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Qui est Daniel Kretinsky, nouvel homme fort de la presse française ?

L’appétit du milliardaire tchèque pour la presse française intrigue autant qu’il inquiète. Et si Daniel Kretinsky, encore inconnu en France il y a quelques mois, se servait des médias français comme d’un tremplin pour étendre son empire énergétique dans l’Hexagone ?

Daniel Kretinsky à Prague.

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L’appétit du milliardaire tchèque pour la presse française intrigue autant qu’il inquiète. Et si Daniel Kretinsky, encore inconnu en France il y a quelques mois, se servait des médias français comme d’un tremplin pour étendre son empire énergétique dans l’Hexagone ?

A quoi joue Daniel Kretinsky ? Encore inconnu il y a peu de temps, le milliardaire tchèque a secoué le microcosme médiatique français depuis son irruption fracassante au capital du quotidien Le Monde, en rachetant 49 % de la participation de Matthieu Pigasse. En juillet, sa société Czech Media Invest (CMI) avait déjà englouti l’hebdomadaire Marianne, plaçant à sa tête la journaliste souverainiste Natacha Polony. Auparavant, le mystérieux homme d’affaires venu de l’Est avait mis la main sur sept magazines du groupe Lagardère (Elle, Télé 7 Jours, France Dimanche…). Dans un portrait que Le Monde a consacré à son nouvel actionnaire minoritaire, le quotidien du soira pudiquement écrit que son « offensive » dans les médias français « soulève des questions »

Citizen Kane tchèque

Le cas Kretinsky est atypique à plus d’un titre. Le goût des milliardaires étrangers – et particulièrement celui des hommes d’affaires tchèques – pour les groupes de presse français est chose rare. « C’est le première fois qu’un homme d’affaires [tchèque] s’offre des fleurons », confirme aux Echos un avocat vivant à Prague. Mais l’appétence de Kretinsky pour les médias date en fait de 2013, année au cours de laquelle il a fait main basse sur plusieurs actifs du suisse Ringier. En République tchèque, il est actionnaire majoritaire du premier groupe de médias de son pays, CMI, qui compterait 3,25 millions de lecteurs, soit plus d’un tiers de la population du pays, grâce à des titres populaires tels que l’influent tabloïd Blesk, des magazines spécialisés (Blesk, Teletip), mais aussi Aha ! et Sport.

Son offensive dans la presse hexagonale, quant à elle, a débuté en avril, lorsqu’il a finalisé le rachat des radios de Lagardère Active en République tchèque, Pologne, Roumanie et Slovaquie contre un chèque de 73 M€. Peu de temps après, CMI entrait en négociations exclusives avec le groupe français pour l’acquisition d’un bouquet de magazines.

Francophilie, art et « Panama Papers »

Le magnat tchèque a toujours jeté un voile pudique sur sa vie privée et ses opinions politiques. Polyglotte et francophile – il a fait une partie de ses études de droit à l’université de Dijon et envisagerait de s’installer en France dans les mois à venir –, il est né d’une mère juge à la cour constitutionnelle et d’un père professeur d’informatique. Ce sont ses parents, membres de la bourgeoisie de Brno, deuxième plus grande ville de République Tchèque, qui lui auraient donné le goût de la culture française (« ma mère écoutait des chansons françaises et regardait des films français », confie-t-il aux Echos). Amateur d’art moderne et propriétaire de deux catamarans, qui lui ont valu d’apparaître dans les « Panama Papers » en raison d’une domiciliation douteuse, il cultive une grande discrétion.

Le magnat de 43 ans a pourtant accumulé une fortune colossale. Cinquième homme le plus riche de la République tchèque, avec un patrimoine évalué à 2,5 milliards de dollars par Forbes, Daniel Kretinsky n’aura mis qu’une petite dizaine d’années pour passer d’un poste de juriste payé mille euros par mois au cercle fermé des principaux industriels d’Europe de l’Est. L’empire du milliardaire tchèque prend racine dans l’énergie. S’il détient aujourd’hui 94 % du leader du secteur en Europe centrale et septième acteur européen, EPH (Energeticky a Prumyslovy Holding, prononcer « épéhaa », en tchèque), dont le chiffre d’affaires approchait les 6 milliards d’euros en 2017 et qui emploie 25 000 salariés, il a débuté comme simple avocat d’affaires au sein du groupe financier tchéco-slovaque J&T installé à Chypre. Embauché par le banquier Patrick Tkac – les deux hommes ne se quitteront plus par la suite –, il monte rapidement les échelons et devient associé d’un groupe qui s’enrichit dans de lucratives opérations boursières.

« L’un des plus gros pollueurs du continent »

Décrit comme « le plus agressif », « prenant des risques beaucoup trop élevés », doté d’un « don pour les langues » et d’un « extraordinaire talent pour les affaires » par d’anciens collègues, Daniel Kretinsky participe au lancement de la holding EPH Energie en 2009 aux côtés de Petr Knell, première fortune tchèque. Minoritaire au départ, il se spécialise dans le rachat d’entreprises et se rend rapidement indispensable. Son sens des affaires permet à EPH de réaliser d’importantes acquisitions de distributeurs d’énergie ou d’usines thermiques et de rentrer dans le petit cercle des énergéticiens qui comptent en Europe – EPH représente 6 % des capacités de production européennes, juste derrière le français Engie (ex-GDF Suez). Avec une stratégie à contre-courant du marché : depuis 2009, EPH cible des centrales charbon et lignite en Allemagne, en Italie et au Royaume-Uni.

Et bien entendu, en France. En décembre 2018, le milliardaire tchèque acquiert deux centrales électriques dans l’hexagone, à Gardanne (Bouches-du-Rhône) et Saint-Avold (Moselle).

Il est aussi très présent dans les énergies fossiles en Europe centrale, ce qui fait dire aux associations environnementales, l’ONG britannique Sandbag en tête, qu’il est « l’un des plus gros pollueurs du continent ». Une approche en apparence irrationnelle, au moment où la tendance est aux énergies renouvelables, mais qui se révèle d’une redoutable efficacité. En rachetant à bas prix des actifs polluants dont les autres groupes souhaitent se débarrasser, EPH profite de leur rentabilité actuelle – si les usines de charbon sont condamnées à moyen terme, elles restent des machines à cash pour les dix ou vingt prochaines années. « Kretinsky, souligne Greenpeace, c’est un peu l’éboueur qui s’est proposé de ramasser à la casse les poubelles pleines de CO2 de tous les grands énergéticiens européens désireux de verdir leur bilan. »

« Il aime faire joujou avec les situations instables, assure, de son côté, un expert français du marché énergétique européen interrogé par Les Echos. Cela ne le dérange pas de prendre des risques sur des passifs parce qu’il arrivera à mettre des fusibles entre lui et les actifs. Si vous êtes Blanche-Neige, vous ne pouvez pas le faire, mais si vous êtes Daniel Kretinsky, vous pouvez. »

Gaz russe et europhilie

Sa logique d’expansion sur le continent conduit le magnat tchèque à rafler des centrales un peu partout en Europe : le réseau de chaleur de Budapest à EDF, les centrales à charbon de l’énergéticien E.ON (2013), celles de l’anglais Eggborough dans le Yorkshire (2014), et enfin celles de l’italien Enel en Slovénie. Mais aussi une gigantesque centrale hongroise avec le soutien d’un proche du premier ministre ultraconservateur Viktor Orban…

La politique, c’est le tabou de Daniel Kretinsky, la ligne rouge à ne surtout pas franchir. Sa discrétion dans ce domaine lui permet de faire des affaires avec tout le monde. Régulièrement accusé de défendre les intérêts de la Russie au prétexte qu’EPH est propriétaire du gazoduc Eustream – ce qui fait du groupe tchèque l’un des principaux fournisseurs de gaz russe en Europe –, le milliardaire de l’Est serait plutôt europhile. Dans une confidence glissée à Libération, un patron de presse français le décrit comme « un centriste pro-marché et pro-Europe ». Un autre le dépeint comme « pro-Otan ». Lors de la crise en Crimée en 2014, il aurait renvoyé du gaz vers l’Ukraine, alors que la Russie de Poutine venait de fermer ses robinets… Le profil de l’oligarque inféodé au Kremlin ne semble donc pas correspondre au milliardaire tchèque.

Insaisissable Daniel Kretinsky ? « Il ne semble pas avoir d’ennemis, explique un journaliste tchèque. Il fait profil bas et fait du business. » Personne ne connaît ses réelles intentions depuis qu’il a pris possession d’un pan entier de la presse française. Quête de respectabilité ? stratégie d’influence ? Pourquoi cet homme d’affaires aguerri se rue-t-il sur des groupes de presse à la santé plus que précaire et perfusés aux aides publiques ? « Ce qui compte, dit-il, c’est que nos médias soient pro-démocratiques. La presse, ce n’est pas un investissement économique, c’est plutôt un engagement citoyen. » Dans l’empire continental de Daniel Kretinsky, qui comporte une cinquantaine de centrales dans sept pays d’Europe, la presse ne représente que 122 M€. Une paille au regard des 2 milliards d’euros de bénéfices avant impôts du groupe EPH.

Engie dans le viseur

Devant la rédaction du Monde, le Tchèque a expliqué qu’il ne lui appartenait pas de prendre position sur la ligne éditoriale du journal. « Mes idées personnelles n’ont pas à interférer dans la ligne des journaux. » Propriétaire du premier groupe de médias en République tchèque, l’ancien juriste n’ignore pas qu’avec sa prise de participation dans le groupe Le Monde, sa carte de visite a gagné en respectabilité. Une donnée qui prend tout son sens quand on sait que l’énergie est un secteur ultra réglementé… « Quand vous êtes dans l’énergie, c’est pas idiot d’acheter de l’influence, car vous devez négocier en permanence avec les pouvoirs publics », confirme un des membres de l’entourage de Kretinsky à Libération.

Présent en Italie, en Allemagne et en Grande-Bretagne, le nouveau tycoon des médias tenterait-il de se rapprocher des instances dirigeantes françaises avant la prochaine vague de privatisations ? Acté par le projet de loi Pacte, le désengagement de l’État du capital d’Engie – dont il détient 24 %, soit 6,9 milliards d’euros – constitue une opportunité rêvée pour Daniel Kretinsky qui convoite le gaz de l’énergéticien français. Un tel rapprochement capitalistique serait d’autant plus aisé que les deux entreprises se connaissent bien : en 2013, la multinationale française (65 milliards d’euros de chiffre d’affaires) avait cédé l’entreprise Slovak Gaz à EPH pour 2,6 milliards d’euros. Quoi qu’il en soit, son irruption soudaine dans la presse hexagonale devrait lui ouvrir des portes à Paris et à Bruxelles.

Un conseiller passé par EDF et la Caisse des Dépôts

Le magnat tchèque a un autre atout dans sa manche : l’homme qui l’a introduit dans l’Hexagone, le consultant Etienne Bertier. Ancien journaliste (Libération, L’Express), passé par Bercy dans les années 90, avant de devenir secrétaire général d’EDF, il a dirigé le groupe immobilier Icade, filliale immobilière de la Caisse des Dépôts, dont il a piloté la privatisation. Devenu administrateur de Marianne, Bertier est le conseiller de l’ombre de Kretinsky. Et un expert du marché de l’énergie. Cela fait quelques mois que les deux hommes avancent savamment leurs pions dans l’Hexagone. Montrer patte blanche avant de lancer les grandes manœuvres, tel pourrait être le résumé du premier chapitre de l’histoire française de Daniel Kretinsky.


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