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Le mythe de l’avion de chasse moderne

Entreprendre - Le mythe de l’avion de chasse moderne

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Par Pierre-Henri “ATE” Chuet*

Depuis des décennies, l’avion de chasse symbolise la puissance d’un État, d’une nation, d’un peuple. Extrêmement puissant, il est le prolongement d’un combattant et grâce à son haut niveau de complexité couplé au très haut niveau de sélection et de formation de son « cocher », il impacte de manière décisive le champ de bataille depuis le ciel.

La toute dernière génération d’avions de combat a bien été « combat proven », mais pas en conflit de haute intensité. Les engagements furent dans des conflits d’envergure limitée ou avec une acquisition quasi immédiate de l’espace aérien (destruction des défenses sol-air et de l’aviation adverse très tôt dans les opérations) grâce à un rapport de force souvent écrasant pour la coalition. Une sorte de mythe est alors né : les avions de chasse modernes peuvent acquérir le contrôle du ciel, le garder et grâce à leur haute technologie de furtivité, guerre électronique et tir à longue distance, ont une excellente survivabilité au combat, du coup ce n’est pas gênant d’en avoir très peu !

Ce mythe est le résultat de plusieurs facteurs :

L’Histoire

Historiquement, l’arme aérienne s’est créé une réputation d’énorme impact tactique mais également stratégique. Avec quelques centaines d’avions, les Britanniques ont réussi à repousser l’invasion allemande. « Jamais dans l’histoire des conflits, tant de gens n’ont dû autant à si peu », ces mots prononcés le 20 Août 1940 par Winston Churchill alors Premier ministre britannique ont marqué l’imaginaire collectif sur l’importance de l’arme aérienne. «The few» serait également une référence à Shakespeare dans Henry V « We few, we happy few, we band of brothers…».

2927 navigants prirent part à la bataille d’Angleterre du 10 juillet au 31 octobre 1940, 510 perdirent la vie.

Le cinéma

Le cinéma met en avant la puissance de feu des avions de combat afin de faire basculer les scénarios. Dans Les larmes du soleil, avec Bruce Willis et Monica Bellucci, une patrouille de F-18 met fin en quelques secondes à une traque de plusieurs jours contre des navy seals (forces spéciales de la marine US) et leurs protégés.

Pourchassés par plusieurs centaines de soldats ennemis dans la jungle, une seule passe de tir permet aux deux avions de combat de supprimer la menace, sans victime collatérale. Dans The Rock, excellent Michael Bay de 1996, ce sont des avions de chasse qui sont envoyés contre des marines rebelles – et leurs otages – après qu’une équipe de navy seals ai été perdue en tentant de reprendre, en vain, l’ancienne prison d’alcatraz. Un des officiels américains dit « avec la puissance de feu qu’ils s’apprêtent à déployer cela sera fini en quelques secondes ».

Seul, Top Gun Maverick, sorti en 2022, met en avant les limitations des avions de chasse de 4ème génération et leur vulnérabilité face aux défenses sol-air, une approche plus réaliste qui voit la perte de la moitié des avions envoyés en territoire ennemi. 50% de perte pour réaliser la mission face à des Sa-3 Goa de conception soviétique utilisés lors de la guerre du Vietnam et mis en service en 1961.

La littérature

Les récits de pilotes parlant des conflits modernes, de l’Afghanistan à la Libye en passant par l’Irak sont des récits où la menace sol-air est, à quelques exceptions, peu présente. La contestation de la 3ème dimension (le ciel) étant très faible, les avions de chasse pouvaient alors évoluer à moyenne ou haute altitude, au-dessus des hauteurs d’engagement des systèmes sol-air courte portée susceptibles d’être mis en oeuvre par les adversaires. Cette absence de menace est assez présente dans les récits et renforce l’idée d’un pilote aux commandes de sa machine presque « intouchable » qui se joue des défenses et armes adverses pour accomplir sa mission.

De plus l’attrition (les pertes) étant faibles sur ces théâtres, les récits sont très différents des récits de la seconde guerre mondiale ou du Vietnam, renforçant l’idée que la guerre a évolué vers quelque chose de plus « propre », « chirurgical », avec moins de pertes pour les combattants protégés par l’avance technologique de leur industrie de défense, mais également pour les populations au sol grâce à la précision accrue de ces armements.

Un mythe ancré à la réalité

Ces avions sont effectivement des monstres de puissance (délivrant des bombes de 250kg à plus d’une tonne) et jamais dans l’histoire du combat un combattant, seul, n’a eu accès à autant de puissance de feu (avec une précision quasi métrique), ni à une telle capacité à acquérir une excellente conscience de la situation. Cette conscience de la situation consiste à comprendre ce qui se passe autour afin de pouvoir collecter des informations, anticiper et décider de ses actions de la manière la plus impactante possible. Néanmoins, ces aéronefs ne sont ni magiques, ni invincibles, et doivent surtout être disponibles en nombre suffisant.

2.5x plus cher par génération ?

En 1984, Norman Augustine, ancien sous-secrétaire à l’armée, déclarait, avec un humour acide, au sujet de l’évolution du prix des avions de combat : « En 2054, le budget tout entier de la défense ne permettra d’acheter qu’un seul avion. Cet avion devra être partagé entre l’armée de l’air et la marine 3,5 jours par semaine, sauf les années bissextile où il pourra être utilisé par les Marines.

Une étude américaine de Steven Kosiak datée du 14/03/2017, Is the US Military getting smaller and older ?, publiée par le CNAS – Center for a New American Security – met en évidence l’évolution du prix des avions de chasse. En étudiant les avions américains entre 1955 et 2017, chaque nouvelle génération coûte en moyenne 2,5 fois plus cher que la génération précédente, à dollar constant de 2017. Un F-35 à 100 millions de dollars remplace un F-16 à 35-40 millions, F-16 qui remplaçait des F-4 et A-4 à quelques millions de dollars pièce. Un F-35 n’a pas grand-chose en commun avec un A-4, si ce n’est que ces deux types d’appareils ont déjà été perdus à la suite d’une collision aviaire – endommagé ou détruit par l’impact avec un oiseau.

Le 4 janvier 2022, un F35A sud-coréen a dû faire un atterrissage d’urgence en mode dégradé et sur le ventre, infligeant d’énormes dégâts à son aéronef. La raison ? Une collision avec un oiseau qui a impacté son réacteur et engendré des pannes en cascade. 10 ou 100 millions de dollars face à un oiseau : le résultat reste le même, mais l’impact sur la flotte et les capacités de défense de la nation ne l’est pas !

Perdre un A-4 ou un F-4 lorsque vous en avez plusieurs centaines est moins impactant que perdre un F-35A lorsque vous en avez seulement quelques dizaines, et que la durée et complexité de production ne cesse d’augmenter.

Taille critique

Les avions de chasse de nouvelle génération sont devenus plus performants, plus précis et leur efficacité opérationnelle est plus forte, mais toute armée est définie par une taille critique. Les Argentins ont appris cela à leurs dépens lors de la guerre des Malouines. 14 avions d’assaut à la mer, les Super-Etendard de Dassault avaient été commandés en 1979 avec des missiles anti-navires Exocet.

Les Argentins envahirent les îles Malouines début 1982 alors que seuls 5 avions et 5 missiles avaient été livrés. 4 avions étaient en état de vol, et avec ces 5 missiles, 2 navires britanniques furent coulés : le HMS Sheffield et l’Atlantic Convoyer. La plupart des historiens et analystes militaires s’accordent sur le fait que la force expéditionnaire britannique aurait subi d’énormes pertes face à un plus grand nombre d’AM 39.

Que cela soit pour se protéger de l’attrition au combat où lors d’accident inhérent à l’entraînement, une taille critique est nécessaire. Des avions plus modernes et plus technologiquement avancés ne vous promettent pas une survivabilité de votre capacité de défense augmentée dans une guerre de haute intensité. Or il s’agit de pouvoir préserver votre capacité de défense.

La marine nationale avait prévu de commander 60 Rafale M. Finalement, 48 Rafale M ont été commandés, certains sont utilisés pour les essais. 4 ont été perdus lors d’accidents en mer. Ces aéronefs n’ont pas été remplacés. Il faut bien comprendre que c’est près de 10% du parc de Rafale M qui a été perdu entre 2001 et 2012. Heureusement pas de perte depuis, mais chaque aéronef perdu, au-delà du pilote, a un fort impact négatif sur la capacité de défense de la nation.

Imaginez dans un conflit de haute intensité

Lors de la guerre des Malouines, des patrouilles d’A-4 Skyhawk partirent en mission, et personne ne revint à la base. Le 21 mai 1982 par exemple, trois aéronefs attaquèrent des navires britanniques. Aucun ne rentra en Argentine. C’est la réalité du combat de haute intensité, et sans un format critique, vos capacités de défense s’effondrent extrêmement rapidement.

Lors de la guerre du Vietnam, plus de la moitié de la flotte d’avion d’attaque F-105 engagé fut perdue. Lors des 20 000 missions de combat, 382 aéronefs furent perdus (dont 62 hors combat) sur 833 produits.

Ajoutez à cela le fait que si vous avez une armée de l’air « d’attaque » et que vos avions sont plus performants, l’ennemi va vite comprendre que votre talon d’Achille est le stockage de vos aéronefs entre les vols, vous pouvez vous attendre à des attaques saturantes sur vos bases support arrière. Récemment, cela a été illustré par une attaque de drone sur un avion radar A-50 Russe en Biélorussie, mais également par l’attaque de quinze talibans sur Camp Bastion en Afghanistan en 2012. Plusieurs militaires et neufs aéronefs américains furent perdus au sol.

Rien de nouveau pourtant, car la nuit du 14 mai 1982, les SAS (forces spéciales) Britanniques détruisirent 6 Pucaras, 4 T34 et un Skyvan lors de leur RAID sur l’île Pebble où un seul de leurs hommes fut blessé.

Des chevaliers redoutables, à bien employer

Les pilotes de chasse sont souvent comparés aux chevaliers du ciel, et si nous montons dans nos avions par la gauche c’est par tradition équestre, les cavaliers – majoritairement droitiers – équipés d’une épée ou d’un sabre le long de la cuisse gauche montant sur leur destrier par la gauche afin de ne pas le blesser.

Au combat, le feu, la manoeuvre et le choc sont efficaces. La cavalerie permet la manoeuvre et le choc. Mais pour qu’une charge soit efficace, certaines conditions se doivent d’être réunies. La solidité du sol, l’accessibilité – un paysage à découvert – et une protection face à d’éventuels archers ou protections anti cavaliers (pieux), la position du soleil, etc. Il est de la responsabilité du stratège, du commandant de mettre ses moyens dans des conditions optimales pour qu’ils puissent s’exprimer sur le champ de bataille. L’Histoire est riche en enseignement, et ces derniers sont rarement retenus.

Dans le cas de la cavalerie, deux batailles illustrant la guerre de cent ans méritent d’être connues même en 2022. La bataille de Crécy vit la cavalerie française subir les arcs longs Anglais et charger avec un soleil bas dans les yeux. Ces arcs de 1.5 à 1.8m en if et cordés avec du chanvre décochaient avec un archer expérimenté, 15 flèches en frêne ou chêne de 83cm par minute. 15 vagues d’attaques de la cavalerie française furent repoussées le 26 août 1346 au sud de Calais à Crecy-en-Ponthieu.

La bataille d’Azincourt, le 25 octobre 1415, est un autre exemple de la mauvaise utilisation de la cavalerie. Avec un sol fraîchement labouré et détrempé, la cavalerie perdit toute mobilité et fut mise en déroute par les Anglais. Cette bataille qui est une des victoires anglaises les plus célèbres est mise en avant par William Shakespeare dans Henri V.

Une charge de la « brigade légère » ?

Militairement cette bataille est connue comme la fin de l’ère de la chevalerie et le début de la suprématie des armes à distances. A l’image des chevaliers en leur temps, les chevaliers du ciel ne peuvent être envoyés partout et n’importe comment. Opérationnels sur le terrain, ils ne peuvent pas compenser un manque de préparation stratégique, de protection de leur base, et un manque d’anticipation d’emploi en amont de leur chaîne de commandement.

Il est donc indispensable d’être réaliste et de connaître mais surtout comprendre les contraintes, besoins, et limitations de nos « chevaliers » modernes afin de pouvoir leur permettre de s’exprimer efficacement sur le champ de bataille et d’atteindre l’Etat Final Recherché fixé par le décisionnaire. Les champs de batailles évoluent, et avec la réduction du nombre de bases, du nombre d’aéronefs, ainsi que la vulnérabilité à des attaques saturantes de drones suicides, de nouveaux talons d’Achille sont créés et maintenant se révèlent.

A nous de réagir, afin d’éviter que le mythe ne s’effondre brusquement, entraînant dans sa chute, nos capacités de défense.

Pierre-Henri “ATE” Chuet
Pierre-Henri “ATE” Chuet est un ancien pilote de chasse de l’aéronavale française. Après plus de 2500 heures de vol et deux-cent appontages à bord du Rafale Marine, il donne désormais des conférences partout dans le monde et dirige une chaîne YouTube aux 50M de vues dans laquelle il promeut son expérience. Dans cette tribune exclusive pour Géostratégie magazine, Pierre-Henri “ATE” Chuet fait le point sur la nouvelle génération d’avions de chasse – plus coûteuse que la précédente -, et sur l’avenir de la défense aérienne.


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