Je viens d’entrer dans ma 94ème année d’existence. Depuis l’époque lointaine de mon service militaire ou au bout de quelques semaines j’avais été promu exceptionnellement sous-officier pour avoir créé un magazine régimentaire et rédigé un petit fascicule intitulé « comprendre l’armée » que l’on remettait aux conscrits, la situation générale, elle, s’est considérablement dégradée. Certes on fait la guerre désormais sans la déclarer et les non belligérants n’ont jamais été aussi nombreux alors depuis que les batailles rangées ont fait place à la décimation des populations civiles. Sans doute faudrait-il que je devienne centenaire pour qu’une des plus belles artères parisiennes – je pense à la rue de la paix – ne sonne plus comme une provocation de mauvais goût.
J’ai connu la drôle de guerre. D’abord ses débuts fanfarons. Je me revois encore en train d’accompagner jusqu’à la Gare du Nord mon cher père adoptif. Adjudant chef de réserve, il avait été un des premiers à « rejoindre son corps, en abandonnant les nôtres. »
Non sans nous avoir remonté le moral en promettant de revenir quelques jours plus tard en vainqueur car l’armée française se battait d’être invincible depuis l’armistice de 1918.
Un sentiment conforté chaque 14 juillet par le défilé martial de nos fantassins et de notre légion étrangère, tabliers de cuir sur le ventre et chevrette fétiche en tête. Bref, 1939 s’acheva et 1940 commença sans que du haut en bas de l’échelle ou nous paradions on s’avisa d’un danger qui devait tourner à la catastrophe. Dans un courrier (acheminé gratuitement), papa justifiait le retard de son retour par la désorganisation des troupes ennemies incapables du moindre assaut. En attendant la victoire, les français fêtaient comme des héros leurs permissionnaires. Sauf que, quelques semaines plus tard, l’homme à la mèche sur le front et à la petite moustache dont nous nous étions tant moqués se faisait photographier au pied de la tour Eiffel. La drôle de guerre faisait place à l’occupation.
Une période hybride, trompeuse et cruelle durant laquelle chaque soir les officiers totons bambochaient chez Maxim’s tandis que quelques centaines de kilomètres plus loin des milliers d’enfants et de vieillards étaient déjà poussés vers les chambres à gaz.
Les pages les plus sombres de l’histoire de France jusqu’à ce que De Gaulle descendit triomphalement les Champs Elysées.
Or, moins d’un siècle s’est écoulé et l’arme nucléaire qui avait permis la victoire des Alliés se retrouve entre les mains de Poutine un dictateur aussi sanguinaire qu’Hitler, Mussolini et Raspoutine réunis. Aujourd’hui la drôle de paix semble s’être substituée à la drôle de guerre. Alors que les soldats Ukrainiens se battent comme des lions contre les nouveaux Cosaques, les quelques deux cents nations soi-disant éprises de libertés ne mobilisent que des capitaux. Une situation d’une ambiguïté jamais observée puisque les États-Unis qui mènent l’offensive se sont bornés à remplacer par une nouvelle chargée d’affaires leur ambassadeur à Moscou. L’ogre du Kremlin est d’ailleurs moins isolé que ne le prétendent les occidentaux. Non seulement il vient de conclure une alliance militaire avec la Chine mais encore il a reçu le soutien d’Israël depuis que Benjamin Netanyahou est revenu au pouvoir sans que la justice de son pays se soit prononcée sur sa gestion précédente.
Délicat à dire, mais le sauvetage de notre civilisation dépend moins des hommes d’état attentistes que d’un malade mental qui réussirait à assassiner le principal assassin du 3ème millénaire.
Philippe Bouvard