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Julien Lipkowicz (Conseil Media Santé), communicant du secteur santé

Après une expérience de 15 ans dans les médias et la publicité au sein d'éminentes agences telles que Dentsu, Publicis Media et Havas Media, Julien Lipkowicz a pris, il y a 6 ans, la direction de Conseil Media Santé (CMS), une agence de conseil média et d'achat d'espace spécialisée dans la communication auprès des professionnels de santé. Cet expert en communication globale nous révèle les tenants et les aboutissants de la transformation digitale des communications annonceurs et des offres éditeurs dans le contexte hyper réglementé de la santé.

Julien Lipkowicz (Conseil Media Santé)

Quelles stratégies l’industrie pharmaceutique utilise-t-elle pour promouvoir les médicaments ?

Julien Lipkowicz : Les laboratoires pharmaceutiques ont développé des stratégies de promotion des médicaments axées historiquement principalement sur la visite médicale, les congrès médicaux, les études, les rencontres physiques, l’événementiel et une logique média. La logique média représente une part relativement modeste mais croissante, passant de 4 % en 2018 à 15 % des investissements promotionnels totaux de nos clients.

Comment composer avec des budgets médias très inférieurs à ceux du réseau BtoC ?

Les tendances sont effectivement inverses à celles du secteur grand public, où les dépenses média peuvent atteindre jusqu’à 80 % de l’ensemble des investissements. Lorsque nous abordons les aspects budgétaires, nous sommes conscients que nos clients ont déjà consacré une part substantielle de leurs ressources aux activités telles que la visite médicale, la participation à divers congrès, ainsi qu’à d’autres initiatives en présentiel.

Les budgets de nos clients n’étant pas extensibles, nous devons identifier le niveau d’investissement juste. Notre rôle consiste donc à apporter une valeur ajoutée complémentaire en matière de couverture médiatique, d’engagement et de stratégies d’optimisation, afin de consolider efficacement ces stratégies de promotion.

Quelles stratégies de communication spécifiques mettez-vous en place pour atteindre vos publics cibles ?

Nos campagnes publicitaires sont strictement conçues pour être exposées exclusivement aux professionnels de la santé. Toute forme de communication relative à des médicaments sous prescription est formellement prohibée dans des contextes destinés au grand public. Nous sommes autorisés à aborder des sujets tels que les pathologies et la vaccination, ainsi qu’à mener des actions de sensibilisation, mais la promotion de médicaments spécifiques nécessitant une prescription médicale est rigoureusement exclue de notre communication auprès du grand public.

Quels canaux de communication utilisez-vous pour atteindre les professionnels ?

Ces canaux comprennent des éditeurs dédiés à la santé, des plateformes servicielles mais également de nouveaux acteurs qui s’inspirent des solutions grand public en les adaptant au marché du BtoB (réseaux sociaux, applications de curation de contenus, solutions d’aides à la prescription, etc…).

Où en sont les médias traditionnels du secteur de la santé en matière de transition digitale ?

Les médias traditionnels ont engagé leur transition numérique depuis 2018. Mais ils demeurent encore largement en retrait par rapport à ce qui se pratique dans le secteur grand public. Cette situation découle en partie d’une législation extrêmement stricte qui restreint l’accès aux contenus autour des médicaments et exigent d’instaurer un écrin logué avec des audiences certifiées professionnelles de santé. Nous avons assisté à une évolution significative dans le domaine des solutions publicitaires, caractérisée par une approche plus engageante, interactive et enrichie au cours des 3 dernières années.

Cette transformation a été particulièrement marquante lorsque la pandémie de Covid-19 a contraint à réinventer la manière dont les laboratoires interagissent avec les Professionnels de Santé (PDS). À cette époque, les échanges physiques étaient strictement proscrits, ce qui a nécessité une adaptation créative et novatrice pour maintenir une communication efficace entre ces deux acteurs. Il est par ailleurs ardu de créer des contenus à forte valeur ajoutée lorsqu’ils sont diffusés auprès d’une audience limitée, ne dépassant pas les 100 000 personnes et ne représentant parfois que centaines d’individus.

En quoi la pandémie de Covid-19 a-t-elle influencé la stratégie de promotion des laboratoires pharmaceutiques ?

Auparavant, les professionnels de santé ne disposaient pas de solutions appropriées et les laboratoires pharmaceutiques s’appuyaient principalement sur la visite médicale et les congrès pour leur promotion, sans témoigner d’un intérêt manifeste pour le numérique. La crise a bouleversé cette donne, les empêchant d’accéder à leur public cible en raison de l’inaccessibilité des hôpitaux et de l’annulation des évènements. En réponse, ils ont massivement investi dans les médias, une tendance à la hausse sur les trois dernières années, désormais stabilisée.

L’essor du numérique a-t-il eu un impact global sur l’ensemble du secteur des médias ?

Cela a effectivement entraîné une logique vertueuse avec une augmentation substantielle des investissements sur les logiques médias en général. Le numérique a connu une croissance particulièrement marquée qui a profité à l’ensemble du secteur média. Il y a eu un essor de la radio, de nombreux éditeurs ont lancé des publications imprimées dans le but d’intégrer des contenus à la fois en version papier et digitale etc. Cette évolution a relancé la machine média, qui représentait précédemment 4 % du mix média de nos clients et qui atteint désormais 10 à 15 %.

Cette tendance est-elle seulement réservée aux grands laboratoires pharmaceutiques de premier plan ?

Non, de nombreux laboratoires de petite taille ont également rejoint cette tendance, profitant de tickets d’entrée relativement accessibles en raison des niveaux d’audiences modestes. Ils ont ainsi pu obtenir un retour sur investissement marketing favorable en accédant à des outils de suivi et de pilotage leur permettant d’obtenir des données chiffrées précises, améliorant ainsi leur connaissance des comportements de navigation de leurs professionnels de santé cibles, de leurs centres d’intérêts et des typologies de contenus qu’ils affectionnent.

Le secteur de la santé peut-il combler son retard par rapport au secteur grand public ?

Les outils utilisés par nos clients sont actuellement en pleine transformation. Ils accusaient un retard certain par rapport au secteur grand public, mais des efforts importants sont déployés pour les mettre à niveau. Ces dernières années, nos clients des laboratoires pharmaceutiques ont recruté d’anciens professionnels issus de l’industrie grand public, avec pour objectif de structurer leur écosystème digital, d’intégrer la gestion des données (data), de mettre en place un système de gestion de la relation client (CRM) et d’adopter des stratégies digitales globales.

Cette évolution apporte un nouveau niveau de complexité et des défis passionnants à relever. En parallèle, nous avons constaté l’entrée en scène de nouveaux acteurs dans ce secteur en plein essor, ce qui renforce la dynamique globale et stimule l’émulation.

Comment votre agence média est-elle devenue une référence dans le secteur de la santé ?

En tant que leader du secteur, forte d’une histoire qui remonte à trois décennies, notre agence média dédiée à la santé a connu une formidable transformation. Lorsque j’ai pris la direction de Conseil Media Santé il y a six ans, notre part de marché était déjà de 40 %, mais nous étions pleinement conscients de notre potentiel de croissance considérable. Nous avons développé une myriade de solutions, en commençant par la création de notre propre place de marché. Nous avons fait bouger les lignes et incité les éditeurs à développer des solutions numériques, à cranter sur des modèles d’abonnement digitaux et à fidéliser leur audience en les encourageant à revenir régulièrement dans leur écosystème.

Nous avons poussé les éditeurs à suivre cette voie, car nous anticipions que nos clients effectueraient inévitablement cette transition digitale. Nous étions à l’avantgarde de cette révolution qui a profondément transformé l’écosystème de la santé au cours des dernières années. Malgré les difficultés rencontrées au début de notre initiative, la crise sanitaire a considérablement accéléré la dynamique que nous avions insufflée. Nous détenons une part de marché substantielle, oscillant entre 50 % et 70 %, dans le domaine des services que nous proposons, ce qui nous confère une position incontournable.

Cette position privilégiée nous permet de négocier des réductions significatives au bénéfice de nos clients, de mettre en place des opérations exclusives, de concevoir des formats sur mesure spécifiquement adaptés à nos clients, et surtout, d’afficher une expertise pointue dans un écosystème en perpétuelle évolution.

Quel soutien apportez-vous à l’écosystème français ?

Nous jouons un rôle crucial dans le soutien et le développement d’un écosystème français global, qui sert également de tribune pour nos clients. Ces quinze dernières années, nous avons observé un déclin du nombre d’éditeurs en raison de leur incapacité à opérer la transition vers le numérique.

Cependant, la tendance s’est inversée au cours des cinq dernières années avec l’émergence d’un grand nombre d’éditeurs « pure player » entièrement axés sur le numérique, qui proposent des solutions destinées aux professionnels de la santé. Cette croissance a été largement stimulée par la pandémie de la Covid-19. Certains de ces acteurs ne sont pas viables et risquent de disparaître, tandis que d’autres ont réussi à cranter auprès des professionnels de la santé.

Avec près de 350 supports média mis à jour quotidiennement ou mensuellement pour la version imprimée, le défi consiste à maintenir la viabilité de cet écosystème, compte tenu de l’arrivée constante de nouveaux éditeurs. Notre principale mission consiste à aider nos clients à prendre des décisions éclairées pour atteindre leurs objectifs de communication globale dans un environnement médical en constante évolution.

Comment gérez-vous les défis liés aux contraintes légales du secteur de la santé ?

Le défi réside dans notre rôle de conseil qui ne découle pas uniquement des aspects liés aux médias, mais aussi des contraintes légales qui régissent notre secteur. En effet, la réglementation en santé est très encadrée et nos actions sont soumises à des normes rigoureuses. De nombreuses petites structures digitales, des acteurs pure player et des agences ont tenté de se positionner, mais ils se sont heurtés aux restrictions imposées par ce cadre légal strict, spécifique au secteur de la santé.

Quels sont les objectifs de vos campagnes média ?

Nous menons des campagnes média qui peuvent avoir différents objectifs : alerter sur une innovation majeure en santé ou la mise sur le marché d’un nouveau médicament, sensibiliser à des pathologies méconnues, recruter des audiences pour un événement ou un CRM client . En parallèle, ces campagnes permettent de collecter des données, d’inciter et de contribuer à alimenter les stratégies marketing qui, à leur tour, enrichissent les visites médicales, les contenus de marque et les CRM client.

Comment l’agence a-t-elle évolué depuis votre prise de fonction il y a 6 ans ?

Lorsque j’ai rejoint le groupe, certains membres de l’équipe étaient déjà présents depuis longtemps, et nous avons maintenu la grande majorité de l’effectif. Ceux qui ont choisi de se joindre au projet sont toujours là et occupent désormais des postes clés au sein de l’équipe, encadrant entre 3 et 8 collaborateurs chacun. Notre équipe s’est également agrandie, passant de 15 à 50 personnes en 2022. Nous avons réussi à faire évoluer nos collaborateurs en les accompagnant dans leur développement en tant que managers et leaders. Nous sommes très fiers de ce que nous avons accompli.

L’agence existe depuis 1987 : quel avantage tirez-vous de cet historique de plus de 30 ans ?

Cette ancienneté nous permet de maîtriser parfaitement le cadre légal spécifique à notre secteur et de proposer à nos clients des solutions réalisables, gérables et mesurables dans ce nouvel écosystème florissant du digital en santé. De nombreux acteurs ont fait leur entrée sur le marché en pensant que les laboratoires pharmaceutiques avaient des ressources à dépenser sans discernement.

Certains de ces acteurs, notamment de petites startups, ont parfois surestimé leurs audiences et n’ont pas permis d’intégrer les outils de tracking. Nous nous devons de maintenir un écosystème de communication santé transparent pour nos clients et nous refusons donc de recommander des acteurs qui ne jouent pas le jeu. Nous nous efforçons toujours de promouvoir une approche saine et transparente, notre objectif étant de nourrir cet écosystème en tant qu’expert du domaine des médias et des services destinés aux professionnels de la santé.

Comment abordez-vous l’avenir ?

Nous avons suivi attentivement les évolutions comportementales des consommateurs ainsi que les pratiques des annonceurs grand public alors que le domaine de la santé accusait une dizaine d’années de retard par rapport aux solutions proposées dans le secteur grand public. Nous disposons donc d’un levier puissant et d’une vision claire de notre orientation future, sachant parfaitement ce qui fonctionne, ce qui ne fonctionne pas, et comment développer des solutions adaptées aux besoins spécifiques du secteur de la santé.

Nous jouons également un rôle crucial en garantissant la diffusion exclusive auprès des professionnels de santé, ce qui sécurise nos clients et renforce notre position de leader. En 2022 et 2023, nous avons gagné plus d’une dizaine de nouveaux clients, portant notre nombre total de clients à près de 80, contre une cinquantaine précédemment.

Ne craignez-vous pas un essoufflement du marché à plus ou moins long terme ?

À un certain moment, le marché atteindra inévitablement un plafond de verre. Nous avons déjà observé un léger ralentissement de la croissance en 2023. Nous en sommes pleinement conscients et nous travaillons sur différentes solutions pour nous adapter à cette nouvelle dynamique. Nous avons imaginé des prestations additionnelles à l’achat d’espaces publicitaires. Nous avons ainsi développé une marketplace qui nous a permis de regagner le contrôle sur la diffusion et d’enrichir notre connaissance des professionnels de santé grâce aux données collectées pour nos clients.

Comment préservez-vous la résilience de votre entreprise ?

Nous allons consolider nos fondamentaux et intensifier notre développement, mais nous abordons cette expansion de manière rigoureuse en nous assurant de nous conformer aux orientations à long terme des instances publiques en matière de promotion des médicaments.

Chaque gouvernement a des priorités et des volontés différentes, et nous n’avons nullement l’intention de contribuer à un environnement qui ne serait pas en accord avec les valeurs d’intégrité et de transparence que nous portons. Nous aspirons à être perçus comme un acteur fiable, qui contribue de manière éthique et transparente à l’avancement de l’industrie de la santé.

Quelle est votre stratégie de développement à l’international ?

Notre horizon s’annonce porteur. Notre objectif est de rechercher de nouvelles opportunités de croissance dans des pays émergents, plutôt que sur des marchés déjà bien structurés. Nous avons déjà commencé à explorer le marché africain et prévoyons de développer nos activités en Asie dans les années à venir. Pour ce faire, nous cherchons à collaborer avec des acteurs internationaux majeurs. Notre expertise reconnue dans ce domaine sera un puissant atout pour réussir cette expansion internationale.

Notre objectif est de mettre en place une offre et un écosystème spécifiques dans chacun des pays que nous ciblons, tout en conservant à l’esprit le modèle français qui constitue un précieux gage d’assurance. Nous avons récemment ouvert un bureau en Tunisie. Dans les années à venir, nous prévoyons de nous implanter dans les pays du Maghreb et en Afrique subsaharienne.

Propos recueillis par Isabelle Jouanneau


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