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Au Liban, il ne fait plus bon être journaliste

Entreprendre - Au Liban, il ne fait plus bon être journaliste

Impunité des assassins, cadre légal obsolète, intérêts politiques et financiers : le Liban, jadis symbole de la liberté d’expression, dégringole dans les classements internationaux sur l’indépendance des journalistes et des médias, qui le comparent désormais aux États policiers.

Terre de tous les paradoxes, le Liban est à la fois l’un des pays où les journalistes bénéficient de la plus grande liberté d’expression, mais également l’un de ceux où ils sont le moins protégés et où leurs mots leur coûtent parfois ce qu’ils ont de plus cher : leur vie. Si le paysage médiatique est marqué par un pluralisme et une diversité quasi inexistants dans les autres pays arabes et si les éditorialistes et reporters n’hésitent pas à prendre des positions que même leurs confrères occidentaux ne se permettraient pas, le Liban chute depuis quelques années dans les classements de liberté des médias.

DÉGRINGOLADE DANS LE CLASSEMENT DE RSF

Dans le rapport annuel de Reporters sans frontières (RSF) sur la liberté de la presse, publié le 3 mai 2022, on constate que Beyrouth a perdu 23 places par rapport au précédent classement, passant de la 107e à la 130e place, sur 180 pays.

Le Liban continue cependant d’être mieux classé que la plupart des pays arabes, notamment les Émirats arabes unis (138e place), la Libye (143e), le Koweït (158e) ou l’Arabie saoudite (166e), mais il est dépassé par le Qatar (119e place) et la Jordanie (120e). Dénonçant dans le chapitre consacré au Liban une pression politique “plus forte que jamais”, RSF note que “les militants politiques participent à des campagnes d’intimidation, en particulier des partisans du Hezbollah (parti pro-iranien), qui utilisent Twitter pour menacer les journalistes”.

L’organisation internationale fait en outre état d’une “inquiétante instrumentalisation de la justice, qui condamne régulièrement des médias et des journalistes à payer des amendes ou à de la prison par contumace”. Précisant qu’“une vraie liberté de ton existe au sein des médias libanais”, elle ajoute qu’en réalité, “le secteur est contrôlé par une poignée d’individus directement affiliés à des partis politiques ou appartenant à des dynasties locales”.

Dans ce classement, le pays du Cèdre se retrouve en 2022 bien loin de la 98e place qu’il occupait en 2016, avant le début du mandat de l’ex-président de la République, Michel Aoun, qui s’est terminé fin octobre dernier, sans qu’un nouveau chef de l’État n’ait été élu.

DÉCLIN DURANT LE MANDAT DE MICHEL AOUN

Or c’est justement durant ce sexennat que “le Liban a été témoin d’un grave déclin de la liberté d’expression”, relève le centre SKeyes pour les libertés médiatiques et culturelles, dans un rapport publié le 1er novembre 2022. Ce centre de recherche, rattaché à la Fondation Samir Kassir (portant le nom d’un journaliste franco-libanais, assassiné en  2005, juste après le retrait du Liban des forces du régime syrien, dont il avait été l’un des plus farouches critiques) se penche sur les abus commis à l’encontre de journalistes, d’activistes ou de simples citoyens durant ces six années sous prétexte d’avoir “porté atteinte au président ou à la présidence de la République, ou encore pour outrage”.

Dans le rapport, SKeyes précise que le Liban “se rapproche toujours plus de la classification des dictatures et des États policiers”, surtout après l’escalade “des pratiques répressives et des violations de la liberté d’expression”.
Il documente plus de 800 violations, qui englobent des assassinats, des attaques armées contre les biens des médias, des agressions contre les journalistes et les militants par des entités officielles et informelles, la convocation et l’interrogatoire de journalistes, l’usage excessif de la force et des procès devant le tribunal militaire.

AYMAN MHANNA: LA CULTURE DE L’IMPUNITÉ

Comment en est-on arrivé là ? Comment le pays du Cèdre, pionnier dans la région au niveau de la liberté de la presse, et longtemps terre d’accueil pour des journalistes opprimés dans leur pays natal, est-il devenu comparable à un État policier ?
L’une des principales raisons du recul de la liberté d’expression au Liban est « la culture de l’impunité qui continue de prévaloir à tous les niveaux », explique Ayman Mhanna, directeur exécutif de la fondation Samir Kassir, dans un entretien accordé à Entreprendre. Cette impunité, les assassins des journalistes ne sont pas les seuls à en bénéficier, « mais également ceux qui agressent les correspondants de médias lors des manifestations, qu’il s’agisse de membres de services de sécurités ou de partisans de certains groupes politiques ».

Le Liban est un pays « où l’on tue les gens pour leur opinion, et où l’assassin est protégé et bénéficie d’une impunité totale », déplore Ayman Mhanna.
Plus de 30 journalistes ont été assassinés durant la guerre civile (1975-1990), mais une dizaine d’autres ont été tués après la fin du conflit. Si aucune enquête n’a abouti à déterminer l’identité des coupables, la plupart des victimes ont probablement été abattues par le régime syrien ou par le Hezbollah (parti libanais pro-iranien), dont ils étaient de virulents critiques.

Parmi les journalistes tués juste après le retrait des troupes syriennes du Liban en 2005, on cite Gebran Tueni (le 21 décembre), propriétaire à l’époque du prestigieux quotidien en langue arabe AnNahar, et Samir Kassir (le 2 juin), éditorialiste du même journal, qui avait été aux premières lignes de la lutte contre l’occupation syrienne du pays du Cèdre et « le régime policier libanais ». Une autre journaliste, May Chidiac, farouche critique du régime syrien, avait été victime le 25 septembre 2005 d’un attentat à la voiture piégée, auquel elle avait survécu par miracle, mais qui lui avait coûté une jambe et un bras.

Plus récemment, le 4  février  2021, l’éditorialiste et activiste politique Lokman Slim, connu pour ses analyses critiques du Hezbollah, a été retrouvé assassiné dans sa voiture. Malgré le tollé que ce crime avait soulevé, l’enquête n’a toujours pas abouti, sachant que Lokman Slim, issu d’une grande famille chiite de la banlieue sud, avait publié un communiqué le 13 décembre 2019, après avoir découvert des menaces de mort sur les murs de son domicile.

Dans ce texte, il faisait assumer à Hassan  Nasrallah (chef du Hezbollah) et à Nabih Berry (président du Parlement et chef du parti Amal, allié du Hezbollah) l’entière responsabilité de tout acte de violence contre lui ou visant sa famille.

Un autre journaliste, Joseph  Bejjani, photographe pour l’armée libanaise, avait été abattu par balles en décembre 2020 alors qu’il venait de déposer ses enfants à l’école. Selon plusieurs médias, il avait été l’un des premiers photographes sur place, après la gigantesque explosion du 4  août  2020 au port de Beyrouth, qui avait fait plus de 200  morts et 6 500 blessés. De nombreux Libanais s’interrogent toujours sur les raisons de son assassinat. Sans nommer directement le Hezbollah, Ayman Mhanna regrette que « l’assassin court toujours, arrive à protéger ses exécutants, et que tout le reste de la vie politique est régi par le rythme imposé par cet assassin ».

PROTÉGER LES JOURNALISTES

Dans un tel contexte, qu’est-ce qui protège les journalistes au Liban  ? «  Leur courage uniquement  », répond Ayman Mhanna, « car les mécanismes réels de protection n’existent pas contre l’assassinat politique, et les journalistes ne seront protégés que le jour où les auteurs des assassinats politiques se retrouveront en prison ».
Des efforts au niveau de la formation à la sécurité physique et numérique peuvent être déployés, ajoute Ayman Mhanna, qui souligne l’importance de « ne jamais se taire en présence d’attaques ». « Mais cela reste marginal au niveau des crimes les plus graves », reconnaît-il.
Avant de passer à l’acte, ou pour dissuader les journalistes qui les dérangent, certains partis ont recours aux menaces, soit physiques soit sur les réseaux sociaux. En août dernier, les journalistes libanais  Dima Sadek  (télévision MTV) et  Hassan Shaaban (Bloomberg) ont été victimes d’une nouvelle campagne de menaces et d’intimidation orchestrée par des partisans du Hezbollah.  

Mme Sadek a publié les menaces de mort qu’elle a reçues sur son portable, demandant que celles-ci soient considérées comme une note d’information adressée aux autorités libanaises compétentes. Elle a fait assumer au Hezbollah «  la responsabilité de tout ce que pourrait lui arriver à partir de maintenant. » Ayman Shaaban a pour sa part déclaré qu’un groupe d’individus, probablement des partisans du Hezbollah, l’avaient attaqué en raison de vidéos publiées sur les réseaux sociaux au sujet de manifestations organisées pour protester contre les pénuries d’eau dans des villages sous contrôle de la formation pro-iranienne, au Liban-Sud. Par la suite, un message “quitte le village, agent, chien”, puis une balle de révolver avaient été déposés sur sa voiture.

LES ARMÉES ÉLECTRONIQUES

Réagissant à cela, RSF a dénoncé “la dernière vague de haine lancée par des représentants du Hezbollah contre les journalistes au Liban”, ajoutant  : “Ces menaces violentes sont récurrentes et aboutissent souvent à des violences physiques, voire à un assassinat. Nous appelons les autorités libanaises à protéger les journalistes en question et à enquêter sur les intimidations dont ils font l’objet.” 
Des observateurs notent que les attaques des armées électroniques du Hezbollah visent surtout les journalistes chiites qui osent défier la ligne suivie par ce parti, relevant que Dima Sadek, Lokman Slim et Hussein Shaaban appartiennent tous les trois à cette communauté. C’est peut-être dans ce contexte qu’il faut également placer la campagne d’intimidation qui a visé l’humoriste Hussein Kaouk, dont le sketch récemment diffusé sur une chaîne libanaise, mettant en scène un militant du Hezbollah attristé par l’amélioration du taux de change de la monnaie locale face au dollar, est devenu viral.

Réagissant aux menaces sur les réseaux sociaux, Ayman Mhanna reconnaît qu’on « n’a jamais vu les partisans de petits partis indépendants et laïcs menacer quelqu’un de mort ». « Ce sont les partisans des gros partis au pouvoir qui ont recours à ces menaces et savent qu’ils sont protégés par leur statut », constate-t-il. Il ajoute : « Les partisans du Hezbollah sont en pole position au niveau des discours de haine sur les réseaux sociaux, mais ceux des armées électroniques du Courant patriotique libre (parti de l’ex-président Michel  Aoun, allié du Hezbollah) et des Forces libanaises (parti prônant la souveraineté libanaise et opposé au CPL et au Hezbollah) ne sont pas plus éthiques. »

M. Mhanna précise que « le bureau de lutte contre la cybercriminalité et les autres services de sécurité ont les moyens techniques pour savoir qui se cache derrière beaucoup de choses qui se font sur les réseaux sociaux, mais ils utilisent ces pouvoirs pour espionner et poursuivre les journalistes qui critiquent les politiques au pouvoir, et non pour protéger les autres. »

CADRE LÉGAL OBSOLÈTE

Le cadre légal régissant les médias, obsolète, est justement l’un des facteurs qui expliquent le recul enregistré par le Liban au niveau de la liberté d’expression. «  La loi surannée qui gouverne la presse est remplie de mots tellement flous qu’ils sont interprétés par des juges et des procureurs au gré de leur appartenance politique », dénonce le directeur exécutif de la Fondation Samir Kassir.

Le Liban est un pays « où l’on peut se retrouver en prison pour ce que l’on écrit, en vertu des textes de loi qui existent et où les procureurs vont lancer des poursuites contre les journalistes uniquement à des fins politiques et pour plaire au plus puissant », ajoute-t-il.
La presse libanaise est réglementée en grande partie par la loi du 14 septembre  1962 sur les imprimés. Cette loi, tout comme la loi française dont elle est inspirée, régit l’imprimerie, les maisons d’édition, les librairies et les publications de presse. Les médias audiovisuels, eux, sont régis par la loi 382 de 1994. Quant aux médias en ligne, ils ne sont régulés par aucune loi. 
« Cela fait plus de 12 ans qu’une proposition de loi relative au secteur se trouve au Parlement, où elle a été examinée maintes fois par les commissions concernées  », explique Ayman Mhanna. «  À chaque fois, on aboutit à une version pire que la précédente, à cause des intérêts politiques  », souligne-t-il, se félicitant du fait que la toute dernière mouture de la proposition de loi n’ait pas été votée. « L’Unesco a envoyé un expert international de très grande renommée, qui a détruit cette loi au niveau du manque de respect des différents critères internationaux  », affirme M.  Mhanna, précisant que même le ministre sortant de l’Information, Ziad Makari, a reconnu que le texte était mauvais.

Toutefois, note-t-il, «  il est important d’avoir une bonne loi, mais s’il n’y a pas une volonté de l’appliquer, le texte ne sert à rien. »
Il est important de noter que l’article 13 de la Constitution libanaise stipule que “la liberté d’exprimer sa pensée par la parole ou par la plume, la liberté de la presse, la liberté de réunion et la liberté d’association, sont garanties dans les limites fixées par la loi”.
Cependant, aucun journaliste n’est exempté de poursuites pénales en cas de diffamation d’un agent de l’État, et la justice est souvent instrumentalisée, comme l’a précisé RSF dans son récent rapport.

INTÉRÊTS POLITIQUES ET FINANCIERS

Le Liban fait partie des 12 pays qui ont ratifié en 2018 le “pacte sur l’information et la démocratie”, initié par RSF pour mieux protéger la liberté de la presse et lutter contre la désinformation. C’est le Premier ministre de l’époque, Saad Hariri, qui faisait partie des 12 chefs d’États et de gouvernement qui se sont engagés “à promouvoir la liberté d’opinion et d’expression”.
M. Hariri, qui a “suspendu” en janvier dernier sa participation à la vie politique libanaise, possédait auparavant plusieurs médias qui, pour la plupart, ont fermé leurs portes depuis, à l’instar de nombreux journaux libanais, notamment en raison de la crise économique. On rappelle toutefois que la télévision, le quotidien et la radio appartenant à M.  Hariri avaient été physiquement attaqués en mai  2008 par le Hezbollah. RSF avait dénoncé à l’époque les tentatives “de muselage des médias de la majorité parlementaire antisyrienne”, dirigée à ce moment par Saad Hariri.

Le «  contrôle direct d’un très grand nombre de médias par des intérêts politiques et financiers qui imposent des lignes éditoriales », contribue également à la dégradation de la liberté d’expression, souligne Ayman Mhanna. En 2018, RSF et SKeyes avaient publié une enquête intitulée “Qui détient les médias au Liban  ?”, qui avait montré que “presque 80 % des organes de presse locaux recensés sont aux mains de grandes personnalités du monde politique et économique libanais”.

Selon le site Media Ownership Matters, créé par RSF et SKeyes, “78  % des 37  médias recensés ont des liens politiques : près de 22 % sont affiliés à des partis politiques, 43 % au gouvernement et 13 % à des individus impliqués en politique ou qui souhaitent en faire”.
Le Liban a le plus haut pourcentage d’affiliation politique : 29 médias sur les 37 recensés.

À titre d’exemple, la station de télévision OTV, créée en 2007, est associée au CPL de l’ex-président Michel Aoun. La famille Aoun possède d’ailleurs 50 % des parts de l’entreprise et le P.-D.G. est Roy  Hachem… le gendre de l’ex-président.  Autre exemple, la National Broadcasting Network (NBN), lancée par le président du Parlement, Nabih Berry, est considérée comme le porte-parole du mouvement Amal, qu’il dirige. La liste est longue. Après les manifestations contre la corruption en octobre 2019, la popularité de médias alternatifs en ligne n’a cessé d’augmenter.

Considérés comme plus indépendants que les organes de presse traditionnels, ils sont plutôt appréciés par les jeunes. Dans ce cadre, Ayman Mhanna relève qu’alors que certains sites internet ont été développés par les partis politiques pour viser un public plus jeune, d’autres, plus indépendants par rapport aux intérêts politiques et financiers libanais, «  tentent de faire du journalisme d’investigation très rigoureux, et sont financés par des subventions internationales ou des fondations philanthropiques locales et internationales. » Une nouvelle étude, actuellement en cours, sur le paysage médiatique au Liban sera bientôt publiée, annonce Ayman Mhanna.

Il est fort à parier que le résultat sera quelque peu différent de la précédente étude, en raison de la fermeture de nombreux médias et l’émergence de nouveaux autres.  Impunité, cadre légal obsolète, intérêts politiques et financiers, dégringolade sur les indices de liberté de la presse… Malgré ces considérations pour le moins négatives, les médias libanais ne peuvent-ils pas se vanter au moins d’offrir un paysage diversifié, et une liberté de ton unique dans la région ?
« Si, si », répond Ayman Mhanna, « les médias au Liban sont caractérisés par le pluralisme et la diversité. » C’est un pays «  où l’on n’a plus à s’autocensurer, surtout après l’explosion au port de Beyrouth et le mouvement de contestation et où l’on dit les choses comme elles sont, et c’est très bien », conclut-il.

ROLLA BEYDOUN


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