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Hubert Védrine : « La France est dans une compétition féroce avec les Etats-Unis »

Stratégie industrielle, guerre économique, crise démocratique, populisme... L’ancien ministre des Affaires étrangères livre ses vérités. Pour lui , les Etats-Unis cherchent à « brider l'économie française ».

Entreprendre - Hubert Védrine : « La France est dans une compétition féroce avec les Etats-Unis »

Stratégie industrielle, guerre économique, crise démocratique, populisme… L’ancien ministre des Affaires étrangères livre ses vérités. Pour lui , les Etats-Unis cherchent à « brider l’économie française ».

Alstom, Technip, Alcatel… Pourquoi la France ne parvient-elle pas à conserver ses fleurons industriels stratégiques ? Qui est, selon vous, responsable ?

Hubert Védrine : Ce phénomène est tellement ancien et massif que la responsabilité est largement répartie. La culture industrielle en France est historiquement beaucoup moins forte qu’en Allemagne. Chez nous, elle a été portée de Colbert jusqu’à Pompidou, et ensuite par de petits groupes, quelques responsables politiques, des investisseurs ou des entrepreneurs. Pas par la société. L’industrie n’est pas une culture dominante. La France est restée très longtemps un pays agricole. Rappelons que le compromis de base du marché commun en 1958 prévoyait la préservation de l’ agriculture française avec en contrepartie l’ acceptation de l’ouverture avec la mise en concurrence avec l’industrie allemande, ce qui faisait peur au patronat français de l’époque.

Par ailleurs, durant la période plus récente, les élites françaises, compte tenu de leur formation et de leur plan de carrière, se sont convertis à la financiarisation sans repasser par la case industrie. À titre d’exemple, la théorie des entreprises sans usine ! On n’a jamais observé cet axiome en Allemagne. L’ Allemagne bénéficie de grosses structures, notamment dans le secteur automobile, mais elle possède également une myriade de PME puissantes anciennes et enracinées. La France a en quelque sorte zappé la phase de reconstitution d’ une vraie politique industrielle. Nous nous sommes reconvertis à l’économie globale, dérégulée et financiarisée à travers les banques et les fonds d’investissement. Dans la foulée, toute une série d’erreurs sont venues se greffer. Sur les cas que vous pointez (Alstom, Technip, Alcatel), on pourrait arguer qu’il fallait agir autrement, bien avant. L’idée fausse selon laquelle le capitalisme n’a plus d’identité nationale a fait des ravages.

Le cas Alstom, dont la branche énergie a été vendue à l’américain General Electric, a relancé le spectre de la guerre économique entre la France et les Etats-Unis. Quelle est votre analyse sur le sujet ?

Tous les gens qui ont été au pouvoir l’on dit. Depuis des décennies, nos dirigeants politiques ont considéré que nous étions des amis des Etats-Unis, des alliés mais pas alignés. Nous sommes en même temps dans une compétition féroce avec eux et ils cherchent par tous les moyens à empêcher l’économie française de trop se développer. Ils s’emploient à la brider d’une manière ou d’une autre. La période des 10-15 dernières années a consacré l’utilisation américaine de l’arme des sanctions extraterritoriales. Cela a toujours existé, ce n’est donc pas comme si nous nous étions trompés en affirmant que nous étions les alliés des Etats-Unis. Nous l’étions bien sûr, sur le plan stratégique et cela a peut-être participé à entretenir une forme de naïveté du côté français en sous-estimant cette volonté dominatrice américaine.

La France est-elle suffisamment « armée » pour se défendre dans cette guerre économique ?

Je pense que mentalement la France n’est pas suffisamment armée. Elle détient cependant un atout par rapport aux autres acteurs européens : elle a conservé à l’ esprit l’ idée de la puissance dans les domaines militaires et stratégiques. Mais cet esprit s’est dissipé dans les autres domaines depuis longtemps car les personnes qui sont aux manettes ont joué à fond la carte de la mondialisation, et en ridiculisant toute idée de préserver une capacité industrielle et financière française, taxant cette idée de chauvine, d’archaïque, de souverainiste etc. La France n’est donc armée qu’à moitié. Par ailleurs, nous n’avons pas les mécanismes adaptés. Lorsque les Etats-Unis ont commencé il y a 20-30 ans à abuser de la politique de sanctions extraterritoriales, qui est un gigantesque scandale juridique, nous aurions dû immédiatement nous doter d’instruments comparables, idéalement européens, a minima français. Trente ans plus tard, nous ne disposons toujours pas de moyens de dissuasion, et donc de rééquilibrage par rapport aux Etats-Unis.

D’où vient cette impuissance des Européens à bâtir des instruments juridiques et politiques équivalents ?

Il existe un lien avec l’histoire européenne. Tous les pro-européens des 30 dernières années, acteurs de bonne foi, modernes et ouverts, ont considéré que l’Europe ne pouvait se construire que contre les nations. Erreur fatale, en fin de compte, il leur était donc impossible d’expliquer qu’il fallait résister aux excès des Américains. Cela nous a beaucoup désarmés.

La France est-elle en retard dans le domaine de l’intelligence économique ?

Je pense que nous avons tous les atouts requis pour être forts dans le domaine du numérique, le champ de bataille de demain. Nous avons assez de talents en France pour faire face à ces défis. Pourquoi les meilleurs mathématiciens français sont-ils dans la Silicon Valley ? Là est la vraie question. Nous n’avons pas de problème de compétences ou de formations de haut niveau. Nous en revenons à une question de volonté. Il ne s’agit pas d’une course pour décrocher un label à l’arrivée. La question est de savoir si ce décalage constitue une menace ou non pour notre pays. Si le monde est dominé par six ou sept puissances, qui seraient beaucoup plus performantes et donc potentiellement menaçantes, cela deviendrait effectivement un vrai sujet.

L’arrivée au pouvoir de dirigeants populistes (Trump, Bolsonaro, Orban, Salvini), les crises institutionnelles en Europe (Brexit, Espagne) ou encore les manifestations multiples (France, Catalogne, Liban, Chili). Comment analysez-vous ces évènements ? Sont- ils le signe d’une radicalisation des démocraties libérales ?

Tout dépend de la manière dont on conçoit et analyse le populisme. Soit on le considère comme une sorte de terrible virus extérieur, qui s’attaque à des organismes sains, et on le dénonce en faisant référence aux années 30. Cette approche fausse n’a aucune efficacité. Ou alors, on considère, ce qui est mon cas, que ce l’on appelle le populisme est la traduction électorale (les insurrections électorales) d’un décrochage interne aux démocraties, qui concerne d’abord les classes populaires, puis les classes moyennes. Tous ces gens ont cessé de croire que la mondialisation était bonne pour eux. Ce phénomène est incarné par le vote Trump, quand les gens finissent par penser que la mondialisation n’est bonne que pour les émergents, en particulier les Chinois… Le populisme est pour moi la traduction de ce décrochage, ce n’est pas une maladie en soi. Je ne reprends pas le vocabulaire habituel sur les valeurs, l’illibéralisme, etc., car cette sémantique est inadaptée. Le problème, c’est le décrochage interne.

Le système démocratique est-il en crise ?

Il existe un phénomène sidérant dans les démocraties modernes : les citoyens ne veulent plus être représentés ! Ils sont tellement informés, connectés, réactifs et hystérisés dans les pays où il existe des chaines d’information continue, qu’ils n’ont plus confiance en personne. Ils ne souhaitent plus confier un mandat long à un président ou à un parlementaire, et souhaitent intervenir continuellement. C’est ça le grand problème des démocraties modernes et pas celui des menaces illibérales qu’on utilise comme repoussoir. Même s’il y avait un gentil gouvernement

social-démocrate en Hongrie, la question resterait. Comment faire en sorte que les démocraties classiques représentatives redeviennent légitimes et convaincantes aux yeux des peuples ? En redevenant efficaces. Sans cette relégitimation, nous assisterons à une pression continue pour une démocratie directe, qui conduirait en quelque sorte à une « auto-dictature ».

Vous n’êtes pas tendre avec les élites européennes…

Au niveau européen, cela fait très longtemps que dans les élections, les référendums et les enquêtes, on observe que les Européens souhaitent conserver une certaine identité, un certain niveau de souveraineté et être en sécurité, en particulier en gérant la migration de masse. Cela fait également très longtemps que les élites qui ont conduit l’intégration européenne rejettent ces demandes cela, considérant que c’est absolument dégoûtant, fasciste, archaïque, absurde, souverainiste, etc. Je pense que cette réaction a été une erreur historique de la part des élites européennes. Si elles avaient accepté d’entendre ces demandes populaires, sans qu’il soit question de les appliquer, et de considérer qu’il s’agissait de demandes banales des peuples, auxquelles on pouvait apporter des réponses intelligentes, modernes et européennes, nous n’en serions pas là.

Et ce que l’on désigne par populiste serait moitié moins élevé. Tout le milieu « moderne » considère le souverainisme comme une injure et une insulte. C’est une erreur. Pour tous les peuples du monde, conquérir sa souveraineté grâce à la révolution, la démocratie et la république a constitué une extraordinaire avancée. Dire à des gens qui souhaiteraient conserver un peu de souveraineté qu’ils sont archaïques a conduit à un divorce total. Les élites portent une importante responsabilité, cela peut se corriger si on change profondément de ton, de méthode et de mécanisme de décision en Europe.

Comment jugez-vous l’attitude de la France et des Européens dans la crise syrienne ?

Les Occidentaux ont perdu le monopole du pouvoir et de la puissance dans le monde alors même qu’après que l’URSS ait disparu ils avaient triomphé, persuadés que la « fin de l’Histoire » était arrivée ! Il s’est produit exactement le contraire. D’une façon générale, même si les Occidentaux sont restés puissants et influents, leur puissance est plus relative, plus contestée et plus défiée qu’avant.

C’est vrai en général, et cela se voit en particulier au Moyen-Orient, où les Occidentaux, les Etats-Unis et les quelques rares Européens qui tentent encore d’avoir une politique dans la zone ne parviennent plus à atteindre leurs objectifs. Dans ce contexte, les Occidentaux auraient dû depuis le début mieux hiérarchiser leurs objectifs. On ne pouvait pas simultanément soutenir « le printemps arabe » en Syrie, chercher à imposer la démocratie tout en arrachant l’autonomie pour les Kurdes, et combattre l’islamisme ! L’Occident refuse de voir cette évidence par manque de réalisme et par un besoin d’affichage moral et éthique. Cela donne lieu à des politiques contradictoires. Finalement, les Etats- Unis et la France n’ont pas atteint leurs objectifs, sur fond de tragédie pour les Kurdes. C’est une démonstration cruelle d’un état de fait plus général.

Comment sortir de cette situation ?

On ne va pas revenir à un monde dominé par les Occidentaux, et il n’est pas question de recoloniser le monde entier. Il n’y aura pas non plus un monde sous contrôle absolu de la Chine, de la Russie ou des islamistes. Nous sommes durablement dans une situation que le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, qualifie de « chaotique » au sens scientifique du terme. Nous ne sommes pas aux portes de la guerre, mais nous évoluons dans une situation instable, imprévisible et changeante. Concernant l’ avenir de la Syrie, nous n’y pouvons pas grand-chose.

Poutine est-il le grand gagnant de la séquence récente en Syrie ?

Il me semble impropre de parler de compétition et donc de gagnant. On peut dire que les Occidentaux n’ont pas atteints leurs objectifs, qui étaient honorables mais contradictoires, et incohérents. Poutine, quant à lui, a préservé sa mise. Il était d’ailleurs très prévisible depuis le début de la guerre civile que jamais la Russie ne laisserait tomber la Syrie, dernier pays extérieur important avec lequel elle avait un ancrage depuis plusieurs décennies. À cela s’ajoute la base de Tartous (ville côtière située à l’ouest de la Syrie – ndlr), les couples mixtes très nombreux, mais aussi les relations d’armement. Il était donc évident depuis 2011, qu’à un moment ou à un autre, Poutine essaierait d’entraver cette évolution s’il le pouvait. Est-il pour autant gagnant ? Je l’ignore, c’est peut-être pour lui une victoire à la Pyrrhus… Il n’est pas commode pour lui d’avoir à gérer l’imbroglio syrien avec les Iraniens dans les pattes.

Propos recueillis par Isabelle Jouanneau


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