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De Platon à Proust, le goût de l’ombre

photo Raymond Schibredure

Par Emmanuel Jaffelin, philosophe et sage, agrégé de Philosophie et auteur de Célébrations du Bonheur (Michel Lafon éditions)

Tribune. La France était au XVIIIe le pays des Lumières qui s’incarnait dans des penseurs, auteurs et écrivains : Montesquieu, Voltaire, Diderot, Beaumarchais et Rousseau.

Au XXIe siècle, en 2022, la France devient le Pays des Ombres ! Le réchauffement climatique a conduit les citoyens à préférer l’ombre à la lumière. C’est une nouveauté surprenante: si en juillet, au XXe siècle, les français adoraient aller au soleil pour en revenir bronzés, il semble, qu’en cette année 2022, ils soient plutôt à la recherche de l’Ombre. Il suffit de regarder les gens dans les rues ou dans les parcs pour remarquer que, dans les premières, les passants préfèrent marcher sur le trottoir qui est à l’ombre plutôt que sur celui qui est en plein soleil et que, dans les seconds, les promeneurs recherchent l’ombre des arbres plutôt que l’exposition de leur âme au soleil !

Proust ne détestait pas le soleil, mais il donna, il y a plus d’un siècle (1919) au second volume de sa Recherche le titre « A l’ombre des jeunes filles en fleurs » où le narrateur raconte notamment sa découverte du théâtre et sa rencontre des Swann. Puis s’installant à Balbec (Cabourg), il se lie avec des jeunes filles : Albertine, Andrée et Rosemonde qui sont le soleil le plaçant dans une ombre.

L’ombre est plus le signe de l’échec amoureux que celui d’une réussite, voire d’un grand pouvoir de séduction. Il est évident que l’ombre n’a pas de connotation positive dans l’imaginaire occidental.

Platon déjà, il y a près de 2500 ans critiquait l’habitude de l’humanité à vivre dans l’ignorance et à prendre l’ombre des objets pour les objets eux-mêmes. Platon imagine une situation : « Figure-toi des hommes dans une demeure souterraine, en forme de caverne, ayant sur toute sa largeur une entrée ouverte à la lumière ; ces hommes sont là depuis leur enfance,les jambes et le cou enchaînés, de sorte qu’ils ne peuvent bouger ni voir ailleurs que devant eux, la chaîne les empêchant de tourner la tête ; la lumière leur vient ‘un feu allumé sur une hauteur, au loin, derrière eux ; entre le feu et les prisonniers passe une route élevée.

[…] Figure-toi maintenant le long de ce petit mur des hommes portant des objets de toutes sortes ; naturellement, parmi ces porteurs, les uns parlent et les autres se taisent.

– Voilà, s’écria-t-il, un étrange tableau et d’étranges prisonniers.

Ils nous ressemblent, répondis-je; et d’abord, penses-tu que dans une telle situation, ils aient jamais vu autre chose d’eux-mêmes et de leurs voisins que les ombres projetées par le feu sur la paroi de la caverne qui leur fait face1

Notre goût pour l’ombre, apparemment issu du réchauffement climatique, vient également du faible goût pour la vérité et pour le soleil des êtres humains occidentaux. Ce que Platon écrivait il y a plus de 2300 ans, il le réécrirait probablement aujourd’hui en constatant l’enfermement des âmes humaines dans l’électronique (téléphone, ordinateur, etc), c’est-à-dire dans les images et les ombres.

En croyant se protéger de la chaleur du soleil et en se plaçant dans l’ombre, nos contemporains recherchent une autre lumière, plus lunaire que solaire, plus informatique que philosophique, plus obscurcissante qu’éclairante. Bref, notre goût actuel pour l’ombre n’est pas simplement dû au réchauffement climatique ! Celui-ci légitime celui-là, c’est-à-dire le goût profond de l’humanité pour la caverne et la salle obscure plutôt que pour la raison (logos) et la vérité (alethéia).

D’ailleurs, la langue espagnole n’appelle-t-elle pas l’homme El Hombre , autrement dit, sans le dire, cet animal qui va vers l’ombre et la prend pour la réalité ! Descartes affirmait : je pense donc je suis. Il serait plus platonicien de dire : « je sors de l’ombre( c’est-à-dire de l’ignorance), donc je suis. Quitte à mettre un chapeau et des lunettes pour ne pas se faire insoler et éblouir!

Jakob Böhme2, bien après Platon, avait donc raison d’écrire : « Le soleil extérieur a soif du soleil intérieur »

1-Platon, République «(écrite entre 385 et 370 av. J.-C, début du livre VII, Garnier Flammarion (1966), p273

2– Philosophe et théosophe allemand de la Renaissance (1575-1624), cf son livre : De la signature des choses


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