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En Egypte, le dialogue exemplaire entre Musulmans et Chrétiens

A l’heure où les bombes de Tsahal continuent de tapisser le sud de Gaza, où vivent des chrétiens et des musulmans, en Egypte, au Caire, l’Institut dominicain d’études orientales abrite entre ses murs la première bibliothèque mondiale sur le patrimoine islamique. Idéo est devenu LE référent du dialogue inter-religieux entre chrétiens et musulmans. Décryptage.

Photo : Antoine Bordier

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Ce matin-là, ils sont une petite vingtaine d’expatriés à se rendre dans le quartier où se trouve une oasis incroyable construite de mains d’hommes, de mains de dominicains. Pensez : un hectare de verdure et de fraicheur en pleine capitale – même si nous sommes en plein hiver et que les températures ne dépassent pas dans la nuit les 12°C et dans l’après-midi les 25°C. En plus, le Caire, qui fait la taille de 29 Paris, est une capitale très polluée et assez bruyante. Dans ce quartier d’Abbassiah, qui se situe presqu’au cœur de la capitale, le grand portail du couvent des 8 dominicains, qui y vivent, s’ouvre, effectivement, sur un petit paradis.

Ce sont d’abord les parfums des orangers, des citronniers, et des fleurs de dattes – c’est la saison – qui vous accueillent. Puis, frère Emmanuel Pisani, le jardinier du couvent, salue chaleureusement d’un sourire communicatif tout le groupe francophone qui attendait devant le grand portail. Il est, aussi, le directeur d’Idéo. Comme le veut son ordre, c’est un intellectuel et un scientifique. Il insiste pour dire : « Nous sommes, d’abord, des priants. » C’est lui qui accueille le groupe des Français et des Marocains expatriés venus s’immerger une demi-journée dans ce haut-lieu de prières, d’études et de recherches.

Les couleurs de l’Union Européenne pourraient flotter au-dessus de l’institut, puisqu’elle soutient les travaux d’édition qui sortent de ces multiples murs. Elle les finance, comme elle finance une partie de leur projet d’investissement. Elle a bien compris que se jouait, ici, aux heures du Printemps arabe, des révolutions de palais et du retour des conflits à consonances religieuses – comme en Arménie, en Artsakh, et à Gaza – une partition importante de la relation inter-religieuse. Relation clef, souvent oubliée, dans les rapports diplomatiques. Ici, en Egypte comme dans la plupart des pays musulmans (au nombre de 50 sur les 195), la religion musulmane est d’Etat. La laïcité n’existe pas. La question du dialogue inter-religieux est, donc, une priorité, non seulement pour le Vatican, non seulement pour l’Union Européenne, mais, également, pour la France.

Un jardin extraordinaire et un couvent « Art déco »

Tout le groupe fait ses premiers pas de découverte dans ce jardin découpé en une vingtaine de zones. Comme si chaque parcelle avait son histoire, ses particularités et ses petits secrets. Ce qui est vrai. Le frère tout de blanc vêtu (il porte son habit religieux) raconte histoire sur histoire, avec la précision d’un scientifique qui connaît tous ses arbres. Il est plus qu’un jardinier. Il serait botaniste et pépiniériste à ses rares heures perdues. Parmi ces parcelles de verdures qu’il appelle « carré » et qui ressemblent à des tableaux de verdure que Claude Monet aurait pu peindre, notons : le carré aux agrumes, celui aux cactus, aux oliviers, aux papyrus. Proche de la fontaine, une palmeraie se dresse. Elle est magnifique presque royale. Elle nous élève et, en même temps, ombrage notre regard, afin qu’il ne soit pas abimé par les rayons d’un soleil devenu trop brûlant à l’approche de midi. D’autres palmiers délimitent l’allée centrale qui mène au couvent. Leur tronc est d’une douceur exquise.

Dos à la fontaine, la façade du couvent dévoile ses 1500 m2 (500 au sol). Ce couvent a épousé la briquette rouge, qui rappellent l’architecture du nord de la France. Il est orné de belles arches dont la trentaine de piliers plongent à une demi-douzaine de mètres de profondeur, assurant ainsi sa stabilité même en cas de tremblement de terre. Car, ici, en Egypte, le pays est en risque sismique modéré. Des oiseaux s’envolent alors que l’ensemble du groupe, à majorité féminine, gravit les premières marches. Sur le perron, les expatriés s’arrêtent et tout en buvant aux paroles du frère aussi habile avec l’histoire qu’avec le jardinage contemplent une dernière ce jardin idyllique.

Puis, ils entrent dans le couvent. L’Art déco y est présent partout. Il se marie volontiers avec le style oriental. « Le couvent a été construit dans les années 30 », indique le frère. Il est partout : dans les angles, les courbures, l’utilisation des matériaux, comme le béton armé (après les briquettes), avec ses pans coupés, ses ornementations même minimalistes, ses lampadaires et ses lustres aux lumignons multicolores. Des meubles – dans la vieille bibliothèque où l’Art déco saute aux yeux – sont en partie en acier laqué noir.

Une bibliothèque aux 300 000 ouvrages

Le groupe passe de la bibliothèque primitive, qui date, donc, des années 30, et qui ressemble à un véritable salon de lecture où le beau monde des Années folles aurait pu s’y rendre, à la nouvelle bibliothèque, qui a vu le jour en 2002. Elle est très spacieuse et moderne, avec une recherche et une demande d’emprunt qui s’opèrent via une application dédiée. Les dominicains sont à l’avant-garde des nouvelles technologies.

Plus loin, le groupe emprunte un long couloir et descend dans les entrailles de l’Institut qui est séparé du couvent par un sas en forme de tunnel.

Là, à l’abri des regards et de toute contrainte extérieure, des kilomètres d’ouvrages s’étalent dans des rayons bien répertoriés. « Nos 300 000 ouvrages sont catalogués en ligne. Nous n’avons pas de vieux manuscrits antérieurs au 19è siècle », explique le frère, qui évoque, ensuite, son nouveau projet : la refonte entière de la sécurité anti-incendie de la bibliothèque pour « un coût de 300 000 euros ».

Des religieux-entrepreneurs   

Ces 8 religieux de l’ordre de saint Dominique (fondé en 1215) sont épatants. Ils parlent tous plusieurs langues, l’arabe et les dialectes égyptiens. Ils sont, aussi bien, à l’aise en habit religieux qu’en civil. Ils sont des religieux, mais, également, de véritables entrepreneurs. Ils bâtissent, agrandissent, restaurent, modernisent et nouent des partenariats. Ils sont des entrepreneurs-éditeurs, car ils ont leur propre maison d’édition, même si, pour les gros tirages et une diffusion internationale, ils s’allient avec l’Institut français d’archéologie orientale, l’Ifao. « Je suis arrivé ici, il y a deux ans et demi », raconte le frère Emmanuel. « J’enseignais, auparavant, l’Islamologie à l’Institut catholique de Paris et je dirigeais l’Institut de science et de théologie des religions, l’Istr. »

Jardinier, directeur de l’Idéo, il enseigne également. Et, c’est, également, un entrepreneur qui fourmille d’idées et de projet : « Oui, nous avons entrepris de réaliser des travaux importants pour moderniser la Maison des Chercheurs, qui accueille, actuellement, une demi-douzaine de personnes. Nous devons, également, assurer la sécurité anti-incendie de la bibliothèque et acquérir de nouveaux livres. Et, nous avons d’autres projets encore… » Passionné et passionnant, connaissant ses sujets sur le bout du chapelet (les dominicains portent un chapelet sur eux), ce qui le passionne ce sont « les joyaux spirituels découverts dans la tradition islamique. Ce qui m’intéresse le plus c’est de savoir comment ces traditions qui posent un regard sur l’homme et sur Dieu, contribuent à donner des bases pour un dialogue inter-religieux apaisé. »

Des attentats et le pape François au Caire

Rappelez-vous, en avril 2017, le pape François avait confirmé sa venue au Caire et sa rencontre avec le grand imam d’Al-Azhar, le cheikh Ahmed Al-Tayeb, malgré les attentats qui avaient frappé au début de ce même mois le nord du pays. C’était le jour des Rameaux, le 9 avril, exactement vers 10h00, le premier attentat à la bombe vise l’église copte Saint-Georges. Puis, dans l’après-midi, vers 13h00, c’est l’entrée de cathédrale Mar Morcos (saint Marc) d’Alexandrie qui est soufflée. Là, c’est le pape copte Théodore II qui était visé (il s’agit de l’Eglise copte orthodoxe et non pas catholique). En tout, l’Egypte pleure près de 50 morts et plus de 100 blessés. L’agence de propagande de l’Etat islamique, Amaq, revendique officiellement ces deux attentats.

C’est dans ces circonstances tragiques et alors que le président Abdel Fattah al-Sissi a déclaré l’état d’urgence, que le pape risque sa venue en Egypte. Il y vient, principalement, pour rencontrer la communauté copte qui représente près de 10% de la population. Il y vient, également, pour renouer le dialogue avec les musulmans, gravement abîmé par les déclarations de son prédécesseur, le pape Benoît XVI.

Du rififi entre le Vatican et Al-Azhar

Nous remontons le fil de l’histoire récente. Nous sommes en 2006. Le pape Benoît XVI est invité par l’université de Ratisbonne. Dans son propos, « Foi, raison et université », il évoque un échange entre l’empereur byzantin Manuel II et un Persan cultivé. Les propos de l’empereur au sujet de la question centrale du rapport entre religion et contrainte sont ceux-ci : « Montre-moi donc ce que Mahomet a apporté de nouveau, et tu y trouveras seulement des choses mauvaises et inhumaines, comme son mandat de diffuser par l’épée la foi qu’il prêchait ». Dans la version annotée du texte et dans ses interventions ultérieures, Benoît XVI dira que « cette phrase n’exprime pas (s)on attitude personnelle à l’égard du Coran, pour lequel (il) éprouve le respect qui convient pour le livre saint d’une grande religion ». Pourtant ce court propos fait l’objet d’une bombe dans le monde musulman. Car, c’est bien le pape qui parle. Et, on lui approprie cette citation comme étant la sienne. Ce rififi entre le monde chrétien et le monde musulman va durer jusqu’en 2017. Malgré les nombreuses preuves de son engagement dans le dialogue inter-religieux.

La rencontre du pape François et du cheikh Al-Tayeb

Malgré toutes ses marques d’affection en direction du monde musulman, notamment lors de sa visite à la Mosquée Bleue en Turquie, malgré l’organisation de nombreuses lettres, rencontres et tribunes initiées par une partie du monde musulman, comme la lettre adressée par le prince jordanien Ghazi bin Muhammad bin Talal, une fracture reste béante, notamment du côté d’Al-Azhar, qui non seulement est une mosquée, mais, également, une université des plus prestigieuses du monde musulman. En 2011, le cheikh Al-Tayeb accuse le pape Benoît XVI d’ingérence lorsque ce-dernier s’exprime en faveur des minorités chrétiennes persécutées au Moyen-Orient. Son propos était le suivant : « Face aux discriminations, aux abus et aux intolérances religieuses, qui frappent aujourd’hui en particulier les chrétiens (…). Les paroles ne suffisent pas, il faut l’engagement concret et constant des responsables des nations. » Et, le cheikh Al-Tayeb avait répondu : « Je ne suis pas d’accord avec le point de vue du pape, et je demande pourquoi le pape n’a pas appelé à la protection des musulmans quand ils se faisaient tuer en Irak ? ».

Il faudra, finalement, attendre le 23 mai 2016, la rencontre historique au Vatican entre le cheikh Al-Tayeb et le pape François et la visite du pape à l’université Al-Azhar pour que la division soit consommée et les relations renouées.

Les bons offices d’Idéo pour bâtir une fraternité

« Cela fait 70 ans que l’Institut existe, il a été créé en 1953. 70 ans que nous nous investissons et que nous sommes des acteurs privilégiés du dialogue interreligieux », raconte frère Emmanuel. « Je me rends toutes les semaines à l’université Al-Azhar. Les relations avec les musulmans sont très bonnes. J’y ai de nombreux amis. » Il y étudie, notamment, les discours du cheikh qui, pour lui, « s’inscrivent dans la fraternité ou pas ». Son approche critique est très intéressante. Car le frère, en tant que directeur de l’Idéo se revendique à la fois libre et dépendant. Il sait que le charisme et la vocation de l’institut dépasse l’ordre des dominicains et son pré-carré. A travers ses publications périodiques, notamment, celles du MIDEO, des Mélanges de l’Institut dominicain d’études orientales, il veille à sauvegarder dans les textes ces liens fraternels.

L’Institut est une telle référence qu’il est souvent invité à participer à des colloques internationaux. Le prochain colloque aura lieu en février dans les Emirats.

Le frère Emmanuel se rendra prochainement à l’université Al-Azhar. « Nous sommes vraiment très proches, nous sommes à 20 minutes à pied », précise-t-il en disant au-revoir au groupe francophone d’expatriés, qui l’a bombardé de questions sur cette fraternité entre chrétiens et musulmans.

Si vous voulez en savoir plus, rendez-vous sur le site : https://www.ideo-cairo.org/fr/
Pour soutenir leurs projets : http://www.amis-ideo.org/

Reportage réalisé par Antoine Bordier


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