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Dégustations théâtrales au Château Desmirail avec Denis Lurton

Ah, que l’hiver est doux cette année. Peut-être trop, car les gelées hivernales ont été légères et plus que passagères. Avec Denis Lurton, le 3è du nom, la balade dans ses vignes drainées se veut artistique, historique, familiale, juridique et vigneronne. L’homme a de multiples casquettes. Mélomane, il se veut le chef d’orchestre d’un vignoble d’exception à Margaux. Mais, il est d’abord un homme de théâtre. Dégustations théâtrales.

Entreprendre - Dégustations théâtrales au Château Desmirail avec Denis Lurton

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La presqu’île du Médoc, car c’en est une, pourrait être un département. Le Médoc est presqu’aussi grand que l’île de la Réunion : 2 300 km2 d’un côté, et 2 500 km2 de l’autre. Du nord au sud, il faut plus d’une heure et trente minutes pour la traverser. Cette presqu’île est faite d’eau, de marais, de mer, de sable et de vin. Au fil des siècles, telle une fiancée qui se prépare, elle s’est parée des atours de la beauté à l’état brut. La nature ici est reine. Entre ciel, mer et terre, ses basses profondeurs sont riches en oligo-éléments que l’estuaire de la Garonne, côté est, déverse parcimonieusement au temps des saisons les plus propices.

A cheval, à pied, à vélo ou en voiture, la découverte des croupes, des tertres et des vallons ravit l’œil du visiteur. Surtout, lorsque dans le ciel, les nuages se forment et dessinent des figures picturales qui ressemblent à une cavalcade de chevaux sauvages. Le soleil est timide, on dirait qu’il joue à cache-cache. Le ciel n’est plus laiteux, il s’assombrit, alors que dans les vignes l’heure de la saison de la taille se termine. Le bruit des sécateurs commence à se remplir de silence. Les lieuses ou sarmenteuses ont fait leur apparition, timides. Il y a même des dames qui plantent des nouveaux piquets en bois. L’hiver est fait pour cela : préparer la vigne pour le prochain millésime.

Le Château Desmirail est situé sur cette belle presqu’île du Médoc, à Cantenac très précisément, à deux pas de Margaux, sur la célèbre départementale D2. C’est là, dans sa belle chartreuse du 18è siècle que Denis Lurton nous reçoit. Il est le maître des lieux, depuis 32 ans. Un maître passionné de théâtre et de vin.         

M comme Margaux

Dans ce vignoble, c’est l’appellation Margaux qui est la reine. Rien que le prononcé du nom rappelle les heures les plus glorieuses de ce lieu. Il est connu dans le monde entier. Depuis 7 ans, Cantenac et Margaux, distantes d’un jet de pierre, ont fusionné ; mais elles gardent leur histoire propre. L’appellation Margaux s’étend sur 1520 hectares, pas un de plus, pas un de moins. Ici, règnent la vigne et le vigneron.

Un regard au loin, vers l’ouest, vous plonge vers les forêts des pins maritimes, qui entourent comme une couronne le lac d’Hourtin et de Carcans. La cavalcade des nuages se fait, alors, plus intense. La mer Atlantique ouvre généreusement ses bras aux visiteurs et souffle son air marin. De l’autre côté, plein est, à trois jets de pierre, cette fois-ci, c’est l’estuaire de la Gironde qui s’offre au regard. Il n’a pas perdu de sa superbe, même si ses eaux ne ressemblent plus à l’autoroute fluviale de jadis. La Gironde tumultueuse reste généreuse. Sa couleur beige-clair donne une idée de la richesse des limons qu’elle charrie sur tout le long de la presqu’île.

Pour se rendre au Château Desmirail (prononcez le s), troisième Grand Cru Classé 1855, et rencontrer le chef d’orchestre des lieux (c’est ainsi qu’il est dénommé, mais il serait plutôt un metteur en scène), de Bordeaux, il faut mettre une trentaine de minutes. En hiver, il ne faut pas s’étonner de voir ce pays regorger d’eau. Les fossés en sont remplis. Par contre, les 40 hectares de vignes de Desmirail sont, impeccablement, drainés. Un travail d’orfèvre de la nature, des femmes et des hommes. La mise en scène est parfaite.

« Soyez le bienvenu à Desmirail »

« Oui, soyez le bienvenu à Desmirail. C’est mon père qui a fait construire l’entrée. Elle est majestueuse, non ? » Effectivement, l’entrée est splendide. Impossible de ne pas l’admirer, flanquée de ses deux colonnes de marbre brossé couleur rosé. La grille ouvragée donne envie d’en savoir un peu plus. En même temps, elle en impose. Passez la grille, une grande cour distribue à droite la chartreuse du 18è siècle où se trouve les bureaux et à gauche le grand cuvier médocain du 19è siècle, où se trouve les trésors millésimés du domaine. Le décor est planté.

« Je suis le troisième fils, le troisième enfant de Lucien et de Marie-Jeanne Lurton », introduit Denis en s’asseyant à son bureau. A lui seul, Lucien Lurton a acquis au fil de sa longue vie consacrée à la vigne, et qui s’est éteinte le 25 mars 2023 à l’âge de 97 ans, une dizaine de propriétés viticoles. « Nous sommes 11 frères et sœurs, et mon père a eu l’incroyable projet d’en acquérir en vue de les transmettre à ses enfants. »

Incroyable et vrai pari que celui de bâtir sa vie autour du vin, autour de Margaux et d’autres appellations, pour sa famille, pour sa descendance. « J’ai hérité de Château Desmirail en 1992, lorsque mon père nous a tous réunis au château de Brane-Cantenac pour faire le partage. » Le sujet de la pièce est tout trouvé : Vin et partage à Desmirail !

Une enfance les pieds dans les vignes

Denis est né en 1959. Trois ans auparavant, son père a failli tout perdre. L’hiver 54 avait, déjà, frappé ; mais, celui de 1956 aura raison de beaucoup de vignerons. Son père en sortira presqu’indemne. « Il a eu l’idée de coucher ses pieds de vigne. Il en a sauvé, ainsi, la moitié. » Son père dirige alors le domaine Brane-Cantenac, qu’il a hérité de François et de Denise Lurton. Le Château Brane-Cantenac est dans la famille depuis 1925. L’année prochaine sera fêté, comme il se doit, son centenaire. C’est comme une seconde source familiale pour la lignée Lurton. Le berceau familial étant Château Bonnet, à Grézillac, village que longe la Dordogne, aux portes de l’Entre-Deux-Mers. C’est là où l’arrière-grand-père, Léonce Récapet (1858-1943) s’est fait un nom en inventant la distillation alcoolique à vapeur. Avant-gardiste, il améliore, invente et développe son domaine de Grézillac : il replante le vignoble, sélectionne les meilleurs cépages, construit de nouveaux chais (en 1902). Et, avec ses machines à vapeur, il modernise le travail de la vigne. Et, surtout, tous ses secrets d’orfèvre du vin, il les écrit dans ses petits carnets, qui seront, peut-être, un jour publiés. 90 ans plus tard, Denis ne le sait pas encore. Mais, il va marcher dans ses pas. Lui, qui a passé toute son enfance à Brane-Cantenac, a développé un sixième sens qui lui donne une aisance des plus naturelles quand il se met à conter son histoire, son histoire du vin. Denis, depuis Léonce, fait partie de la 4è génération. C’est certain, dans la pièce de théâtre que pourrait écrire Denis, Léonce serait le Patriarche.

A l’école des mots de Tivoli

Denis est un sportif accompli : il a passé plus de 20 ans de sa vie à courir dans les vignes, à faire du vélo sur la presqu’île et à monter à cheval dans ses prairies. Il aime, également, la navigation. « Au temps des vendanges, le week-end, quand nous revenions à Brane, nous participions activement aux travaux. Adolescent, je suis devenu tractoriste. » Il faut l’imaginer ce jeune adolescent à la chevelure épaisse reculer avec son tracteur chargé de sa cargaison de grappes. Doué, il est vite devenu un pilote hors-pair.

Le temps de l’école, il le passe d’abord à la maison. Puis, vers l’âge de 6 ans, il prend, avec ses frères et sœurs, la direction de Tivoli, à Bordeaux. C’est un établissement scolaire renommé, qui a fêté ses 450 ans il y a deux ans. Il est dirigé par des jésuites. Là, il y retrouve un de ses oncles maternels. C’est entre ces hauts-murs qu’il découvre sa passion pour les mots. « Je ne me destinais pas vers le vin. Je ne voulais pas faire du vin, ma vie. J’aimais les livres, les mots. J’étais un littéraire. » En même temps qu’il découvre l’équitation, il se prend de passion pour l’art théâtral. Il aime les grands auteurs, les textes qu’il faut apprendre par cœur. Il aime interpréter et jouer.  « J’aimais, et j’aime, toujours, conquérir le public, convaincre, enthousiasmer. L’un de mes premiers rôles a été de jouer dans la pièce de Rabelais le Picrochole. » Un comédien était né.

Du droit, du théâtre et du vin

Après son baccalauréat, Denis se dirige vers le droit. Rares sont ceux, comme Marie-Laure et Henri Lurton, à avoir fait des études d’œnologie. « Oui, je voulais devenir avocat. Dans notre famille, il y a les vignerons et les avocats, les juristes. Je suis, donc, devenu avocat. Je me suis, néanmoins, spécialisé dans le droit du vin… ». Il faut, sans doute, voir-là l’ombre paternel planer.

Après avoir exercé comme avocat, il met au placard sa robe. Et décide de monter à Paris. Pendant trois ans, entre 1986 et 1992, il va se passionner pour l’art théâtral. Il va suivre les cours Florent pendant un an, « où je n’ai pas appris grand-chose ». Bigre ! C’est à ce moment-là qu’il rencontre un certain Francis Huster. « Je n’ai pas profité des cours de Francis Huster qui s’occupait d’une élite appelée la Classe libre dont faisait partie Isabelle Carré que j’ai côtoyée brièvement en tant que figurant lors d’un enregistrement du Grand Echiquier de Jacques Chancel au studio des buttes Chaumont. » Ses maîtres restent Louis Jouvet et Maurice Sarrazin, « un pionnier de la décentralisation qui avait créé le Grenier de Toulouse à la fin de la guerre à l’âge de 20 ans. Il avait une méthode d’enseignement du théâtre à l’image de Stanislavski et de Mikhaïl Tchekhov disciple de Constantin Stanislavski et neveu du célèbre auteur Anton Tchekhov ». Denis Lurton raconte sa vie théâtrale, ému, avec des paillettes de larmes dans les yeux.

L’année 1992 arrive à grands-pas. C’est l’année charnière. L’année où on dit oui ou non à son père. « Il nous a tous réuni. C’était en juin. Notre père avait, auparavant, déjà réalisé des donations, puisque tous les onze nous étions devenus propriétaires indivis. Il fallait en faire le partage. En juin, il termine sa transmission. Nous avions trois choix à émettre. Ensuite, c’est lui qui décidait. J’ai obtenu ce que je voulais : Château Desmirail. » Le rideau du théâtre se referme. Celui du vin s’ouvre en grand.

Si Desmirail m’était conté

Pour bien déguster un Château Desmirail, il faut remonter le fil du temps, celui de son histoire. Car avant Denis Lurton, il y a le papa, Lucien, qui en a fait l’acquisition en 1980. Déjà, dans les années 1960 « il a commencé par acquérir les vignes de la propriété qui avait été morcelée, 20 ans auparavant. Mon père a eu le nez fin et l’idée géniale de reconstituer le vignoble d’origine. »

Pour connaître ses origines, il faut remonter à la date de 1741. Date où le domaine, par mariage, entre dans la famille Desmirail. Depuis 1992, ce sont les initiales de Denis Lurton, DL, qui trônent au fronton de la chartreuse. Comme son père et son arrière-grand-père, Denis a voulu marquer son territoire de sa pâte. Sa signature est singulière : elle est faite d’élégance, de finesse mais, également, de rondeur. Comme ses vins. Elle est racée et sportive, travailleuse. Tout est pesé, calibré, mesuré. Elle est de Haute Valeur Environnementale (HVE). Elle est, aussi, traditionnelle, car le meilleur des vins se réalise selon les méthodes d’autrefois, au plus près de la nature. Elle est, également, artistique car Denis aime particulièrement concilier l’art et le vin. Elle est, enfin, moderne, en raison des investissements qui ont rehaussé l’excellence de son vin.

Des vignes et des vins en hiver

Denis aime marcher dans ses vignes à la tombée de la nuit, même en hiver. Ses vignes sont ses paysages, son « plat pays ». Mais, il n’est pas si plat que cela. Ses vignes ondulent comme autant de notes de musique, qui virevoltent. Le chef d’orchestre est d’abord un mélomane. Il fait vibrer son vin à la mesure de ses balades, soit à pied, soit à cheval. Il caresse ses vignes, comme il peigne ses chevaux. Par endroit, ses vignes forment une croupe.

Dehors, alors que le vent a chassé les derniers nuages, et que la lune offre sa parure en forme de cil, il n’est pas rare d’apercevoir, au loin, un chevreuil esseulé. Les 4 cépages de Desmirail sont bien là comme des trésors recouverts d’un voile de nuit étoilée : le Cabernet Sauvignon, le Merlot, le Petit Verdot et le Cabernet Franc. Ses 38 ha de Margaux et ses 2 ha de Haut-Médoc se préparent pour le prochain millésime. Dehors, il n’y a que le bruit des mots, celui d’un chuchotement, d’une conversation qui ponctue la balade au cœur des vignes. On assiste en marchant à un endormissement avant la (re)naissance. On se croit revivre. La vigne hiberne encore. Chut, laissons la belle endormie s’éveiller au printemps, lentement, dans un mois. C’est elle qui tient le rôle principal.

Une belle production, de beaux noms

La production annuelle du domaine est de 240 000 bouteilles avec ses quatre vins. Le premier est le Château Desmirail. Il est issu des meilleures parcelles et des plus vieilles vignes. « Ma plus vieille vigne fait des merveilles », ajoute Denis. Elle est chouchoutée puisqu’elle est élevée en barrique pendant 12 mois. « Mon deuxième vin s’habille de plusieurs étiquettes : Château Fontarney, Initial de Desmirail, et Origine de Desmirail. » L’homme des mots est aussi un homme du marketing, un as de la segmentation commerciale. Ainsi son Château Fontarney est à destination de la grande distribution, Initial de Desmirail du marché CHR (café, hôtel, restaurant). « Effectivement, j’ai trois seconds vins. Ainsi, je me cale sur les besoins du marché. »

A partir de ses vignes d’appellation Haut-Médoc, il élabore un troisième joli vin : Iris pourpre de Desmirail. C’est un vin qu’il a dédié à sa femme, une galeriste bordelaise de grand talent, qui aime rester dans l’ombre de son vigneron. Enfin, comment ne pas citer le Rosé de Desmirail, en appellation bordeaux, qui est un rosé de saignée très fruité et frais, vinifié avec du merlot et du cabernet sauvignon. La dégustation dépasse la promesse… Les vins ne font pas partie du décor. Ils sont le décor.

Un scoop : La perle de Desmirail

Décidément, Denis Lurton est bien dans la droite lignée des Léonce Récapet et Lucien Lurton. Il n’arrête pas d’innover et de se réinventer. Sa dernière trouvaille ? Un nouveau vin, car après ses rouges et son rosé, il lui manquait une couleur, qui n’en est pas vraiment une, sur sa palette de comédien-vigneron : celle du blanc. « Cette année nous allons élaborer La perle de Desmirail qui est un blanc de noir. »

Allez, comme dans une pièce en 5 actes, nous accélérons le pas et visitons, justement, ses chais et son cuvier. Dès l’ouverture de la grande porte, on se croirait à une autre époque. Le décor est ancien. Les architectes du 19è siècle, Louis-Michel Garros et Ernest Minvielle, ont inspiré les lieux. Tout y est noble. On se croirait à l’intérieur d’une vieille pendule à remonter le temps. Tout y est à la fois moderne et ancien. Dans cette bâtisse de 2000 m2, le chêne y est roi. La noblesse y excelle : dans les barriques, dans les cuves, dans la salle de dégustation.

Au milieu des vignes

L’ancien président de la FDSEA, ancien président de la caisse locale du Crédit Agricole, a bien fait les choses. Depuis 1992, il a procédé au renouvellement des plants du vignoble, installé une salle de dégustation (en 1993), investi dans un cuvier inox thermo-régulé (en 1997), dans des nouvelles cuves bois (en 1999) et dans un nouveau cuvier bois en 2010. Cette année, Denis Lurton commercialisera La perle de Desmirail. Sa pépite ! Plus qu’une promesse, un rêve devenu réalité. Avec son équipe de 22 personnes, à laquelle il faut ajouter une quarantaine de vendangeurs, Château Desmirail est presqu’au complet.

Après l’hiver, son rideau théâtral va de nouveau s’ouvrir en grand sur un nouveau millésime. « Celui de 2022 était très exceptionnel. Et celui de 2023 aura sa belle signature… », conclut Denis Lurton. Au Château Desmirail, le soleil se dirige vers la nuit. Denis est le dernier. Il ferme son bureau, monte dans sa voiture, et rentre chez lui. Chez lui ? Une chartreuse au milieu des vignes, où les acteurs sont ses chevaux et ses plants de vigne.

Antoine Bordier


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