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L’AUKUS, les Blocs et la France

Anthony Albanese, Joe Biden et Rishi Sunak, base navale de San Diego, Californie, le 13 mars 2023 (Photo Leon Neal/PA Wire/ABACAPRESS.COM)

Par Patrick Pascal, ancien ambassadeur et président du Groupe ALSTOM à Moscou pour la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie. Il est fondateur et président de « Perspectives Europe-Monde ».

Tribune. L’Australie, le Royaume-Uni et les Etats-Unis viennent de dévoiler le 13 mars leur programme de sous-marins à propulsion nucléaire pour les décennies à venir. L’affaire des sous-marins à propulsion nucléaire que souhaitait se procurer l’Australie avait défrayé la chronique à l’automne 2021 lorsqu’une nouvelle alliance appelée AUKUS, avait  été constituée en septembre de la même année par Washington, Londres et Canberra. La France, pourtant riveraine du Pacifique et détentrice du deuxième domaine maritime mondial, en avait été écartée ce qui avait mécaniquement conduit le gouvernement australien à privilégier la nouvelle alliance au contrat de sous-marins à propulsion classique conclu avec Paris.

La zone Indo-Pacifique s’est désormais installée sur la scène internationale, sur toile de fond de tensions sino-américaines croissantes et sous l’ombre portée d’une Chine ne se contentant plus d’être un Empire du Milieu. La mise en place de l’AUKUS pourrait avoir pour effet de réintroduire une politique de blocs, selon un schéma hérité de la guerre froide, et elle s’inscrit en tout cas dans une approche anti-Pékin.

Les grandes manœuvres stratégiques dans la zone Indo-Pacifique sont également susceptibles d’être indirectement affectées par la guerre en Ukraine. Dans ce conflit majeur sur le continent européen, la Chine avait l’occasion de montrer que son nouveau statut de puissance mondiale lui conférait des responsabilités particulières et qu’elle les assumait entièrement. Tel n’a pas été le cas dans une affaire impliquant, il est vrai, un autre membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU. Pékin n’est pas sortie de l’ambiguïté en sa faveur, d’un point de vue occidental tout au moins, notamment dans ses relations avec la Russie. Au contraire, l’impression donnée fut celle d’un rapprochement de Pékin avec l’Etat agresseur.

Son image n’est donc pas ressortie jusqu’à présent rehaussée et cela peut expliquer en partie les initiatives récentes de la Chine en faveur d’un « plan de paix » pour l’Ukraine. Quoi qu’il en soit, ces développements ne seront pas non plus sans effet dans le traitement des questions de défense dans la zone Indo-Pacifique.

Un coup de Jarnac surmonté

Le revirement de l’Australie, à propos du contrat avec la France pour la fabrication et la maintenance de 12 sous-marins à propulsion classique, avait provoqué surprise et consternation. L’affront avait été mal vécu par les autorités françaises et le ministre des Affaires étrangères – qui était ministre de la Défense lors du choix de DCNS en 2016 comme « preferred bidder » au détriment de concurrents japonais et allemands – avait immédiatement réagi en dénonçant « un coup de poignard dans le dos ». Il avait estimé qu’il s’agissait d’une « décision unilatérale, brutale, imprévisible, qui ressemble beaucoup à ce que faisait M. Trump ». La ministre de la Défense avait estimé de son côté qu’il s’agissait en réalité, au-delà des aspects commerciaux, d’une remise en cause sans concertation d’un partenariat stratégique avec l’Australie.

En effet, c’est en février 2019 que Naval Group – héritier depuis 2017 de la Direction des Chantiers Navals (DCNS) – avait conclu un tel partenariat. La question de la propriété de la technologie et celle de l’ampleur de la coopération industrielle avaient alors été réglées directement par le président Macron et le Premier ministre australien Scott Morrisson, en marge d’un G20.

Le coup fut aussi durement ressenti dans les ateliers de Cherbourg à l’annonce de la perte de ce qui avait été considéré comme « le contrat du siècle » en matière d’exportation d’armements. Il s’agissait en effet d’un contrat portant sur douze sous-marins de la classe Barracuda et de leur maintenance pendant une période de cinquante ans. À Cherbourg, 500 personnes – sur un millier déjà concernées par le programme en France et en Australie – étaient déjà mobilisées, dont une centaine d’Australiens sans compter leurs familles. L’installation de ces dernières, y compris la question de la scolarisation des enfants, avait été réglée depuis plusieurs années.

Mais le coup de Jarnac ressenti à Paris doit être relativisé. Il serait étonnant que les spécialistes du dossier n’aient pas enregistré la « petite musique » venue de Canberra dès les derniers mois de 2019 sur le thème : « la rapidité des changements dans la région a été sous-estimée ». Ces réflexions sont aujourd’hui la base de l’argumentation du gouvernement australien pour laisser entendre que les sous-marins, s’ils avaient été construits avec la France, n’auraient pas été assez rapides, furtifs ou auraient manqué d’autonomie par rapport aux avantages procurés par la propulsion nucléaire.

En réalité, l’Australie n’a jamais sollicité la France pour acquérir des sous-marins à propulsion nucléaire et elle s’y est même longtemps refusé en raison notamment de problèmes qui en seraient résultés pour ses relations avec un partenaire tel que la Nouvelle-Zélande pour laquelle la question nucléaire en général est un sujet tabou (NB : Wellington n’autorisera d’ailleurs vraisemblablement pas l’utilisation de ses eaux territoriales pour des engins à propulsion nucléaire). Il n’est d’ailleurs pas assuré qu’une réponse favorable aurait été apportée à Canberra, car la France – l’un des rares pays avec les États-Unis, la Russie et la Chine désormais à maîtriser l’ensemble de la filière de la propulsion nucléaire – n’a jamais autorisé son groupe Technic Atome à exporter une telle technologie. Quel que soit le partenaire, le risque de prolifération ne peut être minimisé et les États-Unis eux-mêmes se sont interrogés sur la possibilité de réduire le degré d’enrichissement des équipements qui seront fournis à l’Australie.

Mais le plus important dans la décision australienne en fut la portée géostratégique. La présence du Royaume-Uni dans un nouveau « mariage à Trois » fournit des indices clairs puisque Londres – qui a dû elle-même se faire assister par les États-Unis pour ses sous-marins Astute – ne maîtrise pas l’ensemble de la filière de la propulsion nucléaire. Les États-Unis sont à l’évidence à la manœuvre dans la conclusion de l’accord d’AUKUS. L’annonce de cette nouvelle alliance n’a en 2021 suscité enthousiasme ni au Japon ni en Corée du Sud et l’Inde est demeurée silencieuse sur le moment. Dénommée parfois dans les médias « OTAN asiatique », le « partenariat trilatéral de sécurité » a été à l’évidence conçu comme un « système anti-Pékin ». Les États-Unis ont l’expérience en la matière puisque c’est déjà ce qu’ils ont fait, à l’issue de la guerre d’Indochine, en concevant le Vietnam comme un élément de  leur « cordon sanitaire » autour de la Chine.  Il n’est pas certain, à cet égard, que le Premier ministre britannique Boris Johnson ait été initialement fondé à se réjouir bruyamment d’une contribution majeure à la stabilité de la région et du monde.

La France a été humiliée en étant traitée par les États-Unis auxquels elle n’a pourtant jamais manqué sur les questions essentielles malgré des différends, comme un partenaire de second rang. Mais Paris doit positiver et la relation franco-américaine a naturellement surmonté l’épreuve. La visite d’Etat à Washington du Président de la République, à l’automne 2022, la première du mandat du Président Biden, en a été l’’illustration. Le changement de gouvernement à Canberra, avec la victoire du Labor Party conduit par Anthony Albanese, a permis également le rétablissement rapide d’une relation normalisée avec Canberra. Le Premier ministre australien a été reçu à Paris et les ministres de la Défense et des Affaires étrangères (NB: format dit 2+2) s’y sont réunis. Une coopération récente a été décidée pour une fabrication  franco-australienne de munitions de gros calibre à destination de l’Ukraine. 

Une Charte du Pacifique

Le Président américain et les chefs de l’Exécutif britannique et australien se sont affichés solennellement le 13 mars dernier, sur la base navale de San Diego en Californie, sur toile de fond d’un sous-marin à propulsion nucléaire de la classe Virginie. Cette séance solennelle a rappelé pour certains la rencontre en 1941 entre le Président Roosevelt et le Premier ministre Winston Churchill qui donna lieu à la proclamation de la Charte de l’Atlantique. Mais il s’agissait cette fois-ci du Pacifique et non pas de l’énoncé de grands principes, hormis l’objectif d’une domination navale pour la stabilité de la région considérée et selon les mots de Joe Biden pour « une zone indo-pacifique libre et ouverte ».

La rencontre de San Diego a avant tout donné lieu à la présentation d’un vaste programme de sous-marins à propulsion nucléaire, mais non porteurs d’armes nucléaires, que vont développer les trois puissances dans la région considérée. Quelle est donc l’économie générale de ce projet?

Celui-ci se déroulera en trois phases de la décennie en cours à celle des années 40. Dans un premier temps 4 sous-marins américain et un sous-marin britannique (NB: de la classe Astute) seront mis à la disposition l’Australie et basés à proximité de Perth dans l’Ouest du pays. Dans un second temps, si le congrès des Etats-Unis l’approuve, l’Australie achètera pour une fourniture prévue en 2030-2032 trois sous-marins américains de la classe Virginie avec une options pour deux engins supplémentaires. Dans une dernière phase, la plus audacieuse, les trois pays développeront une nouvelle génération de sous-marins appelés SSN AUKUS. La conception en sera britannique avec un apport de technologie américaine, mais la fabrication associera l’Australie et un nouveau chantier naval sera d’ailleurs développé dans le Sud du pays à Adélaïde. Le combustible nucléaire sera livré par les Etats-Unis, mais le traitement des déchets sera opéré en Australie. Ces sous-marins seront livrés à la fin des années 2030 ou au début de la décennie 2040.

Ce programme apparaît cohérent et il contourne en tout cas des difficultés importantes qui étaient apparues dès la rupture avec la France qui n’aurait elle fourni que des sous-marins à propulsion conventionnelle. L’Australie devra déployer un effort considérable de formation d’ingénieurs nucléaires et de marins mais elle n’aura pas à développer en propre une capacité nucléaire civile dont elle ne dispose actuellement aucunement. L’obsolescence de ses sous-marins actuellement en service (NB: de la classe Colllins à propulsion diésel-électrique construits sous licence suédoise) et la rupture capacitaire qui en résultera seront surmontées à la fin de la décennie en cours par l’apport des sous-marins américains et britannique. L’échéancier en trois phases et la conception d’un nouveau sous-marin permettront de compenser la saturation des carnets de commandes des entreprises américaines Westinghouse et GE plus que remplis en raison des nécessités de renouvellement de la flotte américaine elle-même.

La constitution d’un nouveau bloc?

L’alliance AUKUS est clairement affichée comme un Pacte sécuritaire et le Premier ministre britannique a estimé qu’il s’agissait de « l’accord de défense le plus important depuis des générations ». L’Australie à elle seule devra investir 40 milliards de dollars au cours de la première décennie du projet, tandis que 20.000 emplois seront crées sur son sol. Au-delà de ces chiffres, AUKUS a aussi été perçue comme une réponse à la montée en puissance de la Chine dans la région et comme la tentative de constitution d’un bloc.

Les réactions chinoises et même russes ne se sont pas fait attendre. Le porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères a considéré que « ces trois pays s’engagent de plus en plus sur une voie erronée et dangereuse, au profit de leurs seuls intérêts géopolitiques et au mépris total des préoccupations de la communauté internationale ». Si Pékin a rapidement condamné « une mentalité de la guerre froide et les jeux à somme nulle », Sergueï Lavrov n’a pas été en reste en déclarant que « le monde anglo-saxon bâtit des structures de bloc comme AUKUS, avançant l’infrastructure de l’OTAN en Asie ».

La restauration d’une « politique des blocs » dans l’approche des relations internationales est aussi un effet indirect de la guerre en Ukraine. Dans la tradition gaullienne, c’est toujours ce que la France a voulu éviter et elle l’a démontré au cours de la guerre froide avec son triptyque « détente, entente et coopération » et avec sa reconnaissance de la Chine en 1964. Richard Nixon – pour lequel Charles de Gaulle avait une grande considération – fut l’un des rares présidents américains à comprendre cette politique et à s’en inspirer pour rechercher la paix au Vietnam. On peut aller jusqu’à estimer que si la France conservé le contrat des sous-marins, elle aurait pu être mécaniquement entraînée dans une voie de confrontation qui n’est pas la sienne. La politique des ventes d’armes ne doit pas guider la Politique étrangère, comme le Proche-Orient l’a montré. Il est plus sain que ce soit l’inverse. Cela n’empêchera pas la France de s’acquitter, le cas échéant, de ses obligations en tant qu’allié.

La question sous-jacente est aussi celle de l’organisation de la sécurité de l’Europe. Le discours sur l’Union de la présidente de la Commission – qui s’exprimait le même jour que l’annonce australienne sur la rupture du contrat avec la France – notamment sur la question de la zone Indo-Pacifique peut avoir été jugé en deçà des exigences du moment. De même, le discours convenu sur une construction politique européenne, dont le préalable serait le renforcement de défense européenne, ne relève-t-il encore que du « wishful thinking »?

Dans ces conditions, que peut faire la France ?

Tout d’abord, maintenir, voire renforcer, sa présence dans la zone Indo-Pacifique ce qui est aussi aujourd’hui le voeu de l’Australie. Le jeu dans la zone reste encore relativement ouvert, sur le plan diplomatique en tout cas. L’Inde, qui fait partie de l’Organisation de Coopération de Shanghaï, est aussi membre d’un Quad avec les Etat-Unis, le Japon, l’Australie et les Etats-Unis. La France a une coopération étroite avec l’Inde dans la région. Les paroles d’Antony Blinken, pour sincères qu’elles puissent être à l’égard de son pays d’adoption, n’ont pas permis de faire l’économie, dans un premier temps, d’un dialogue « robuste » avec Washington en vue d’une « remise à plat » des composantes de la relation. Celui a eut lieu et la page a été tournée.

En Europe, des clarifications s’imposeront au sein de l’OTAN. La France demeurera un partenaire fiable de l’Alliance atlantique dont une réforme n’est pas non plus à exclure à terme. La question de ses relations avec le Royaume-Uni, avec lequel elle a depuis longtemps des relations étroites dans le domaine militaire, renforcées par le Traité de Lancaster House de 2010, continuera à se poser. Quelques jours avant la rencontre de San Diego, le Premier ministre Sunak était à Paris pour un Sommet franco-britannique, le premier depuis cinq ans. Alors, Londres continue-t-elle à souffler le chaud et le froid ou ne reste-t-elle plutôt avant tout toujours aussi dépendante de son tropisme du grand large? D’une certaine manière, l’Accord trilatéral AUKUS est la première concrétisation du Brexit et du Global Britain.

La vraie nature de la relation franco-allemande devra aussi continuer à être examinée. Il est de bon ton de célébrer en France le « couple » franco-allemand, mais on ne peut oublier que le Traité de l’Élysée, conclu en 1963 avec le chancelier Adenauer et dont on vient de célébrer le 60ème anniversaire – qui est l’un des fondements de la relation – a été présenté au Bundestag en vue de la ratification, précédé d’un préambule réaffirmant la primauté de la relation de la République fédérale avec les États-Unis. Tel fut l’ADN de nombreux dirigeants allemands depuis cette date. La clarification viendra de la réalisation ou non de grands projets, tel le système d’avion de combat du futur (SCAF) envisagé pour l’horizon 2040.

Mais, dès lors, un risque d’isolement ne guette-t-il pas la France ? Comment par exemple garantir l’indépendance de son système de défense ? La seule solution serait, dans ce contexte, le développement de capacités nationales déjà importantes et des coopérations industrielles avec le plus grand nombre de partenaires en Europe et au-delà. L’allongement de la chaîne de production par le développement des ventes à l’exportation est seule de nature à permettre l’abaissement des coûts. À titre d’exemple, l’Inde est déjà un client et partenaire important et la liste peut être complétée.

Le coup de Jarnac australien, fomenté avec Washington, aura eu le mérite de lever bien des ambiguïtés. Il aura ainsi contribué à une salutaire clarification si nous conservons notre sang-froid et savons en tirer les nécessaires conséquences.

Patrick Pascal

Patrick Pascal était l’invité de la chaine d’information LCI le 26 février pour décrypter le conflit entre la Russie et l’Ukraine.


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