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Liban : l’étrange enquête de Ghada Aoun

Entreprendre - Liban : l’étrange enquête de Ghada Aoun

L’étrange enquête de Ghada Aoun ne serait-elle pas le symbole de l’urgence d’une véritable réforme de la justice, pour une justice juste ?

Une semaine avant la fin de son mandat, le 31 octobre  2022, Michel  Aoun, l’ancien président de la République, a décerné les insignes de l’ordre national du Mérite libanais à la magistrate Ghada  Aoun, en signe d’appréciation de ses “efforts dans la lutte contre la corruption”. Sauf que Mme Aoun, proche du camp présidentiel et engagée – surtout depuis 2019 – dans une véritable chasse aux sorcières contre les détracteurs du régime, est devenue un phénomène symbolisant l’effondrement de la justice au Liban.

Procureure générale près la Cour d’appel du Mont-Liban, elle a dirigé toutes les investigations portant sur les affaires lancées contre les adversaires du président et de son camp. Des “affaires” qui relèvent davantage de règlements de comptes politiques que d’une procédure normale.

En octobre 2017, les permutations judiciaires attendues depuis des années avaient été finalisées et Ghada Aoun avait été nommée à la tête de la Cour d’appel du Mont-Liban au cours d’une réunion nocturne du Conseil supérieur de la magistrature. Le CSM avait subi des pressions pour avaliser cette nomination, de la part du ministre de la Justice de l’époque, Sélim  Jreissati, devenu conseiller de l’ex-président Aoun, et de Gebran Bassil, gendre du chef de l’État et président du parti fondé par M. Aoun, le Courant patriotique libre (CPL). Un mois plus tard, Ghada Aoun a lancé sa première attaque, ciblant la liberté d’expression.

Le journaliste vedette Marcel Ghanem était poursuivi pour “diffamation envers le président de la République” parce que des journalistes saoudiens avaient critiqué, en direct sur sa chaîne de télévision, le président et son gendre. Elle s’est attaquée ensuite à l’ancien député Farès Souhaid, fervent opposant au Hezbollah, le poursuivant pour “blasphème” à cause d’une faute de frappe dans un tweet qu’il avait pourtant effacé avant de présenter publiquement des excuses. En avril  2018, un mois avant les élections législatives, elle a fait arrêter le journaliste Charles  Ayoub, sur la base d’une vieille plainte déposée contre lui, parce qu’il avait rapporté que Sarkis, candidat sur la liste du camp présidentiel dans une circonscription de la montagne, avait procédé à un achat de voix.

En janvier 2019, c’est le journaliste Charles Jabbour, membre du parti des Forces libanaises (hostile au Hezbollah) qu’elle a poursuivi pour “atteinte à Dieu et appel à la discorde”, suite à une plainte d’avocats proches du Hezbollah. Le 16 octobre 2019, à la veille d’un soulèvement populaire qui devait ébranler le pays pendant de longs mois, Ghada  Aoun a convoqué Cynthia Sleimane, une activiste qui avait accusé sur les réseaux sociaux un député proche du camp présidentiel (le camp dit “aouniste”), Ghassan Atallah, de l’avoir insultée, avant que les gardes du corps de ce dernier l’agressent.

Après le déclenchement du soulèvement du 17 octobre 2019 contre la classe politique, la magistrate a demandé l’arrestation ou la mise en examen de plusieurs activistes parce qu’ils manifestaient, simplement, contre le camp présidentiel ou le critiquaient sur les réseaux sociaux. Elle avait eu recours alors pour lancer ces poursuites aux agents du service de la sécurité de l’État, un organisme créé pour assurer la sécurité de personnalités, notamment diplomatiques. Son chef, le général Antoine Saliba, nommé par l’ex-président Aoun et très proche du camp présidentiel, a mis ses agents à la disposition de Mme Aoun.

Dans le cadre de cette chasse aux sorcières lancées contre les adversaires du régime, le CPL avait formé après le début du soulèvement populaire, une “chambre d’opérations„” pour prétendument ouvrir des “dossiers de corruption”. Une cellule qui aurait regroupé, entre autres, la magistrate Aoun ainsi qu’un avocat proche du CPL, Wadih Akl, qui sera à l’origine de nombreuses plaintes, toutes déposées devant Mme Aoun. Celle-ci décide, une semaine après le soulèvement du 17  octobre, d’engager des poursuites contre l’ancien Premier ministre, Najib Mikati, son fils et son frère, dans une affaire de corruption liée à des prêts au logement, alors que le dossier avait accumulé la poussière pendant des années dans son tiroir.

Elle s’est attaquée ensuite à différents hauts fonctionnaires du ministère de l’Énergie pour corruption, sans jamais inquiéter les ministres qui étaient en charge de ce portefeuille, tous proches du CPL. Parmi eux, Gebran Bassil, le chef de ce parti.

En février  2020, l’ex-président a gelé l’ensemble des permutations judiciaires établies par le CSM parce qu’il contestait un transfert de Mme Aoun vers un autre poste. Cette dernière lui avait présenté sa démission, créant ainsi un précédent : un magistrat ne peut présenter en effet sa démission à un responsable de l’exécutif. Renforcée par le soutien inconditionnel du chef de l’État –  qui bloquait pour la défendre les permutations judiciaires –, la magistrate s’est autorisée toutes les dérives procédurières.

Elle s’est lancée dans des polémiques publiques sur les réseaux sociaux en faisant fi du droit de réserve d’un magistrat. Elle a refusé de respecter les injonctions de ses supérieurs hiérarchiques et de se présenter devant le conseil de discipline lorsqu’elle a été déférée devant lui. Elle a en outre refusé d’être notifiée des demandes de dessaisissement présentées contre elle par les victimes de son comportement arbitraire, continuant de s’acharner contre des personnalités ou des entreprises opposées au camp présidentiel, comme les sociétés Mecattaf et Prosec, ou même la Banque du Liban (BDL), qu’elle a littéralement occupée illégalement grâce aux agents du général Saliba alors que les dossiers des enquêtes qu’elle menait lui avaient été re-tirés par sa hiérarchie. Elle s’est acharnée en particulier sur le gouverneur de la BDL, Riad Salamé, à qui le camp présidentiel es-sayait de faire assumer la responsabilité de l’effondrement financier du Liban.

Par ailleurs, aucun des dossiers concernant des alliés du chef de l’État n’a été ouvert. À titre d’exemple, la structure financière illégale et à connotation mafieuse du Hezbollah, Qard el-Hassan, poursuit jusqu’à aujourd’hui son activité en toute impunité et en dehors de tout contrôle de l’État, alors que la magistrate a sur son bureau plusieurs plaintes contre cette institution qui s’est imposée de facto comme une banque. Interpellée souvent au sujet de ce comportement discriminatoire, Ghada Aoun a toujours répondu laconiquement qu’elle a confié le dossier à qui de droit.


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