Bernard Arnault n’est plus seul. Et c’est une bonne chose pour l’ensemble de notre économie. Mieux, en 2022, CMA CGM fait plus de profits que LVMH. Pas mal pour un groupe qui n’existait pas il y a encore 40 ans !
La montée en puissance et l’avènement en France d‘un nouveau géant mondial pourrait s’apparenter à un conte de fées, celle de la naissance d’une nouvelle aventure industrielle d‘envergure. Nouvelle qui devrait réjouir tous les observateurs. Notre pays serait bien inspiré de s‘en enorgueillir. L’histoire pourrait même être racontée à tous les collégiens, tant elle peut inspirer des vocations.
Après tout, et comme le clame l’économiste Nicolas Bouzou, n’est-il pas temps « d’ériger en exemple des personnalités qui ont consacré leur vie pour donner le meilleur, pour eux, pour leur discipline, et, par voie de conséquence, pour leur pays. Flaubert et Pasteur hier, Helene Grimaud, Hedi Slimane ou Bernard Arnault aujourd’hui. Vive la réussite, les grands champions, les grands scientifiques, vive les entrepreneurs milliardaires. La France n’est pas un pays tiède. Si elle refuse la voie de la médiocrité populiste, et qu’elle choisit, à l‘inverse, l’excellence, notre pays serait un paradis sur terre et redeviendrait une grande puissance. » (Le Figaro, 6/3/2023)
Un type d’épopée industrielle dont notre pays, heureux hasard, reste friand et même coutumier au gré des générations et des secteurs d’activités : faut-il se remémorer les parcours de Serge Kampf, Bernard Arnaud, François Pinault, Marcel Bich, Jean-Luc Lagardère, Francis Bouygues, Jacques Borel, Marcel Dassault ou Pierre Castel ? Des entrepreneurs qui ont bâti des empires à partir de quasi rien.
Pour Saadé, tout a démarré à Marseille en 1980. Et c’est le père Jacques, qui a dû quitter son Liban natal avec ses 3 enfants qui a relancé, avec 4 employés, une petite affaire de transport maritime avec un premier bateau de fret croisant entre Beyrouth et la cité phocéenne.
Quelques 45 ans plus tard, le fils, Rodolphe, 53 ans aujourd’hui, peut se targuer de diriger un colosse du fret maritime mondial avec quelques 600 cargos, un chiffre d’affaires de 74, 5 milliards d‘euros en 2022 (contre 15,7 milliards en 2015) et un résultat exceptionnel de 23,4 milliards d’euros, soit le plus gros bénéfice de toute l’histoire économique hexagonale, bien devant celui de Total Énergies et ses 19,3 milliards d’euros ou de LVMH et ses 14,1 milliards de résultats nets en 2022.
La montée en puissance d’un tel empire ne peut être qu’une bonne nouvelle pour le capitalisme français qui manque encore singulièrement d’animateurs et de capitaines d’industries de dimension planétaire aptes à relever les défis comme le font actuellement avec talent les Xavier Niel, Daniel Kretinsky, Bernard Arnault, Mohed Altrad ou Martin Bouygues pour ne citer que les plus actifs.
Un tel dynamisme, synonyme de prospérité pour un pays, continue paradoxalement de ne pas faire plaisir à tout le monde. La vulgate anti-capitaliste véhiculée à l’envie par les amis de La France Insoumise est largement médiatisée pour ne pas laisser quelques traces dans l’opinion. Rodolphe Saadé, du haut de ses 53 ans, en est parfaitement conscient. Il a même pris les devants, déclarant sans se faire d’illusions : « Nous ne pouvons pas changer les réactions de certains que je peux comprendre… » Avant d‘affirmer haut et fort : « Ce qui compte, c’est ce qu’on fait des profits ! »
La stratégie de CMA CGM semble de ce point de vue assez irréprochable. Que l’on en juge : 23 milliards d’euros réinvestis en un an en se développant dans la logistique, l’achat de 150 navires de seconde main, le fret aérien et aussi la livraison de voitures neuves. Sans même parler des 700 millions d’euros redistribués à 150 000 collaborateurs sous forme de primes et de hausses de salaires ! Difficile de faire mieux.
Au plan industriel, le géant marseillais a même profité du recul boursier général pour devenir actionnaire de référence d’Air France-KLM (9 % du capital), la compagnie aérienne franco-néerlandaise qui est devenue également son partenaire privilégié dans les avions cargo. Outre Colis Privé, CMA CGM a également avalé en 2022 Gefco (rebaptisé CEVA Logistics), l’ex filiale de Peugeot pour la livraison de véhicules. Sans parler de ses emplettes dans le spatial avec une prise de participation de 10 % du capital de l’opérateur européen de communication par satellites Eutelsat. Ou du secteur des médias avec un ticket de 9% au capital de la chaîne M6 dont le propriétaire actuel, le groupe allemand Bertelsmann, ne cache plus vouloir sortir au plus vite. Une proposition de rachat adressée avec Stéphane Courbit ou Marc Ladreit de Lacharrière a même été retoquée récemment.
Dans la presse, Rodolphe Saadé, réputé proche d‘Emmanuel Macron, n’a pas pu s’empêcher de se payer, même au prix fort (80 M€), le grand quotidien régional, celui de sa jeunesse, La Provence, même au prix d’un accord obtenu au forceps (dans l’avion présidentiel) avec l’autre « Citizen Kane » méridional, Xavier Niel, déjà propriétaire de Nice Matin et qui conservera une minorité du journal marseillais.
Les deux challengers s’accordent aussi sur la construction d’une nouvelle imprimerie dans le Var pour les deux quotidiens. Le patron de CMA CGM reste attaché à Marseille, sa ville de cœur. Du haut de sa tour géante, la plus haute de la ville située près du Vieux- Port, il contemple du haut de son 30ème étage la silhouette ciselée de la basilique Notre-Dame de la Garde et celle plus enveloppée du mythique stade Orange-Vélodrome où joue l’OM, dont CMA CGM vient prendre la place de sponsor maillot à la place de la start-up britannique Cazoo en proie à des difficultés financières. De là à s’intéresser au rachat du club, comme l’annonce prématurément LeQuotidienduSport.fr, n’allons pas trop vite en besogne. Le milliardaire américain, actuel propriétaire, Franck Mac Court n’est pas encore parti, même si ses discussions avec un groupe saoudien semblent désormais avérées.
Quoiqu’il en soit, il n‘en demeure pas moins que l’irruption sur le devant de la scène du capitalisme hexagonal d’un groupe aussi puissant et dynamique que le groupe Saadé reste une excellente nouvelle. Dernière preuve en date : CMA CGM ne vient-il pas d’annoncer la création d‘un fonds privé dédié à l’énergie verte de quelques 1,5 milliards d’euros ? On en redemande…
Au même moment, la jeune pousse Carbon, fondée à Roche-la-Molière (Loire) par Pierre-Emmanuel Martin, annonce un investissement géant de 1,5 milliards d’euros pour bâtir à Fos-sur-Mer la première usine de panneaux solaires d‘Europe avec 3000 salariés. Il se passe vraiment quelque chose à Marseille…
Robert Lafont
