvient avoir dit à Ali : « Israël et les Etats-Unis détestent Nasser. Ils sont anti-Nasser à mort. Ali m’a répondu, les larmes aux yeux : C’est le même scénario que Mohamed Ali. » Ce-dernier, vice-roi d’Egypte sous domination ottomane, est considéré comme le fondateur, au 19è siècle, de l’Egypte moderne.

Face à cette guerre et aux défaites arabes qui s’accumulent en faveur d’Israël, soutenu par les Américains et les Anglais, Nasser décide de démissionner. La rue, alors, se lève comme un seul pharaon (comme un seul homme) pour l’en empêcher. Farida se joint à cette manifestation populaire pro-Nasser. Enceinte, elle perdra son deuxième enfant à l’hôpital. Né prématurément, il meurt en raison d’une sœur malveillante qui l’a délaissé dans une couveuse mal préparée. La jeune maman en restera traumatisée à vie.

A la suite de toutes ces épreuves, Ali, devenu avocat, a arrêté ses activités politiques plus ou moins clandestines. Le couple décide de prendre son envol. Direction la France. Nous sommes en 1973.

A Paris et à Radio Monte-Carlo

« J’ai vécu 27 ans en France. Je suis devenue journaliste. Et Ali a commencé à travailler à Londres, puis, il est rentré à l’AFP, à Paris. »

Cette même année, le 21 février 1973, un fait divers tragique va défrayer la chronique. Israël abat un avion commercial, à la suite d’une erreur de jugement. A son bord se trouve le nouvel employeur de Farida, le patron d’un cabinet d’avocat parisien qui l’avait embauchée. Israël indemnisera les 113 victimes, dont 108 n’ont pas survécu.

Pour Farida et son mari une nouvelle vie commence : à Paris et dans le journalisme. Après un passage éclair à l’Ambassade d’Irak, au service presse, elle se retrouve journaliste à la Radio Monte-Carlo (RMC). « A 35 ans, je démarre, donc, chez eux. Et, j’ai eu beaucoup de succès. J’étais très écoutée par toute la population arabe. En 1997, je suis virée de Monte-Carlo à la demande des Israéliens, qui ont dit, à l’époque : “Même les juifs-arabes la croient” ». Les Israéliens ont la dent dure. Farida dérange, elle doit partir. Elle évoque ses souvenirs les plus merveilleux, ses nombreux voyages au Proche et au Moyen-Orient, où à chaque fois, elle est accueillie « comme une star de cinéma ».

F comme Francophone

Farida, en Egypte, a étudié dans des écoles françaises. Elle y a appris la langue de Jeanne d’Arc. Elle y a excellé, puisqu’elle donnait des cours à ses camarades. Puis, au fil des années vécues à Paris, elle est tombée amoureuse du pays tricolore. Elle est même une francophile expérimentée. Journaliste, écrivain – pas aussi connue que son mari, qui lui l’était moins qu’elle dans le journalisme – elle a lu quelques auteurs français. « Oui, j’aime la France, j’aime sa littérature. J’aime, aussi, sa révolution. J’adore Guy de Maupassant, j’aime relire Bel-Ami. Je lis, également, Delly. J’aime le romantisme. J’aime leur style. »

Et, puis, quand on a son mari qui travaille à l’Agence France Presse, comment ne pas être francophile jusqu’au bout de l’information ? Auparavant, il avait collaboré à de nombreux médias égyptiens : al-Ahram, al-Moussawar ou encore al-Talia, qui n’existe plus.

Farida, aux côtés de son mari, est devenue écrivaine, elle a écrit des livres sur des romances amoureuses et quelques recueils de poésie. C’est la littérature française qui l’inspire pour écrire.

Retour au pays des pharaons

Après avoir été virée dans les circonstances décrites ci-dessus, elle est attendue en Egypte. A peine posé le pied sur le tarmac de l’aéroport, le ministre de l’Information de l’époque lui propose de réaliser une émission sur Nile TV. Ce grand média fête ses 30 ans cette année, il est rattaché à la radio et à la télévision nationale. Ses émissions sont diffusées dans toute l’Afrique du Nord, aux Etats-Unis, en Europe et au Proche-Orient. Elle réalise un talk-show à l’américaine, où elle reçoit toutes les personnalités du monde arabe, des artistes, des entrepreneurs, des politiques. Elle a beaucoup de succès, jusqu’en 2011.

Son mari, lui, a pris sa retraite. Mais, hélas, il en profitera peu, puisqu’il décède à l’âge de 67 ans, en mars 2001. A son tour, Farida prend sa retraite, en 2011.

10 ans après, en 2021, à l’âge de 83 ans, elle devient la première femme à prendre la parole lors de la séance d’ouverture du Parlement. Elle est députée, indépendante, sans parti politique. Elle se déclare « nassérienne, depuis 1967 ».

F comme Femme

« La femme égyptienne a retrouvé sa dignité grâce au président Abdel Fattah Al-Sissi », répète Farida, comme si elle avait trouvé en Al-Sissi, son nouveau mentor, un nouveau grand serviteur de l’Etat et du Prophète.

Elle est devenue la doyenne de la chambre des représentants. Elle est la figure de proue, sans l’avoir voulu vraiment, d’une révolution à pas de velours, au pays des pyramides.

Longtemps, bien longtemps, après les 5 pharaonnes citées au-début de cet article, elle renoue, sous cette forme, avec la tradition antique. Celle de l’Egypte, celle où la femme joue un rôle dans la vie du couple, dans la famille et dans la cité. Un rôle de tout premier plan. « Je ne m’arrêterai jamais de travailler », conclut-elle en reprenant la plume de l’écrivaine. Elle pourrait recevoir, cette année, pour toutes ses œuvres journalistiques, le grand prix de la Francophonie, lors du 19è Sommet International de la Francophonie, qui se déroulera en France en octobre prochain.

Reportage réalisé par Antoine Bordier


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