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TF1-M6 : l’Autorité de la concurrence peut-elle faire capoter la fusion ?

Alors que TF1 et M6 souhaite fusionner, l'opération doit encore obtenir l'aval de l'Autorité de la concurrence.

Entreprendre - TF1-M6 : l’Autorité de la concurrence peut-elle faire capoter la fusion ?

Alors que TF1 et M6 souhaite fusionner pour donner naissance à un leader européen des médias et concurrencer les GAFA, l’opération doit encore obtenir l’aval de l’Autorité de la concurrence. Anne-Marie Pecoraro et Corinne Khayat, avocates associés chez UGGC Avocats, détaillent les enjeux de cette fusion.

A quelles règles relatives à la limitation de la concentration des media français ce projet de fusion est-il soumis ?

La loi du 30 septembre 1986, dite loi Léotard, prévoit un dispositif anti-concentration composé de restrictions relatives à la composition du capital social des services de télévision, au cumul des autorisations de diffusion, ainsi que des restrictions relatives au cumul d’activités multimédias.

Ce dispositif spécifique est inchangé depuis 1986, ce que déplorent le CSA1– prochainement ARCOM – et l’Autorité de la concurrence2, qui l’estiment obsolète face aux évolutions démographiques et économiques du secteur. On aurait pu penser que le projet de loi anti-piratage3 viendrait le moderniser. Or, aucune disposition n’est envisagée en ce sens pour le moment.

La transaction TF1-M6 sera également soumise aux règles générales du droit de la concurrence et plus particulièrement au contrôle des concentrations par l’Autorité de la concurrence (« l’Autorité »), dont l’objectif est de prévenir, à l’issue de la réalisation du projet, la création ou le renforcement d’une position dominante ou de monopoles. Le CSA pourra, dans le cadre la procédure devant l’Autorité de la concurrence, émettre un avis sur la fusion.

Comment fonctionne le mécanisme de seuils anti-concentration de la loi sur la liberté de communication de 1986 ?

Il existe deux types de seuils anti-concentration. D’une part, les seuils de détention du capital et des droits de vote, et les seuils relatifs aux cumuls d’autorisation d’exploitation accordée aux entreprises audiovisuelles d’autre part. Les seuils de détention du capital et des droits de vote interdisent à une seule et même personne physique ou morale de détenir plus de 49 % du capital ou des droits de vote d’une société titulaire d’une autorisation relative à un service national de télévision diffusé par voie hertzienne dont l’audience moyenne dépasse 8 % de l’audience totale des services de télévision4. Bouygues contrôle ainsi moins de 43 % du capital de TF1.

Ce pourcentage de participation est réduit lorsque cette même personne détient d’autres participations dans d’autres sociétés titulaires d’autorisations. Dans le premier cas, une participation inférieure à 15 % ouvre le droit à une participation limitée à 15 % du capital d’une autre société titulaire d’une autorisation. Dans le second, deux participations inférieures à 5 % autorisent une participation dans une troisième société titulaire d’une autorisation dans la limite de 5 % du capital de cette dernière5.

Les seuils de participation au capital sont différents s’il s’agit d’une entreprise étrangère (hors UE)6. Ces dispositions ne sont toutefois pas applicables aux entreprises ressortissantes de l’Union européenne, considérées comme des entreprises françaises lors de la mise en œuvre des seuils7. La règle des 49 % demeure donc applicable pour la fusion en cause, bien que M6 soit détenue par le groupe RTL, filiale du groupe allemand Bertelsmann.

Quelles sont les dispositions de la loi de 1986 relatives au nombre maximum de chaînes hertziennes pouvant être détenues par les groupes audiovisuels ?

Le dispositif anti-concentration prévoit également qu’une même personne peut être titulaire, directement ou indirectement, d’un nombre maximal de sept autorisations relatives chacune à un service ou programme national de télévision par voie hertzienne terrestre en mode numérique lorsque ces services ou programmes sont édités par des sociétés distinctes8.

TF1 et M6 disposent actuellement chacune de cinq chaînes hertziennes. Par conséquent, au terme de la fusion, le nombre de chaînes hertziennes de l’entité fusionnée devrait être porté à dix chaînes, ce qui est supérieur au nombre d’autorisations autorisé. Elle devra donc logiquement se restructurer.

Quelle est la marge de manœuvre de la Commission européenne pour l’étude de projets de concentrations sensibles dans le secteur des médias ?

Il convient tout d’abord d’identifier l’autorité de concurrence en charge d’analyser la fusion selon les chiffres d’affaires des parties. Si les seuils européens ne sont pas atteints, l’examen de la fusion relèvera de la compétence de l’Autorité française de la concurrence, ce qui semble être le cas à la lecture du communiqué de presse de TF1.

L’opération sera notifiée à tout le moins auprès de l’Autorité française de la concurrence qui aura 25 jours ouvrés pour autoriser en phase I l’opération, ou ouvrir une phase II de 65 jours supplémentaires si la fusion soulève des préoccupations de concurrence.

Comme pour toute opération de concentration, l’Autorité peut autoriser ou refuser la fusion en question si elle est susceptible de porter gravement atteinte à la concurrence. L’Autorité a, à ce titre, refusé pour la première fois une opération de concentration (depuis qu’elle dispose de cette compétence octroyée en 2009) le 28 août 2020 dans le cadre de la prise de contrôle conjoint d’un fonds de commerce de détail à dominante alimentaire par la société Soditroy aux côtés de l’Association des Centres Distributeurs E. Leclerc. L’Autorité craignait que l’opération entraîne la constitution d’un duopole entre les enseignes d’hypermarché Carrefour et E. Leclerc sur une agglomération en particulier, ainsi qu’une hausse des prix pour les consommateurs.

L’Autorité de la concurrence peut également autoriser une opération sous réserve de l’adoption d’engagements par les parties, c’est-à-dire de mesures correctives structurelles ou comportementales pour remédier aux préoccupations de concurrence. Dans le secteur audiovisuel, l’Autorité a autorisé l’opération relative à la création de la plateforme Salto sous réserve notamment que les sociétés mères s’engagent à ce que Salto ne puisse pas contracter d’exclusivité de distribution de chaînes de la TNT en clair, tant pour leurs propres services que pour les services édités par des tiers. Les sociétés mères se sont également engagées à ce que Salto limite son approvisionnement en contenus exclusifs directement auprès de ces dernières et n’exerce aucun droit de priorité ou de présomption sur les contenus dans les contrats d’achat de TF1, France Télévisions et M6.

Il est déjà arrivé dans le secteur audiovisuel que l’Autorité réexamine des engagements adoptés. C’est le cas s’agissant de la prise de contrôle par les sociétés Vivendi et Canal Plus de Direct 8, Direct Star, Direct Productions, Direct Digital et Bolloré Intermédia9. L’Autorité peut en outre enjoindre des mesures supplémentaires aux entreprises qui n’auraient pas respecté les engagements liés à l’autorisation, comme ce fut le cas de Vivendi et Canal Plus lors de leur acquisition de TPS et Canal Satellite10.

Quelles problématiques juridiques d’abus de position dominante dans le secteur des médias ce projet de fusion est-il susceptible de poser ?

Il faut comprendre que les effets de la fusion projetée devront être analysés sur l’ensemble des marchés sur lesquels les parties sont présentes, et non uniquement celui de la diffusion de contenus. Ce qui pourrait comprendre les marchés de l’acquisition de droits de diffusion, ceux de l’édition et de la commercialisation de chaînes de télévision, et surtout le marché de la publicité télévisée.

Des concurrents ont déjà souligné que l’entité résultant de la fusion serait susceptible de détenir près de 40 % de part d’audience de télévision et 70 % de parts de marché sur le marché publicitaire, ce qui a pour conséquence de réduire la pression concurrentielle sur ces secteurs. TF1 et M6 envisagent d’élargir la délimitation du marché de la publicité télévisée à la publicité numérique, afin de démontrer que le marché est moins concentré qu’il n’y paraît et qu’il comprend d’autres acteurs, notamment les GAFA. C’est une question extrêmement pertinente, mais la pratique décisionnelle nationale et européenne ne distingue pas à ce jour le marché de la publicité télévisée des autres marchés de la publicité, notamment celui de la publicité numérique11.

Le marché de la diffusion de chaînes de télévision sur des plateformes ou sur les box des fournisseurs d’accès à internet pourrait également connaitre les conséquences d’une telle opération, de telle sorte qu’il faudrait vérifier que la fusion ne permette pas à la nouvelle entité d’empêcher la diffusion de ses chaînes par l’intermédiaire de box d’autres concurrents afin de favoriser ses propres réseaux.

La présidente de l’Autorité de la concurrence, Isabelle de Silva, a déclaré que « c’est une opération a priori difficile [qui sera examinée] avec un esprit ouvert ». Il sera rappelé que tant que l’Autorité n’a pas autorisé l’opération, elle ne peut se réaliser, sous peine de sanctions pécuniaires.

Dans quelle mesure ce projet de fusion est-il clé pour le secteur des médias français face à la concurrence des plateformes de streaming américaines (Netflix, Amazon, Disney…) ?

Le rapprochement entre TF1 et M6 serait une révolution puisqu’il s’agit de deux concurrents historiques français, M6 ayant déjà saisi sans succès l’Autorité au sujet de pratiques qu’elle estimait anticoncurrentielles sur le marché de la publicité télévisuelle. Cette opération réinterroge sur la nécessité de mettre en balance les règles de concurrence et de sauvegarde du pluralisme des médias avec les nouvelles évolutions du marché.

Le secteur audiovisuel fait effectivement face à la révolution numérique que l’on connait, avec la possibilité d’avoir un accès de contenus à la demande par l’intermédiaire de plateformes payantes qui ont désormais plus d’abonnés que les chaînes payantes. Si Netflix a été l’acteur principal pendant près d’une décennie, les chaînes font désormais face à l’émergence des nouvelles plateformes telles qu’Amazon Prime Video, Disney +, HBO Max… Amazon a d’ailleurs acquis les droits de diffusion de certains matchs de Roland-Garros, ce qui illustre la concurrence potentielle – sans parler de la tentative en cours de rachat de MGM.

Ces nouvelles offres fragilisent le modèle des acteurs traditionnels dans la mesure où les abonnements sont relativement bon marché et les contenus très riches et attractifs, faisant ainsi baisser les audiences de la télévision et donc les recettes publicitaires. Les plateformes ne sont en outre pas soumises à la même règlementation nationale applicable aux chaînes, bien que ce cadre soit en train d’évoluer et d’être réajusté avec la transposition en cours de la directive sur les services médias.

La fusion de TF1 et M6 a ainsi pour objectif de concurrencer ces nouveaux acteurs du numérique. TF1 possède déjà plusieurs chaînes et apparaît comme un repreneur plus sérieux, alors que le Groupe Vivendi qui avait déposé une offre de rachat, ne possède aucune chaîne ni radio. En matière de création de contenus, TF1 et M6 pourraient également avoir davantage de poids dans les négociations d’achats de droits et dans la production face aux plateformes de vidéo à la demande.

Les chaînes de télévision sont des acteurs clefs dans le financement de la production, elles doivent investir et reçoivent en contrepartie des droits sur les productions que la loi limite. De leur côté les plateformes globales jouissent d’un marché mondial pour amortir les productions, ont moins d’obligations de productions (même si la directive commence à en imposer) et plus de latitude dans l’obtention des droits.

Ce qu’on appréhendait voici quelques années comme des plateformes de streaming sont devenues des studios de production, dotés de moyens concentrés énormes et parfois presque illimités. Elles ont rajeuni le paysage audiovisuel et y contribuent, mais comment les télédiffuseurs en France trouveraient-ils le moyen légal de résister, s’ils n’ont pas la surface suffisante pour financer projets et productions ?

Un enjeu est de favoriser la production, de construire des patrimoines, dans la diversité, de toucher et satisfaire un vaste public, de permettre aux producteurs des débouchés, de dynamiser et alimenter tout l’écosystème français, dans le respect du droit social. C’est le programme que devrait chercher à remplir une telle fusion.

A l’instar de la fusion entre TF1 et M6, on peut observer qu’à l’étranger, le même phénomène se produit et que des fusions entre grands groupes audiovisuels interviennent pour les mêmes raisons, à savoir concurrencer les plateformes – c’est le cas par exemple aux Etats-Unis avec l’annonce de la fusion entre Warner et Discovery qui invite à réfléchir sur les problématiques de structuration production-diffusion sur un marché global.


1 Avis du 22 mars 2021 du Conseil supérieur de l’audiovisuel sur le projet de loi organique relatif à la protection de l’accès du public aux œuvres culturelles à l’ère numérique et le projet de loi relatif à la protection de l’accès du public aux œuvres culturelles à l’ère numérique.

2 Avis n° 19-A-04 du 21 février 2019 relatif à une demande d’avis de la commission des Affaires culturelles et de l’Éducation de l’Assemblée nationale dans le secteur de l’audiovisuel.

3 Projet de loi visant à réguler et à protéger l’accès du public aux œuvres culturelles à l’ère numérique.

4 Article 39, I, paragraphe 1 de la loi de 1986.

5 Article 39, I alinéas 4 et 5 de la loi de 1986.

6 Article 40 de la loi de 1986.

7 Conseil d’Etat, Section de l’intérieur, 27 juin 2002, n° 367729, Avis Vivendi Universal.

8 Article 41 alinéa 4 de la loi de 1986

9 Décision 17-DCC-92 du 22 juin 2017 portant réexamen des injonctions de la décision n°12-DCC-100 du 23 juillet 2012 relative à la prise de contrôle exclusif de TPS et CanalSatellite par Vivendi SA et Groupe Canal Plus.

10 Voir décision n°17-DCC-93 du 22 juin 2017 portant réexamen, des engagements pris par le Groupe Canal + concernant ses activités sur le marché de la télévision gratuite et notamment sur la prise de contrôle exclusif des sociétés Direct 8, Direct Star, Direct Productions, Direct Digital et Bolloré Intermédia.

11 Voir Avis n° 19-A-04 du 21 février 2019 relatif à̀ une demande d’avis de la commission des Affaires culturelles et de l’Éducation de l’Assemblée nationale dans le secteur de l’audiovisuel.


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