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8 et 9 mai : la célébration de la victoire, du mal et de la liberté

Novoderezhkin Anton/Tass/ABACA

Par Patrick Pascal, ancien Ambassadeur et Président du Groupe Alstom à Moscou pour la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie.

Tribune. On ne commémorait  plus guère la fin du second conflit mondial. À la différence désormais du 11 novembre, date à laquelle l’on se souvient de tous les conflits, le 8 mai était devenu le jour de la réconciliation des peuples de l’ensemble du continent européen. Mais le 8 mai a été associé cette année au 9 mai, auquel nous n’avions pas prêté une attention particulière ces dernières années et que de nombreux pays avaient même boycotté pour le 70ème anniversaire du « Jour de la Victoire », car c’est ainsi qu’il est dénommé à Moscou. Ce jour a été scruté avec une attention extrême, sur fond de guerre en Ukraine, et si l’on ne parlait quasiment plus du 8 mai, le 9 mai a donné à l’ensemble de ces célébrations  une nouvelle actualité et une  portée renouvelée.

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Les projecteurs de l’attention médiatique étant braqués sur ce jour depuis des semaines, dans l’attente notamment d’une annonce majeure qui serait faite par le Président russe, les opinions publiques savent désormais que le 9 mai en Russie correspondait très exactement au 8 mai et que la différence calendaire n’était due qu’au décalage horaire entre l’Europe de l’Ouest et Moscou au moment de la signature de la capitulation à Berlin. Le « Jour de la Victoire », était donc aussi notre jour ; il aurait dû être éternellement un moment de trêve, une sorte d’instant sacré nous associant à un peuple qui lui aussi a tant donné pour la victoire et auquel nous devons également notre liberté. Le bilan est sans doute de plus de vingt millions de morts pendant le second conflit mondial pour la seule Union soviétique ; si l’on y ajoute les victimes d’autres guerres et celles des autres turbulences de l’histoire, et tout particulièrement la terreur stalinienne, l’on peut dire que le peuple russe est l’un de ceux qui ont le plus souffert au monde. Ne l’oublions jamais. Mais le 9 mai n’est plus uniquement cela et l’année 2022 aura introduit une coupure profonde qui n’était pas inscrite dans l’histoire.  

Une Russie lézardée, faïence extérieure, gare fluviale de Khimki, 1937 © Patrick Pascal

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Le 9 Mai est la plus grande fête nationale en Russie et généralement un jour de grande fierté, grave et joyeux en même temps. Il coïncide souvent avec les beaux et longs jours et ne se résume pas au défilé de la matinée sur l’immense Place rouge. C’était une journée à la fois nostalgique et joyeuse pour tous. Mais jamais les vicissitudes politiques, le chaos des privatisations sauvages de la période de transition ou encore le choc des crises économiques mondiales comme celle de 2008, n’avaient altéré l’émotion collective. Dans les années 90, au sortir de l’Union soviétique, les défilés syndicaux annexes au grand défilé militaire, qui réunissaient diverses catégories socioprofessionnelles, donnaient à certains égards un « côté premier mai » à l’ensemble. Dans les jardins publics, l’après-midi, les familles se rassemblaient pour écouter religieusement quelques anciens combattants raconter leur guerre au son de leur guitare. Ces derniers sont en voie de disparition, 77 ans après l’armistice de 1945. L’on était heureux ce jour-là d’arborer le ruban orange aux liserés noirs de Saint-Georges, le saint patron de l’armée, comme les poppies rouges – rappelant les premières fleurs réapparues sur les champs de bataille de Verdun ou de la Somme – et les bleuets français au revers des vestons et sur les robes. Le ruban, de Saint-Georges était attaché fièrement aux antennes des véhicules dont ils constituaient des oriflammes.

Une évolution s’était en effet produite qui avait consisté à introduire plus de recueillement individuel dans la démonstration collective. Tel était le sens par exemple du défilé du Bataillon des Immortels, conduit par le Président russe lui-même, qui voit depuis quelques éditions de la commémoration des dizaines de milliers de personnes brandir le portrait d’un de leurs chers disparus. L’histoire personnelle de Vladimir Poutine illustre par elle-même celle de toute une nation. Ce récit n’a jamais été beaucoup médiatisé, mais Hillary Clinton l’a rapporté dans son ouvrage Hard Choices.

Si les confidences de Vladimir Poutine sont exactes, le père de ce dernier était sur le front pendant le siège de Leningrad et il rentrait de temps en temps chez lui pour voir son épouse en prenant des risques considérables pour franchir les différentes lignes de combattants. Lors de l’une de ses permissions, il arriva dans sa ruelle pour y découvrir une espèce d’attelage sur lequel on avait entassé de nombreux corps des dernières victimes des affrontements ou des maladies qui décimaient les populations civiles et il reconnut, par ses chaussures, les jambes de sa femme. Il implora qu’on lui restitue le corps pour un dernier recueillement ce qui fut difficile à obtenir, car il fallait faire vite, le typhus menaçant. Finalement, il s’avéra que la mère de Vladimir Poutine n’avait pas rendu son dernier souffle et elle fut ramenée à la vie après avoir échappé à la fosse commune. Quelques années plus tard, naquit Vladimir Poutine…

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L’Armée s’était profondément transformée sous l’effet notamment des contraintes économiques de la période post-soviétique et des changements dans le monde affectant la stratégie. Le pic de ces restructurations, conduites de 2007à 2012 par Anatoli Serdioukov, un ministre dont on a quasiment oublié le nom, a été atteint vers la fin de la première décennie 2000.

Les conditions de vie, y compris pour de jeunes éléments promis à une brillante carrière sous les armes, étaient spartiates comme l’attestaient notamment leurs logements, même à Moscou ; nombreux conservèrent foi et ambition, mais certains aussi changèrent de voie. Le seul luxe était de se voir offrir par l’armée un retour par an dans sa région d’origine et cela avait de l’importance, par exemple pour un jeune officier, originaire du Kamtchatka, péninsule située à 12 heures d’avion de Moscou, soit la distance de Paris à Quito. Mais la fierté était intacte et même décuplée le 9 mai.

Il faudrait aussi parler de l’attachement russe, très large et populaire, à l’escadrille Normandie-Niemen. Le Premier ministre Dominique de Villepin décora à la Résidence de France (Maison Igoumnov) l’unité héritière de l’escadrille ; la cérémonie se déroula dans les mêmes lieux que la remise de médailles à laquelle avait procédé le général de Gaulle en 1944 et sous la photo qui immortalisait les aviateurs aux côtés de l’illustre résistant.

Toute manifestation en l’honneur de l’escadrille rassemblait la grande foule, plus de cinquante ans après les événements, telle une cérémonie devant se dérouler à proximité d’un hôpital de banlieue où les pilotes avaient été soignés pendant la guerre. Les autorités, militaires, civiles et religieuses étaient naturellement là, ainsi que l’ensemble des personnels hospitaliers et leurs familles, les grands médias, le peuple de Moscou venu librement.

Les représentants diplomatiques français, en tous lieux, ne manquaient jamais la réception du 9 mai des Ambassadeur russes. Ceux-ci avaient parfois le sentiment que leurs hôtes accomplissaient plus que le service minimum, à la différence d’autres collègues, et il leur arrivait même de s’en étonner. Il ne se trompaient pas assurément, car le 9 mai à Moscou était aussi le nôtre.

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A la veille des 8-9 mai 2022, comment pouvait-on encore se souvenir de la « Grande guerre patriotique » et d’une armée soviétique qui a elle aussi contribué à sauver la liberté du monde? Comment pouvait-on envisager de commémorer un jour glorieux à Marioupol, théâtre d’une tragédie sans précédent sur le continent européen depuis la seconde guerre mondiale? Comment pouvait-on imaginer y faire défiler des troupes après tant de victimes innocentes et au-dessus de personnes encore emmurées dans les décombres et des sous-sols d’usines? Comment le mal pouvait-il être célébré comme une victoire? Comment était-il possible d’arborer le ruban de Saint-Georges utilisé désormais pour reproduire d’immenses lettres Z ?

Sous réserve de témoignages directs, le 9 mai 2022 n’aura pas été à Moscou un jour joyeux. L’opinion russe, pour léthargique et soumise qu’elle soit présentée, a compris dans des proportions non négligeables la dimension tragique de l’agression contre un pays « frère », dans les sens post-soviétique du terme. La jeunesse urbanisée, sinon éduquée, réalise que son avenir est hypothéqué tant que la Russie restera ce qu’elle est devenue.

Le 9 mai 2022 ne peut associer la lutte contre les nazis d’autrefois avec les combats d’aujourd’hui car l’on ne construit pas sur de telles théories irrationnelles qui font insulte à l’intelligence d’un tel peuple et rappellent « l’empire du mal et du mensonge » dénoncé pendant la guerre froide.

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Le 9 mai est aussi la Journée de l’Europe, dont la Russie, lézardée pour son malheur personnel, s’est éloignée pour un temps qui durera celui de sa prise de conscience et vraisemblablement celui d’une longue rééducation déterminée, le cas échéant, par de profonds changements intérieurs.

Dans sa déclaration du 9 mai 1950, dans le Salon de l’Horloge du Quai d’Orsay, Robert Schuman ne s’était pas limité à annoncer la création d’une première organisation européenne chargé de mettre en commun les productions de charbon et d’acier de l’Allemagne et de la France, à l’origine de la future CECA. Son premier objectif était la paix et la condition de cette dernière, l’Europe. « L’Europe n’a pas été faite et nous avons eu la guerre », affirmait la Déclaration.

En ces temps d’anachronismes, où une guerre d’un autre âge ravage le continent européen, l’Europe est encore en voie de construction et d’approfondissement mais le danger lui a rappelé, au-delà de déclarations convenues, le sens premier de sa mission. Le 9 mai, Jour de l’Europe, peut donc être aussi celui d’une grande victoire, celle de tous comme l’était le projet de Robert Schuman, conclu dans la liberté et pour celle-ci.

Patrick Pascal
Ancien Ambassadeur et Président du Groupe Alstom à Moscou pour la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie.
Fondateur et Président de Perspectives Europe-Monde.

Patrick PASCAL

Pour en savoir plus :
www.perspectives-europemonde.com

Patrick Pascal est également l’auteur de Journal d’Ukraine et de Russie (VA Éditions)

À paraître en mai 2022


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