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Elisabeth Ducottet (Thuasne) : « PME, devenez des ETI ! »

Elisabeth Ducottet est une industrielle comme on en fait peu, à la tête de Thuasne depuis 1991, dont elle a multiplié le chiffre d’affaires par 10. À 78 ans, elle représente la cinquième génération, sa fille étant prête à prendre le relais. Elle nous dévoile ses recettes et nous présente le prix Yvon Gattaz / Elizabeth Ducottet permettant de récompenser un industriel apte à devenir ETI.

Elisabeth Ducottet (Thuasne)

Comment devient-on industriel avec une formation d’orthophoniste et de psychologue clinicienne ?

Elizabeth Ducottet : Il est toujours difficile de savoir ce qui vient de l’inné ou de l’acquis. Il n’y a pas de parcours unique. Pour devenir entrepreneur, il faut vraiment en avoir envie, ne pas craindre de prendre des risques, et se lancer. Personnellement, j’ai vite eu goût de l’entreprise, du changement, et aimé prendre en main des sujets divers, tous intéressants.

Nous avons tous le droit de devenir entrepreneur quel que soit notre profil ou notre âge, il n’y a pas que le diplômé d’école de commerce programmé à la réussite. Évidemment, un créateur d’entreprise au profil atypique doit acquérir les outils indispensables, sans cesse les compléter, et savoir s’entourer de pairs qui sont en soutien de son action. De nos jours, les entrepreneurs comme les salariés suivent de plus en plus de formations tout au long de leur vie professionnelle.

Si j’ai pu entrer dans la peau de dirigeante, c’est aussi qu’une entreprise patrimoniale comme la nôtre est passionnante, avec des personnes que l’on connait depuis des années. Notre père nous avait confiés un rôle d’administrateur très jeunes, nous allions dans les usines, voire l’évolution des technologies, les nouvelles machines, à tel point que je me suis dit que c’était bien ma voie.

Vous avez fait passer le chiffre d’affaires de l’entreprise familiale Thuasne (pépite du matériel médical installée à Saint-Étienne) de 27 millions à 250 millions d’euros tout en gérant 2600 salariés, quel est votre recette ?

Elizabeth Ducottet : Nous avons même plus que multiplier par 10, car nous devrions atteindre les 280 millions d’euros cette année. Il n’y a pas de recette, mais des constantes. D’abord, beaucoup de travail, ensuite se poser en permanence des questions stratégiques, puis toujours prendre l’avis des professionnels autour de soi, parce qu’on ne réfléchit pas toujours correctement en étant isolé. Il faut s’éclairer auprès des autres, et compter sur ses collaborateurs. Ensuite, dès que j’ai pris la présidence, la nécessité absolue était d’aller à l’international. Nous étions leader sur notre segment en France, la croissance était limitée, l’avenir passait par là. L’Europe a changé la donne, parmi mes premiers actes, après la chute du mur de Berlin, j’ai immédiatement acheté une société en Allemagne. Nous avons mis en place l’acquisition ou installé des filiales dans plusieurs pays de l’Est. Cela était absolument décisif. Cette Europe devait devenir notre champ d’action dès 91/92.

Comment le prix Yvon Gattaz est-il devenu également le vôtre ?

Elizabeth Ducottet : Je suis très admirative de l’anticipation d’Yvon Gattaz quant à l’avenir et de la création de ce prix qui a pour mission d’aider et de mettre en lumière des entreprises dont le jury estime qu’elles ont capacité à devenir des ETI. Je faisais partie du jury et il y a trois ou quatre ans, je me suis dit qu’il fallait aussi aller chercher des femmes pour cette grande cause des ETI, indispensables pour l’avenir de l’économie française. Le prix est ainsi devenu Pierre Gattaz/Elizabeth Ducottet. Il y avait peu de candidatures féminines spontanées, je me suis donc mise en quête et l’an dernier, nous avons eu 23 femmes sur 41 candidatures. Cela ne reflète pas la réalité terrain, mais mettre en avant ces fondatrices ou repreneuses est très bienfaisant, en ligne avec notre objectif pour ce prix. Il y a deux prix différents pour les hommes et pour les femmes, dans le secteur industriel et dans le secteur consulting/digital, soit 4 prix au total pour aider à la transformation des belles PME ou startups en ETI.

Quels incitations voyez-vous pour qu’il y ait plus de femmes ingénieures, dans la Tech et à la tête d’entreprises types ETI justement ?

Elizabeth Ducottet : Il existe un solide verrou difficile à faire sauter. Il s’agit du problème de l’orientation et des choix scolaires après le bac, entre littéraire ou scientifique. Ces choix sont souvent préprogrammés plus ou moins consciemment par les habitudes du passé, les garçons sont bons en maths, les filles plus littéraires. Nous constatons même ces dix dernières années un phénomène de régression, avec moins de femmes dans les cursus d’ingénieurs. De plus, il faut vraiment conseiller ces jeunes femmes dès l’âge de 15 ans, elles ne sont pas suffisamment orientées vers ce type de carrière. Il y a un manque d’informations et un gros travail à faire. Il existe un déficit de femmes en position de leadership.

En revanche, dans les ETI familiales, il y a plus de femmes que sur la moyenne du secteur, car les pères ont été et sont totalement libres de choisir leurs filles si les compétences sont au rendez-vous. C’est un mouvement encourageant où l’audace commence à se faire jour, plus que dans les groupes classiques où la situation est assez désolante. Mon père a su me faire confiance en dépit du fait que je n’avais pas un profil classique.

Vous avez 4 usines en région stéphanoise et une en Isère, un laboratoire digital à Lyon, pensez-vous que le mouvement de réindustrialisation français peut vraiment se concrétiser ?

Elizabeth Ducottet : À mon avis, l’industrie ne se décrète pas, il s’agit d’un processus très long pendant lequel il faut acquérir les bonnes compétences, des mois et des mois sont nécessaires pour commander et installer de bonnes machines par exemple. Il est évidemment positif d’agir pour stimuler l’industrie, mais ce n’est pas suffisant. Pour que l’industrie revienne ou se crée, fournissons le terreau favorable, les bonnes conditions d’accueil. Or, les impôts sur la production nous pénalisent par rapport aux autres pays européens, même si elles ont baissé. Il est absurde d’avoir à payer pour produire, avec pour conséquence de grever la rentabilité, et donc les investissements.

À Saint-Étienne, une multitude de formations technologiques ont disparu, dans notre secteur du textile technique, l’entreprise Thuasne est obligée de former elle-même ses techniciens supérieurs ! De plus, ce bassin est mal desservi en termes de transport. Les conditions d’accueil pour réussir ne sont plus présentes pour les nouveaux venus. Je suis très triste de voir ma région se désindustrialiser. Avec un passé si glorieux où Wuppertal, Manchester et Saint-Étienne étaient des centres industriels majeurs. Qu’en reste-t-il ? J’aime l’industrie, ce sont des métiers magnifiques, mais dans de nombreux territoires, la situation est très compliquée.

Les financements sont-ils suffisants ?

Elizabeth Ducottet : Il existe un vrai déficit de communication à destination des investisseurs dans le secteur industriel. Nos cycles sont longs, alors que sur le soft les investisseurs ciblent un retour à court terme. Pour financer l’industrie, il faut avoir la foi. Chez les ETI familiales, cette foi existe. J’aimerais que l’on oblige nos étudiants et énarques à visiter les usines, nombreux sont ceux qui ne l’ont jamais fait.

Pour parler du secteur dans lequel Thuasne travaille, sur le sujet de la souveraineté des produits de santé, on parle beaucoup de la fabrication des médicaments, mais pas des dispositifs médicaux fabriqués en France. Or, il faut être attentif à ce que ce made in France le reste, prendre conscience qu’il s’agit d’un fleuron de l’économie française. Bien entendu, le dispositif médical n’est pas le médicament.

Cependant, nous avons la chance énorme d’y avoir une industrie, il faut la garder et lui permettre de financer ses investissements. Les apports publics existent, mais restent difficiles à capter, sans doute faudrait-il mettre en lumière ce secteur important de la santé.

Propos recueillis par Anne Florin


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