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STMicroelectronics : la tech franco-italienne à la conquête du monde

Jean-Marc Chéry dirige STMicroelectronics, leader européen des puces électroniques. L'entreprise doit innover face à la concurrence américaine et asiatique.

Entreprendre - STMicroelectronics : la tech franco-italienne à la conquête du monde

Méconnu du grand public, Jean-Marc Chéry, 59 ans, Arts et Métiers, dirige pourtant le leader européen des puces électroniques (46 000 salariés, 9.66 Mds de dollars de CA en 2018). Au carrefour des différentes industries, STMicroelectronics doit en permanence innover pour lutter face à la concurrence américaine et asiatique.

Qu’avez-vous retenu de votre expérience à Singapour ?

Jean-Marc Chéry : Lorsque ST m’a demandé en 2004 d’aller travailler à Singapour, où nous rencontrions d’importantes difficultés à faire tourner nos usines, je n’avais jamais managé en direct une entité à l’étranger. Mon attirance pour l’Asie et sa culture faisaient sens, car je pars du principe que l’on sait bien manager les gens qu’on aime. L’empathie est essentielle. En tant qu’ingénieur français, me prouver que j’étais capable de manager une structure à Singapour composée de trois usines et de 7 500 personnes à l’époque représentait le challenge ultime. Mon expérience en Asie fut une période inoubliable. Je disposais d’une importante autonomie de fonctionnement et de décision. Je me suis pleinement épanoui durant ces 3 ans et demi et nous avons d’ailleurs célébré tout récemment les 50 ans de présence de ST à Singapour, avec les salariés de 38 nationalités différentes !

Comment avez-vous vécu votre accession au poste de Président du directoire et directeur général (CEO) de STMicroelectronics en 2018 ?

J’ai eu l’opportunité d’exercer différentes fonctions durant mon parcours : ingénieur d’essai à mes débuts, j’ai ensuite occupé des fonctions de planning et logistique, de fabrication, de R&D et de ventes à différents niveaux hiérarchiques avant de devenir DGA et de travailler, en plus des opérations globales de ST, sur des sujets plus « corporate » de notre entreprise. En devenant CEO, vous vous recentrez sur les clients, vous êtes en interaction avec les investisseurs, le conseil de surveillance, et vous avez surtout la responsabilité de 46 000 personnes. Lorsque vous prenez la mesure de vos responsabilités, le sentiment éprouvé est fantastique. Vous n’êtes pas nécessairement préparé psychologiquement lorsque vous accédez à des fonctions de cette ampleur trop rapidement, ce qui n’a pas été mon cas. Le pouvoir peut alors avoir un effet grisant. Je prends conscience et je mesure désormais combien les quatorze métiers différents que j’ai pu exercer ont contribué à me préparer à endosser mes responsabilités actuelles et à remplir ma mission aujourd’hui. Après 18 mois de travail commun, nous avons réussi à avoir une équipe bien en phase et nous partageons beaucoup de choses. Je goûte peu à la solitude, et j’aime travailler en équipe. Je n’ai pas peur de partager mes doutes ou mon ressenti, seul le résultat final compte. Cela ne signifie pas pour autant que l’on ne se confronte pas sur certains sujets. Mais sur le modèle opérationnel, la stratégie, les marchés que nous ciblons, et notre ambition, il existe une forte convergence des points de vue.

Quelles opportunités vous ouvrent ces nouvelles fonctions ?

J’ai la chance de côtoyer des personnalités inspirantes et de rencontrer des interlocuteurs de haut vol chez Air Liquide, Apple, Bosch, Continental, Denso, Enel, Huawei, Samsung, Schneider, Valeo, Tesla, Thales, etc… des grands distributeurs mondiaux de composants, mais aussi de grandes banques et groupes d’investissement. Peu de sociétés peuvent se targuer de disposer d’ un panel aussi large parmi ses vingt premiers clients, fournisseurs et partenaires. Je vous mets humblement au défi de trouver une société en France qui travaille simultanément avec autant d’acteurs de premier plan.

Quelles sont les exigences propres au secteur des semi-conducteurs ?

L’exigence des clients en matière de spécifications, de qualité, et de coûts des services sont telles, qu’à défaut de réussir à améliorer constamment votre performance, vous décrochez très rapidement. Le taux de renouvellement des produits lui-même suppose une remise en question tous les 18-24 mois. Dans la chaîne de valeur, nous avons parfois 2 ou 3 intermédiaires entre le client final et nous. Il existe donc d’importants effets amplificateurs des cycles économiques. Quand l’économie globale rentre dans un cycle de récession, on observe un effet amplificateur avec un temps préalable qui peut être énorme. Cela explique pourquoi le marché du semi-conducteur connaîtra une baisse de plus de 13% cette année, alors qu’il affichait une croissance de plus de 13% l’an passé – soit une amplitude dépassant les 25%. Lorsque vous devez surfer sur ce type d’oscillation, l’agilité et la détermination sont indispensables pour ne pas décrocher.

Quels sont les enjeux associés à l’innovation ?

Nous réfléchissons continuellement à l’amélioration de notre processus d’innovation et de R&D parce que je considère que c’est le facteur critique majeur de succès pour ST. Schématiquement, il est possible de le segmenter en deux parties. Très en amont, il est question de l’innovation et recherche avancée elles- mêmes à travers ce que vous faites et ce qui est adjacent à ce que vous faites. Nous avons progressivement délégué cette innovation en coopérant avec des tiers tel que le CEA Leti, des universités ou d’autres instituts de recherches. Nous avons développé principalement un réseau de partenariats dans les écosystèmes dans lesquels nous œuvrons (Catane, Grenoble, Milan, Singapour…), nous savons que l’émulation et l’effervescence permettent identifier des points d’innovation dans ce que l’on fait ou à côté de ce que l’on fait.

En aval de cette innovation et recherche avancée ouverte et coopérative mais cohérente avec notre stratégie globale, nous concentrons nos moyens sur le développement et l’industrialisation là où la vitesse et l’efficacité d’exécution font désormais la différence par rapport à la compétition. Depuis sa création, ST a su se réinventer à chaque moment critique de son développement grâce à sa capacité à innover et à développer des technologies et produits qui permettent à nos clients de se différentier eux-mêmes. Notamment en 2012, un de nos clients stratégiques qui représentait environ 25% de nos revenus a malheureusement brutalement disparu de l’échiquier. La société s’est dès lors désengagée de certains produits et s’est recentrée sur des applications à forte croissance.

Elle a réussi à continuer à protéger son activité de R&D et à miser sur l’innovation. Je dois d’ailleurs souligner ici l’importance des programmes Nano qui nous ont supportés à cette époque. Depuis 2016, la quasi-totalité de notre croissance est liée à des technologies que nous avons développées dans les pires années de l’histoire de la société (2008-2015). Cela démontre donc bien que nous avons cette volonté et cette capacité à maintenir un fort potentiel d’innovation et à nous adapter aux aléas du marché. C’est la clé d’une croissance durable et profitable !

Quelle place la R&D occupe-t-elle dans la stratégie de l’entreprise ?

Nous dépensons 16 % de notre chiffre d’affaires en innovation, et recherche et développement, ce ratio étant l’un des plus élevés de l’Hexagone (Thalès dépense environ 10 % de son CA en R&D — ndlr). Ces sommes très significatives supposent d’avoir confiance dans l’efficacité de ce que vous faites.

Est-ce suffisant pour faire face à la situation économique actuelle, marquée par une disruption permanente et un climat de guerre commerciale ?

Nous adressons les marchés de l’ automobile, de l’ industrie, du smartphone et des accessoires, et des infrastructures de communication, dont celles pour la 5G. Concernant l’aspect géographique, l’Amérique, l’Asie et la Chine constituent d’importants marchés pour ST, la France et l’Italie ne représentant qu’à peine 5% de nos revenus en raison de la disparition des grandes industries grand public consommatrices d’électronique. Nous générons également des revenus importants en Europe centrale, principalement en Allemagne. En ce qui concerne les marchés sur lesquels nous souhaitons continuer à croître et à identifier des opportunités, comme la Chine, la situation se complexifie de plus en plus en raison de la guerre commerciale.

La question que nous nous posons est de savoir si c’est suffisant pour bien attaquer tous les marchés d’une part, et assurer une large couverture géographique d’autre part. En termes de pourcentage de dépenses par rapport à nos ventes, nous avons par contre l’impératif constant de nous remettre en question sur l’efficacité de notre innovation et R&D ! C’est une réflexion essentielle compte tenu de nos ambitions de croissance.

Quelle est votre ambition à horizon 5ans?

Nous avons l’ambition d’atteindre d’ici quelques années le chiffre « magique » de 12 milliards de dollars de chiffre d’affaires qui nous permettrait de maximiser les capacités de notre infrastructure industrielle ainsi que nos partenariats industriels extérieurs. Je suis convaincu que notre pipeline d’innovation et de R&D contient les produits et de technologies qui nous permettront de franchir ce seuil, qui n’est toutefois pas une finalité, mais une étape vers une plus forte ambition de croissance durable et profitable. Nous essayons donc de ne pas limiter notre projection à 2, 3 ou 5 ans, mais de penser à plus long termes en conservant un fort engagement sur les infrastructures de production en France et en Italie. Nous avons annoncé en début d’ année notre volonté d’implanter une usine complémentaire à Milan, qui prendra le relais dans les années 2021-2025 en fonction du marché et de la demande de nos clients. Nous réfléchissons également au futur de nos usines existantes à l’horizon de dix ans pour prévoir la mise en production des prochaines technologies qui permettront d’assurer leur charge.

L’entreprise a-t-elle des velléités de croissance externe ?

Les acquisitions que nous avons faites depuis quelques années sont de taille petite ou intermédiaire. Nous avons acheté des entreprises très spécialisées, avec des compétences techniques rares destinées à renforcer notre portefeuille produits et par conséquent le potentiel de croissance de nos activités. Je m’inscris dans une logique de croissance organique et d’ innovation qui permettent au management d’être focalisé, engagé et de se poser les vraies questions. Lorsque vous faites une grosse acquisition externe, la première question est de savoir comment vous allez la repayer, et donc quels coûts il est possible de couper afin de rembourser les dettes contractées pour réaliser l’opération.

Comment rendre son infrastructure, ses produits et ses technologies compétitives et durables ?

Il faut continuellement se confronter à ce qui se passe en dehors de nos frontières et rester ouvert. Lorsque je rencontre des acteurs asiatiques ou américains, j’essaye de mettre à profit ces échanges et d’en extraire ce qui est important pour nos infrastructures et nos équipes. La vie m’a appris qu’à chaque seconde, quelqu’un essaye de dérober « votre terrain ».

Quels sont les leviers d’innovation à votre disposition ?

L’électrification – dont la mobilité peut faire partie – et la digitalisation sont les deux transformations vitales pour garantir une croissance économique durable. Je ne crois absolument pas à l’écologie punitive ou à l’écologie régressive car les enjeux sont plus vastes. Il existe effectivement des enjeux liés à la préservation de notre planète mais ils doivent être appréhendés plus largement au niveau social et sociétal pour permettre aux gens de vivre, de s’épanouir et de travailler. On a un peu tendance à oublier ces enjeux ou à les considérer depuis une perspective court-termiste.

La digitalisation, quant à elle, permet d’optimiser les processus et donc d’éviter que les processus aient des « by-products » (déchets ou pertes générés par la non-optimisation de ce que vous faites, Ndlr). Grâce à des capteurs permettant de collecter des données sur ce que vous êtes en train de faire, nous sommes par exemple en mesure de détecter des points d’amélioration possibles. Au-delà du remplacement de quelques tâches humaines, le véritable enjeu de la digitalisation consiste en l’optimisation d’une tâche vitale par rapport à ce qu’elle consomme. Il faut imaginer un équilibre subtil entre les systèmes de régulation, de normes et de spécifications édictées par les pays et des mesures incitatives pour tendre vers l’électrification et la digitalisation.

La révolution électrique est en train d’investir tous les aspects de la mobilité. Quels secteurs privilégiez-vous ?

L’automobile constitue aujourd’hui notre principal marché avec un focus particulier sur l’ automobile électrique, avec des technologies et des produits pour les divers choix qui se dessinent dans les différentes régions du monde : hybride « léger », hybride sur batterie rechargeable ou non, et électrique à 100%. Nous sommes également positionnés sur le secteur industriel qui doit faire sa révolution digitale et électrique afin de moins consommer. Nous souhaitons adresser ce marché fragmenté de manière encore plus prononcée, d’ autant qu’il présente l’avantage de ne pas dépendre d’un client.

Quelle place occupent vos usines dans votre stratégie de développement ?

Notre charte managériale nous engage sur la pérennité de nos infrastructures européennes d’ usines, en France et en Italie. C’est un point auquel nous sommes très attachés tout en souhaitant les rendre les plus performantes possibles. Nous essayons de faire en sorte qu’elles soient intrinsèquement performantes et non juste comptablement performantes. Depuis 3 ans, ST réinvestit en moyenne entre 65 et 75% du cash généré par ses activités, notamment dans le maintien et l’amélioration des capacités de production de ses usines – en France, en Italie, à Singapour, et partout ailleurs dans le monde.

Comment décryptez-vous la situation de la France ?

Je peux témoigner que nous avons, vu de l’extérieur, une image un peu écornée de la France depuis quelques trimestres. Ceci est largement entretenu par l’agitation générée par certains mouvements. Mais pour autant, nous conservons une capacité d’engagement et de réussite extraordinaire en France et à l’étranger. Lorsque l’on passe en boucle des images de manifestations qui dérivent, il arrive malheureusement un moment où l’on ne retient que cela. J’ai bien conscience que montrer des personnes et des équipes qui se démènent pour réussir et faire réussir notre pays attire peut-être moins médiatiquement, mais cette capacité de la France, et de l’Italie notre autre pays de base, à générer des réussites locales et mondiales est pourtant intacte et solide. J’ai donc confiance dans notre pays à relever les challenges sociétaux et économiques de notre siècle.

Comment valoriser et exporter le « made in France » ?

Le made in France est un étendard pour lequel il faut se battre ! ST dispose d’une importante infrastructure de R&D et industrielle en France et en Italie. Nous sommes attachés à nos usines, et nous leur consacrons du temps et de l’énergie pour améliorer leur compétitivité et leur développement. Cela nous permet également d’ offrir une indépendance stratégique de fournitures à l’ensemble nos clients dans le cadre de la guerre commerciale actuelle entre la Chine et les États-Unis.

Envisagez-vous d’ investir dans des start-up ?

Nous menons déjà aujourd’hui plus de 500 projets à travers le monde entier en coopération avec des instituts de recherches et des start-up. La difficulté des start-up qui œuvrent dans l’électronique, voire dans les semi-conducteurs, réside dans le « scale-up ». Qui peut supporter 16 % de R&D et des investissements à hauteur de 12-13% du chiffre d’affaires ? C’est quasi inenvisageable pour une start-up. Le taux de réussite des start-up dans l’industrie du semi-conducteur ou de l’électronique est d’ailleurs excessivement faible. Pour ce qui est d’investir dans des start-ups, nous sommes en pleine réflexion à ce sujet. Si nous souhaitons investir correctement, les tickets sont vite élevés et nous devons nous fixer des objectifs agressifs.

Quel est l’enjeu clé pour STMicroelectronics dans les années à venir ?

ST adresse des secteurs et des marchés qui imposent agilité et dynamisme. Nous avons choisi un modèle opérationnel avec des usines qui doivent croître si nous souhaitons les maintenir durablement. Notre développement est soutenu par un pipe-line d’innovation et de R&D qui a bien fonctionné jusqu’à présent et dont nous sommes fiers. Nous avons démontré cette année une certaine forme de résilience dans un marché qui est le plus mauvais depuis 10 ans et notre capacité à croitre organiquement vers 12 milliards est réelle. La question centrale porte sur notre capacité à continuer de croître au-delà.

Notre tuyau d’innovation est-il suffisamment dynamique et producteur dans le champ d’application qui est le nôtre pour pouvoir générer cette croissance durable et profitable ? Deux solutions non exclusives s’offrent à nous : continuer à renforcer et challenger ce pipe-line d’innovation ou nous tourner vers des acquisitions externes, ce qui signifierait aussi que notre innovation n’a pas été suffisamment créatrice de croissance. Aujourd’hui, je suis intimement convaincu que ST a la vitalité, l’énergie, et la créativité suffisantes pour croître organiquement au-delà de 12 milliards. Cependant, la sincérité nous conduit à reconnaître que nous devons encore nous améliorer et faire les choses un peu différemment ! Nous avons déjà engagé les premiers efforts de transformation et notre réflexion dans ce sens est permanente.

Propos recueillis par Isabelle Jouanneau


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