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Radiographie des années Poutine : La Weltanschauung de Poutine (4)

Vladimir Poutine en 2009 (Photo Stanislav Krasilnikov/Itar-Tass/ABACAPRESS.COM)

Par Patrick Pascal, ancien ambassadeur et président du Groupe ALSTOM à Moscou pour la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie. Il est fondateur et président de « Perspectives Europe-Monde ».

Quelle est la conception du monde (Weltanschauung) de Vladimir Poutine ?

Il y a eu le discours sur la sécurité en 2007 à la Wehrkunde de Munich et depuis celui 30 septembre 2022 au Kremlin où fut proclamée l’annexion de quatre entités territoriales ukrainiennes. Dans le discours de Munich, Poutine s’est adressé à l’Ouest pour parler de la Russie; dans le discours du Kremlin, il s’est adressé à la Russie pour dénoncer l’Ouest.

L’inspiration des deux interventions fut comparable et il n’y a pas véritablement de différence de nature entre elles, sinon de degré et de style. L’orientation commune des propos est nettement anti-occidentale: à la dénonciation d’un monde unipolaire dominé par les Etats-Unis en 2007 a succédé quinze ans plus tard un réquisitoire en règle contre l’ensemble du monde occidental et l’affirmation de « valeurs » proprement russes. Le discours à la Wehrkunde de Munich était structuré et d’une facture diplomatique; celui du Kremlin est plus incantatoire et échevelé et exprime une rupture sous la forme d’un véritable réquisitoire.

Monastère Tolgski, Jaroslav © Patrick Pascal

A Munich, étaient dénoncées les tentatives visant à instaurer un monde unipolaire après la fin de la guerre froide et les Etats-Unis étaient nommément désignés mais dans le même temps étaient rejetées l’usage de la force et les violations du droit international; un attachement au système multilatéral de l’ONU qui conserverait seule l’usage de la force était souligné; un espace de coopération avec Washington était préservé, en particulier pour la poursuite de la réduction des arsenaux nucléaires, la non-prolifération et la non-militarisation de l’espace extra-atmosphérique.

Le discours du Kremlin fut avant tout un plaidoyer sur la légitimité des annexions, une mise en cause de l’Occident colonisateur et dominateur et une vigoureuse mise en cause de la dégénérescence d’un Ouest dévoyé. Le complexe obsidional russe y prit toute sa mesure (cf. « la haine contre la Russie…Barbares sont ceux qui n’obtempèrent pas…la faim, la discorde et la pauvreté imposées à la Russie après l’effondrement de l’URSS… »). Sous le leitmotiv classique et renouvelé de « la promesse (non tenue) de ne pas élargir l’OTAN à l’Est », l’inversion de la culpabilité et la distanciation de toute responsabilité est totale: c’est l’OTAN qui aurait violé le principe de l’inviolabilité des frontières; le Blitzkrieg serait le fait de l’Occident contre la Russie; une guerre hybride serait menée contre elle; les frontières des républiques soviétiques auraient été « découpées dans les couloirs (d’officines) ».

Le langage fut sans concession, voire violent et menaçant, comme le fut le discours du stade Loujniki, le 18 mars 2022, devant 80.000 personnes: le catalogue des turpitudes occidentale était interminable (cf. le traitement des « tribus indiennes » d’Amérique, la politique coloniale de la France et de l’Angleterre, la guerre de l’opium contre la Chine, la Corée, le Vietnam, le napalm et les armes chimiques, les ruines de Dresde, de Hambourg et de Cologne, les écoutes téléphoniques des dirigeants); la menace voilée au recours à l’arme nucléaire est une nouvelle fois agitée (cf. « les Etats-Unis l’on utilisée à deux reprises, à Hiroshima et Nagasaki, c’est un précédent »); l ‘évolution des sociétés occidentales est globalement jugée « satanique ».

En regard de ce catalogue de griefs impardonnables, le président russe a fait écho au thème, alors plutôt en filigrane à Munich « d’un nouvel ordre mondial, juste et démocratique ». La Russie, forte de son histoire millénaire, se campe en « pays à la tête du mouvement anti-colonialiste », favorable à « de nouvelles alliances ». S’il faut, selon Vladimir Poutine, engager une « bataille pour la grande Russie historique », sa langue, sa culture et ses valeurs, ce qui frappe dans la présentation de cette Weltanschauung, est l’absence d’introspection véritable, et de réflexion sur la Russie elle-même et son évolution, hormis quelques clichés énoncés en conclusion. Tout au plus apprend-on , au début du discours, que « le passé ne peut pas revenir, et cela ne fait pas partie de nos aspirations ». Effectivement, l’Union soviétique est bien morte, y compris dans ses aspects positifs, car il y en eut pour la société, dans le domaine par exemple de l’éducation et de la culture. Mais qu’est devenue sa Russie ? Quelle est son histoire dans la mémoire collective?

En réalité, la culture russe n’est-elle pas avant tout liée au sol, à la terre plus qu’à une transmission par la mémoire? « Mémoire russe, oubli russe », a ainsi écrit un grand historien. Nier l’histoire russe, la fantasmer ou la teinter d’idéologie a empêché le peuple russe de se reconstruire alors qu’il était alors en perte de repères et en avait sans doute le désir profond. Le bouillonnement démocratique de la période Gorbatchev et même des premières années de la « transition » sous Boris Eltsine l’a démontré.

Dans le discours du Kremlin, le président russe, à l’inverse du principe hégélien selon lequel « on se pose en s’opposant » affirme exclusivement un rejet. Mais il ne définit pas clairement ce qu’est la Russie. Le sait-il lui-même, c’est-à-dire en a-t-il au-delà de son parcours personnel une réelle connaissance historique ? Il avait affirmé que la disparition de l’Union soviétique était « la plus grande catastrophe du XXème siècle ». Mais s’il admet aujourd’hui ne pas vouloir revenir à ce passé, c’est qu’il n’a jamais essayé de le défendre ou de le restaurer. Son projet fut dénué d’idéologie marxiste-léniniste, de valeurs – et osons le terme de morale – communistes. Il consista en une religion de l’Etat, de la puissance et en une autocratie dissimulant à peine en réalité une oligarchie prédatrice.

Il ne s’agit pas de nier entièrement une forme de patriotisme, mais celui-ci fut associé à un manque de connaissance profonde de l’histoire et à une volonté d’en effacer ou d’en distordre des pans entiers dans la bonne vieille tradition soviétique. Vladimir Poutine nous parle de la colonisation occidentale, mais il ne dit pas que l’histoire entière de la Russie est celle d’une expansion vers l’Est, c’est-dire aussi une colonisation mais celle-ci s’étant déployé sur un espace contigu. Sa présentation de l’émergence des républiques indépendantes, issues de l’Union soviétique, suggère qu’elles ont été créées à distance, loin de la volonté des peuples. Rien n’est moins vrai, car déjà de fortes tensions existaient par exemple entre certaines républiques d’Asie centrale et le centre dès avant la fin de l’URSS. Le président russe semble découvrir aujourd’hui le sentiment national ukrainien que lui auraient dissimulé ses services de renseignement, ce qui est aussi une manière d’expliquer l’erreur stratégique initiale de l’invasion de l’Ukraine. Mais tout le monde savait et point n’était besoin d’enquêtes et d’indicateurs sur place.

Le silence de Poutine est assourdissant sur les vicissitudes et monstruosités du régime stalinien et l’image du « petit père des peuples » semble même une référence pour ce nouveau tsar. Il ne s’agit évidemment pas d’une amnésie alors que le blocus céréalier, désormais quelque peu relâché, rappel le le terrible Holodomor des années 30; il en va de même quand on déplace des populations , comme le fit Staline avec les Tatars de Crimée, et que l’on atteint une monstruosité absolue lorsque l’on sépare des enfants de leurs familles pour les déporter au coeur de la Russie dans le but sans doute de purifier la race des « génocidaires et néo-nazis ».

Il ya donc à la fois amnésie et effacement de la mémoire, une « fabrique d’amnésie organisée ». L’interdiction de l’Association Memorial à l’automne 2021 – celle-là même qui a obtenu le Prix Nobel de la Paix – pour ses travaux d’investigation courageux sur les persécutions staliniennes, puis les atteintes aux droits de l’homme en général, était déjà un signe avant-coureur particulièrement inquiétant. La fermeture de manière concomitante de la radio Echo de Moscou animé par Alexis Venediktov, la plus libre de pensée du panorama audio-visuel russe, ne pouvait que conforter de telles appréhensions.

Cet effacement de la mémoire s’est par exemple manifesté avec la destruction à l’explosif en 1931, probablement sur ordre de Staline, de la cathédrale moscovite du Christ-Sauveur érigée pourtant en l’honneur des combattants de 1812. Elle fut reconstruite en 1989 à l’initiative de Youri Loujkov, alors maire de la capitale. En revanche, dans le quartier historique de Zamoskvoretche, qui brûla comme tous les autres à l’issue de l’occupation napoléonienne, l’on a reconstruit nombre de maisons et d’immeubles en style néo-classique avec l’inscription « détruit par l’incendie de Moscou de 1812 ».

Patrick Pascal

Patrick PASCAL est publié aux Etats-Unis par la Revue INNER SANCTUM VECTOR N360 (Dr. Linda RESTREPO Editor/Publisher) qui vient de lui consacrer une Edition spéciale sur la Russie
→ https://issuu.com/progessionalglobaloutreach.com/docs/patrickspecialedition

PARTIE 1 : Nostalgie de la Puissance et Legs soviétique
PARTIE 2 : Enfermement et Complexe obsidional
PARTIE 3: Tradition autocratique et Violence endémique
PARTIE 4: La Weltanschauung de Poutine

A suivre :
PARTIE 5: Le Tsar de l’Île russe


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