Par Maître Bouyssou, membre du think tank de la Chambre FNAIM du Grand Paris et Avocat au barreau de Paris, spécialiste en droit du travail, Cabinet Bouyssou
Tribune. Les mesures de prévention préconisées dans le cadre de l’état d’urgence voté en mars 2020 conjuguées aux aspirations à une meilleure articulation vie privée-vie professionnelle ont conduit en l’espace de quelques mois à inverser (dans certains métiers en tous cas), les proportions travail en présentiel et télétravail.
Evolution conjoncturelle ou structurelle ? L’avenir nous le dira. Sur ce point, et à certains égards, l’évolution à la hausse des recherches de biens immobiliers à quelques heures de l’Ile de France en transport en commun, pourrait apparaitre comme l’indicateur d’une évolution structurelle.
Dans le présent échange entre le Président de la FNAIM du Grand Paris et un praticien du droit du travail, il ne s’agit pas de peser les avantages ou les inconvénients de ces deux modes de travail. En revanche et de manière particulièrement pragmatique, il s’agit de rappeler aux entreprises les différents fondamentaux à prendre en considération.
En effet, une fois le consensualisme lié à l’urgence et à la nouveauté estompé, toute une sphère de la relation de travail réalisée en télétravail est susceptible de laisser place à des zones de conflit, ou à tout le moins à des zones de discussion qu’il serait prudent (voire indispensable) d’anticiper.
« Si vis pacem, para bellum » disaient les anciens, en matière de télétravail, cette maxime trouve indéniablement à s’appliquer. Mais de quoi s’agit-il précisément : La définition nous est donnée par le code du travail à l’article L 1222-9 : « toute forme d’organisation du travail dans laquelle un travail qui aurait également pu être exécuté dans les locaux de l’employeur est effectué par un salarié hors de ces locaux de façon volontaire, en utilisant les technologies de l’information et de la communication. ».
Ainsi, et fondamentalement, au-delà, de l’autonomie qu’il consacre, le télétravail demeure avant tout une forme d’organisation du travail parmi d’autres qui est régie par les mêmes dispositions. Il en ressort que le télétravail est encadré exactement par les mêmes droits et devoirs réciproques que ceux qui prévalent dans le cadre de la relation de travail réalisée en présentiel.
Par conséquent, au-delà du relatif angélisme qui parfois entoure les analyses liées au télétravail (fleurissent même désormais des publicités pour des résidences situées dans les lieux enchanteurs aménagées pour le télétravail, y compris hors du territoire national), il convient – au risque d’apporter une touche opérationnelle plus prosaïque – de souligner que demeurent d’actualité (et applicables) tous les paramètres règlementaires familiers au monde de l’entreprise en matière de relation employeur/salarié.
Dès lors, qu’il s’agisse de la durée du travail, du respect et du contrôle de ce temps de travail, de sa rémunération (y compris en cas d’heures supplémentaires), de la prise en charge des frais professionnels, etc… toutes les facettes liées aux conditions de travail du salarié, même celles qui prévalent en matière d’accident du travail, trouvent à s’appliquer.
Il serait donc véritablement inconséquent pour une entreprise de considérer que le télétravail, en raison de l’autonomie dont bénéficie le salarié (même s’il s’agit d’un cadre au forfait jours), la mettrait à l’abri, par exemple, en cas de non-respect des durées du travail, et pourquoi pas de celle du repos quotidien de 11 heures entre deux postes de travail.
Nos Cabinets qui interviennent en ces matières sont particulièrement bien placés, pour savoir qu’alors que « tout se passait bien », la survenance d’un conflit, fait émerger une pluralité de sources de litiges desquelles l’entreprise aura du mal à s’extirper, si pour se défendre, elle ne peut, par une forme d’incantation bien inutile, qu’exciper de sa bonne foi et de l’accord (tacite) de tous, y compris du salarié.
Dans ces circonstances, même si le salarié a décidé (seul) de travailler la nuit, qu’il adresse des emails tard le soir et reprend son travail à l’aube (moins de 11 heures après), l’entreprise peut parfaitement se voir reprocher un manquement au repos quotidien, surtout, si la situation devient récurrente. De même, que penser des emails envoyés le weekend et de leurs conséquences sur le non-respect du repos dominical ? Nous n’évoquerons pas le cas rencontré de visioconférences programmées par une entreprise à 22 heures.
En effet, la diffusion d’email, la tenue de réunions en visioconférence, documentent l’amplitude de travail du salarié, et là encore, l’employeur qui n’aura pas posé de règles, s’expose à des sanctions liées à des dépassements d’horaires et au paiement d’heures supplémentaires, qui selon l’ampleur du phénomène, ne seront pas exonérées, y compris par les éventuelles dispositions liées au forfait prévues au contrat de travail.
En d’autres termes, le salarié en télétravail, ne s’est pas transmuté en auto entrepreneur, il est donc fondé à se prévaloir de tout l’arsenal réglementaire qui prévaut lorsqu’il travaille sur site et à soutenir que c’est afin de respecter le lien de subordination que c’est son employeur, en toute connaissance de cause, qui a suscité de telles cadences.
A ce stade, rappelons l’article L4121-1 « L’employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs.
Ces mesures comprennent :
1° Des actions de prévention des risques professionnels, y compris ceux mentionnés à l’article L. 4161-1 ;
2° Des actions d’information et de formation ;
3° La mise en place d’une organisation et de moyens adaptés.
L’employeur veille à l’adaptation de ces mesures pour tenir compte du changement des circonstances et tendre à l’amélioration des situations existantes. »
Le télétravail, modalité particulière d’organisation du travail, n’est pas situé hors champ de cette large obligation de sécurité à l’égard de chacun de ses salariés, conçue de surcroit dans une acception de plus en plus étendue, y compris en matière de risques psychosociaux
Sur ce point, et à certains égards, l’autonomie du télétravailleur peut constituer un véritable piège tant pour le salarié (en termes de cadence et de non déconnexion, de rythme biologique, etc) que pour l’employeur.
En effet, considérant que le salarié arbitre seul l’organisation de son temps, « puisqu’il est en télétravail » (phrase que l’on commence à entendre dans nos cabinets), l’employeur est susceptible de méconnaitre totalement, consciemment ou inconsciemment, son degré de responsabilité posé par les textes « L’employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs » article L4121-1 du code du travail.
Pour conclure, ces quelques points de vigilance ne traduisent ni défiance, ni réserves rédhibitoires à l’égard du télétravail qui, bien au contraire, constitue une indéniable opportunité, à la fois pour l’entreprise et pour le salarié. Ils constituent en revanche des marqueurs qu’il convient de prendre en considération.
Le télétravail est d’autant plus une opportunité, qu’en tant que tel, il est assez peu réglementé et laisse la place à une grande souplesse aux accords employeurs salariés. Alors, de grâce, que les entreprises mettent à profit cette liberté contractuelle pour la formaliser. Puisque des accords sont possibles, que de tels accords soient dès à présents instaurés, que des chartes soient mises en place, qu’il s’agisse par exemple, du droit à la déconnexion, de la formalisation du contrôle du temps de travail ou de la qualité du travail fourni et plus largement de l’exercice de tous les droits et devoirs issus du lien de subordination.
Que les choses soient claires, il ne s’agit pas de faire ici, l’apologie de l’encadrement systématique, bien au contraire, il s’agit de mettre en exergue l’importance de la mise en place de règles du jeu simples, auxquelles seront tenus l’employeur comme le salarié. Règles du jeu simples, qui les garantiront l’un et l’autre.
Avec cette approche pragmatique et de manière particulièrement fluide, auront été anticipées des situations que l’angélisme ambiant ou l’absence de recul contribuent à occulter, mais qui avec le temps sont susceptibles d’entrainer des « réveils difficiles », que nous commençons déjà à entrevoir dans les nouveaux litiges qui apparaissent, ce que nous confirmait d’ailleurs, un Président de juridiction Prud’homale.
Ainsi, et à ce stade, dans les modèles de contrats des nouveaux embauchés, dans les avenants aux contrats du travail, ou lors des entretiens individuels, les points précités pourront être abordés simplement et mis en œuvre. Des chartes peuvent parfaitement être annexées au contrat de travail (à défaut d’accord avec les partenaires sociaux).
Par cet encadrement élémentaire, il y a là, une véritable chance de sécuriser un consensualisme autour des droits et devoirs de chacun. Sur ce point, l’article L1222-9 du code du travail sera d’une grande utilité. La portée de cet article est d’autant plus évidente, que les commentaires qui précèdent ont mis en lumière tous les enjeux sous-jacents.
« L’accord collectif applicable ou, à défaut, la charte élaborée par l’employeur précise :
1° Les conditions de passage en télétravail, en particulier en cas d’épisode de pollution mentionné à l’article L. 223-1 du code de l’environnement, et les conditions de retour à une exécution du contrat de travail sans télétravail ;
2° Les modalités d’acceptation par le salarié des conditions de mise en œuvre du télétravail ;
3° Les modalités de contrôle du temps de travail ou de régulation de la charge de travail ;
4° La détermination des plages horaires durant lesquelles l’employeur peut habituellement contacter le salarié en télétravail ;
5° Les modalités d’accès des travailleurs handicapés à une organisation en télétravail, en application des mesures prévues à l’article L. 5213-6. »
Pour conclure, je citerai Steve Jobs « Ce que tu décides de ne pas faire est tout aussi important que ce que tu décides de faire. »