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Débat sur la chloroquine : symptôme de la crise de l’État libéral ?

Entreprendre - Débat sur la chloroquine : symptôme de la crise de l’État libéral ?

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Par Francis Marfoglia, professeur agrégé de philosophie et président d’honneur de l’ECEMA

Tribune. Déclenché par l’épidémie du coronavirus, le débat sur la chloroquine vient poser une question politique fondamentale : est-ce à l’État de décider des médicaments à prescrire ? Question qui ne met pas seulement sur la table une nouvelle question de santé publique, mais une question beaucoup plus grave et plus générale portant sur l’extension de la souveraineté de la loi. Depuis quelques décennies, le législateur s’agrège de plus en plus de domaines, il déplace la frontière de sa puissance souveraine et s’insinue de plus en plus au cœur de nos vies, à tel point qu’on se demande aujourd’hui, s’il en reste une part qui lui échappe. Partant du principe « l’homme est un loup pour l’homme », la pensée libérale soutient que, sans l’intervention de l’État, la violence que les uns exercent sur les autres ne pourrait qu’augmenter. Et, même si cela n’apparaît pas au premier coup d’œil, il part du principe que la violence des hommes n’épargne aucun domaine, pas même la pharmacie ; il faut bien reconnaître, depuis le scandale du médiator, depuis le constat que les enjeux économiques passent parfois avant la santé des patients et devant les milliards brassés par les grands laboratoires, qu’il est effectivement de son devoir d’intervenir. Mais s’il est clair que les laboratoires pharmaceutiques peuvent être des loups pour l’homme, peut-on en dire autant des médecins ? On ne peut que s’interroger devant les réticences d’Olivier Véran à suivre les recommandations du professeur Raoult : fait-il la différence entre un laboratoire pharmaceutique et un médecin ? Quand on voit la conviction avec laquelle, sur les ondes, il alerte la population des effets secondaires dangereux de la chloroquine, on peut en douter. Mais peut-on accepter si facilement l’idée qu’il revienne à l’État de protéger les malades de la violence des médecins ?

Un petit détour par un texte d’Aristote

Comme ces temps de confinement nous offrent de rouvrir les vieux livres et de nous interroger avec les anciens, ouvrons la Politique d’Aristote au chapitre 15 du Livre III. Il s’interroge : « est-il plus avantageux d’être gouverné par l’homme le meilleur ou par les lois les meilleures ? » et thématise la question.

Pour voir plus d’avantage dans le gouvernement de l’homme le meilleur, il faut voir en la politique un art qui porte attention aux cas particuliers et qui donc se méfient des lois qui ne prescrivent que des généralités. Pour voir plus d’avantage dans le gouvernement des lois, il faut considérer l’effet dévastateur des passions en politique et prendre conscience que le meilleur des hommes ne saurait en être totalement dépourvu alors que les lois n’en peuvent avoir. Éternel débat. Chacun se plaint de la rigueur de la loi et considère que la justice réclamerait qu’elle ne s’appliquât pas en son cas et en même temps chacun en appelle à la loi pour protéger des arbitraires du prince. Comment sortir de cet éternelle contradiction ?

La réponse d’Aristote pourrait bien nous inspirer. Il comprend qu’en posant le débat en ces termes, la réflexion se trouve comme renvoyée d’une réponse à l’autre sans jamais pouvoir prendre pieds d’un côté ou de l’autre. Alors il déplace la question : le problème n’est pas tant de savoir s’il est plus avantageux d’être gouverné par celui qui porte attention aux cas particuliers ou par les lois qui ne les regardent jamais, mais de délimiter les domaines où les lois doivent être souveraines et les domaines où elles ne doivent pas l’être et où, donc, l’homme le meilleur qui porte attention au particulier doit gouverner sans entrave. Or, parmi ces domaines, il y a celui de la médecine parce qu’il serait absurde d’enfermer un art dans des lois écrites : « dans n’importe quel art, il est insensé de s’en tenir à des règles écrites ».

Actualité d’une question de l’antiquité

Cette vieille interrogation d’Aristote vient percuter frontalement notre actualité : est-ce au professeur Raoult de dire par quel médicament traiter le coronavirus ou au gouvernement de légiférer ? Le docteur Raoult parle en médecin et, ayant constaté l’effet de la chloroquine sur bon nombre de patients, il la prescrit ; le Ministre Véran, refuse de s’en remettre à lui, prétend que d’autres médecins ne sont pas d’accord avec lui et lance des études pour déterminer en cette question la décision du gouvernement. Il refuse donc de reconnaître le professeur Raoult comme l’homme de la situation, comme le meilleur à qui, en la circonstance, reviendrait légitimement de gouverner cet épisode épidémique mortifère. Ce faisant, n’outrepasse-t-il pas outrageusement le domaine où la loi doit être souveraine ?

Redéfinir les périmètres de l’État ou la mise en question de l’ordre libéral

Quand la loi interdit le meurtre, elle est au cœur de l’exercice de sa souveraineté car aucune société ne saurait survivre sans cette loi ; quand elle interdit les violences faites aux femmes, elle est encore dans le champ légitime de sa puissance souveraine, comme elle l’est chaque fois qu’elle édicte des règles générales interdisant les violences, puisque, du crime au viol en passant par le vol, aucune attention au cas particulier ne peut y être faite — il n’existe pas un cas où le viol pourrait être toléré.

Mais en ce qui concerne la prise de médicaments qui ont toujours nécessairement des effets particuliers sur les organismes, la loi ne peut édicter une règle générale. Car, en raison même de la différence de réaction des organismes, en raison des effets secondaires qu’ils connaîtront ou pas, une règle générale ferait nécessairement violence à l’un ou l’autre et donc, comme dit Aristote, « elle dévierait de ce qui est bon ».

Une chose donc de légiférer sur le travail d’un laboratoire pharmaceutique et de s’en remettre à une Agence nationale pour savoir si les nouvelles molécules ont bien les effets annoncés ou d’autres soigneusement dissimulés ; une autre d’intervenir dans le travail des médecins qui s’en tiennent aux médicaments autorisés par cette Agence nationale. D’un côté, le gouvernement est dans son rôle en ne faisant pas confiance aux laboratoires pharmaceutiques dont il n’est pas incongru de penser qu’ils sont tout autant préoccupés par leurs intérêts financiers que par la santé publique. Mais de l’autre, il sort de son rôle, car en affirmant qu’il faut aussi contrôler le travail du médecin, il soutient que le champ de la souveraineté de la loi s’étend jusqu’au lit du malade — ce qui est non seulement une prétention insupportable d’un point de vue politique mais aussi d’un point de vue médical puisque cela suppose que le médecin pourrait obéir à autre chose qu’au Serment d’Hippocrate.

Le législateur doit s’incliner devant le médecin, non pas en tous domaines mais devant le soin du malade. Il ne suffit pas d’imposer aux entreprises de le faire en les obligeant à s’incliner devant la toute-puissance de l’arrêt de travail, il faut leur en montrer l’exemple. Si cette inclination ne vient pas à l’esprit du Ministre Véran, s’il rechigne à s’incliner devant le Professeur Raoult en cette tragique séquence épidémique, c’est sans doute qu’il a conscience qu’il ferait s’effondrer d’un seul coup tout l’ordre libéral puisque cela reviendrait à reconnaître que le médecin échappe au grand principe « l’homme est un loup pour l’homme » qui légitime la puissance de l’État. L’enjeu est donc gravissime. Le peuple, lui, semble faire confiance au Professeur Raoult, montrant par là qu’il a une conscience politique bien plus éveillée que ne le pensent ceux qui nous gouvernent ou plutôt qu’il n’est déjà plus dans l’ordre libéral. Reviendrait-il plus vite vers le bon sens que les élites qui nous dirigent ?


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