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Notre télévision publique est-elle entre les mains d’une caste ?

À 53 ans, cette diplômée de Centrale, ancienne Dg d’Orange et patronne de France Télévisons depuis 2015, ne s’en laisse pas compter. Dans un milieu de requins, où les pressions sont multiformes, cette ingénieure, originaire du Pays basque, dont les parents étaient médecins et la sœur adjointe d’Anne Hidalgo à la mairie de Paris, doit réussir la mutation numérique du groupe public face à la montée de Netflix. Elle doit aussi engager un programme d’économies d’un groupe audiovisuel passablement dispendieux.

Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions

À 53 ans, Delphine Ernotte, diplômée de Centrale, ancienne Dg d’Orange et patronne de France Télévisons depuis 2015, ne s’en laisse pas compter. Dans un où les pressions sont multiformes, cette ingénieure, originaire du Pays basque, doit réussir la mutation numérique du groupe public face à la montée de Netflix et engager un programme d’économies.

À la tête de France Télévisions depuis 2015, quel bilan pouvez-vous tirer ?

Delphine Ernotte : Un bilan n’a pas vraiment de sens. Je m’inscris dans un mouvement, celui de la transformation. Car l’audiovisuel public est confronté à de profondes mutations de son environnement, des usages, et plus largement du rapport de nos concitoyens à la télévision et aux médias.

Mais si je devais à grands traits résumer la situation, je dirais que la télévision publique se porte bien aujourd’hui, ses comptes sont à l’équilibre depuis plusieurs années, ses audiences progressent et nous sommes, grâce à la qualité de nos productions, le premier groupe audiovisuel français.

Mais une nouvelle fois, nous devons continuer à nous transformer et il nous faut innover davantage en construisant en premier lieu sur notre savoir-faire et, avec une seule boussole, celle de nos missions de service public.

La vidéo à la demande est en train de tout bouleverser. Comment relever le défi ?

Nous ne sommes pas au bout de ces ruptures. De nouvelles innovations vont voir le jour : la 5G, la 8, l’intelligence artificielle ou encore la réalité augmentée. Au cœur de ces bouleversements se trouve la délinéarisation de la consommation d’images. C’est pour France Télévisions une priorité et autant de défis à relever.

Comment y répondre ? Avant toute chose, en proposant des contenus attractifs, différenciants, et à la hauteur des standards mondiaux. Ensuite, en construisant une expérience utilisateur unique, là aussi comparable aux benchmarks du secteur. Enfin, en disposant d’une bonne maîtrise de l’ensemble des technologies et des compétences qui nous permettront d’être pleinement dans cette ère du numérique.

Une partie des réponses de France Télévisions à ces défis résident par exemple dans l’ Alliance bâtie avec de grandes chaines publiques européennes, mais aussi dans la création de la plate-forme SALTO en partenariat avec TF1 et M6.

Comment lutter efficacement contre les GAFAN (Google, Amazon, Facebook, Apple, Netflix) dont le poids dans l’audiovisuel ne cesse de progresser ?

Ma conviction est que nous ne pouvons pas rester isolés. Les acteurs nationaux sont de tailles trop modestes pour faire face à des géants mondiaux. C’est pourquoi je crois aux alliances et aux partenariats à tous les niveaux : renforcement des alliances européennes entre les services publics d’ une part, et création d’ alliances nationales entre chaînes privées et publiques d’autre part.

L’enjeu dans ce domaine n’est d’ailleurs pas simplement économique ou technologique, il est également culturel. Si nous voulons défendre une forme d’indépendance européenne en matière d’informations et de créations, nous devons nous allier.

Quels sont les impacts des nouveaux usages ?

Plutôt que d’impacts, je parlerais d’opportunités pour France Télévisions. Aujourd’hui, France Télévisions est à disposition sur tous les supports et à tous moments. Ces nouveaux usages nous ont conduits à penser la création et sa mise à disposition de façon différente.

Ils sont clairement un levier de transformation de nos offres mais aussi de nos façons de travailler. Ils ont été le ferment de la transformation de notre groupe. Nous avons mis les publics et les usages de ces publics au cœur de notre projet. C’est à partir de cela que nous faisons les programmes.

C’est une révolution copernicienne pour un groupe comme France Télévisions, mais l’ensemble de l’entreprise s’est saisie de ces enjeux et s’est mobilisée au service de la réussite du groupe.

Quid du nouvel accord signé par France Télévisions avec les producteurs français lui offrant des droits exclusifs sur le numérique avec la possibilité de bloquer durant deux ans la mise à disposition sur une autre plateforme des contenus que le groupe public a payés ?

Cet accord est la première étape d’une démarche que je souhaite approfondir à l’ avenir. Quand j’ ai été nommé à la Présidence de France Télévisions, le groupe ne pouvait produire que 5% de son offre de création. Grâce à cet accord, nous sommes à 17,5%.

J’aspire à ce que nous puissions aller plus loin. En ce qui concerne les droits exclusifs étendus, nous souhaitions simplement pouvoir accéder à une maîtrise de nos investissements et de nos contenus mais aussi consolider et préserver la marque France Télévisions.

L’ensemble des producteurs de l’audiovisuel français, en tant que partenaires de notre Groupe, ont accepté de rediscuter et de signer ces nouveaux accords ouvrant la voie à une meilleure exposition de nos créations.

Où en est Salto, le projet d’un Netflix à la Française (avec M6 et TF1) ?

À l’heure où je vous parle, je ne pourrais pas vous en dire beaucoup plus car nous sommes en attente d’un avis de l’Autorité européenne de la concurrence.

Des coproductions avec Netflix sont- elles envisageables ?

Je ne dis jamais : « jamais ». Mais ma priorité absolue aujourd’hui est de me consacrer et de mobiliser nos talents au service des co-productions que nous entendons lancer avec nos partenaires européens de l’ Alliance. Ces productions, elles, sont opportunes et, dès aujourd’hui, possibles.

La télévision publique contribue- t-elle suffisamment à la « cohésion nationale » ?

La télévision publique peut et doit participer à la « cohésion nationale ». Parce que nous sommes le premier média du pays, et de fait, le premier média de tous les Français. Nous devons veiller à parler à tous les Français dans leur pluralité et dans leur diversité mais aussi à les représenter.

Notre offre doit être un miroir de cette diversité. Elle doit aussi en être le réceptacle, tant en termes de diversités des usages, que des centres d’intérêts. Mais la cohésion nationale repose aussi sur la confiance. Or, dans une ère de défiance, en particulier à l’égard de l’information, nous avons l’ardente obligation de consolider et d’approfondir le lien de confiance dont nous bénéficions auprès des Français.

Et cela en priorité dans les domaines de l’information, qu’elle soit nationale ou de proximité. Le label éditorial de France Télévisions doit demeurer une garantie de certification et de vérification de l’information. France Télévisions doit continuer d’être la marque référente en matière d’information.

C’est la raison pour laquelle, par exemple, j’ai souhaité que nous prenions le leadership audiovisuel de la lutte contre les fakenews (infoxs) tant sur France Info TV que dans les journaux de France 2.

En ces temps de crise sociale et politique, la télévision publique a-t-elle un rôle particulier à jouer ?

La télévision publique peut aider à faire la société. D’abord parce qu’elle est un bien commun. La télévision publique, c’est par définition et par histoire, la télévision de tous. Un lieu familier et partagé. En ce sens, elle ne peut appartenir à une caste ou à une élite.

Ensuite, parce que la notion de « service public » implique d’être au service du public. C’est selon moi un guide édifiant pour l’action : pour France Télévisions, être au service de ses publics recoupent aussi bien la culture, le divertissement, l’information, l’éducation, la proximité, etc.

Enfin, parce qu’elle est un lieu d’expression de la pluralité et de la diversité, des différences mais aussi de ce que nous avons tous en commun. Elle est à la fois un vecteur de l’idéal républicain et un pilier de notre démocratie.

Faut-il redéfinir les missions du service public, et comment ?

Nos missions sont pérennes. Elles peuvent être enrichies ou approfondies mais elles sont clairement définies. Nous sommes face à un enjeu majeur, me semble-t-il, dans le domaine de l’information.

Face au développement des thèses complotistes et au déferlement des infoxs, parfois venues de l’étranger, souvent à la veille d’échéances électorales, le service public pourrait avoir un rôle déterminant à jouer – peut-être même une mission – en produisant une information vérifiée, référente et indépendante, pourquoi pas en partenariat avec d’autres télévisions publiques européennes, pour créer une forme de souveraineté de l’Union Européenne en matière d’information.

C’est, me semble-t-il, un défi pour toutes nos démocraties, et de fait un aspect de la mission de service public.

Beaucoup de téléspectateurs déplorent le manque de débats politiques et culturels sur le service public. Est-ce un axe de réflexion ?

Il s’agit d’axes de réflexion permanents au sein du groupe. Je voudrais rappeler que France Télévisions est le seul groupe audiovisuel à proposer sur une base récurrente une émission de débat politique en prime time et dans un format significatif. Nous avons aussi récemment ouvert nos antennes de France 2 à une émission spéciale consacrée au mouvement des Gilets Jaunes. Nous pouvons sans doute faire mieux.

Côté culture, nous déployons de nombreux programmes tant en linéaire que sur le Web. Nous avons récemment mis en l’antenne de nouvelles émissions culturelles comme le Grand Oral ou le Grand Echiquier. Mais France Télévisions est aussi au cœur la vie culturelle du pays via des captations de spectacles et d’événements culturels ou des partenariats importants comme celui que nous venons de nouer avec la Comédie Française.

Propos recueillis par Isabelle Jouanneau


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