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Michel Maffesoli : « Le management par la peur pousse à l’individualisme »

On ne présente plus Michel Maffesoli, sociologue, philosophe, professeur émérite à la Sorbonne et membre de l’Institut universitaire de France.

Entreprendre - Michel Maffesoli : « Le management par la peur pousse à l’individualisme »

On ne présente plus Michel Maffesoli, sociologue, philosophe, professeur émérite à la Sorbonne et membre de l’Institut universitaire de France.

À 76 ans, cet épicurien, fils de mineur alésien, père de quatre filles qui vient d’acheter un domaine à Graissessac dans l’Hérault, n’a rien perdu de sa liberté de parole, bien loin des standards de la pensée unique. Dans son dernier essai, il livre une brillante analyse du changement de paradigme que nous vivons. Sollicité par des chefs d’entreprises, il donne de plus en plus de conférences dans le monde économique et entrepreneurial.

Selon vous, nous assistons à la fin d’une époque et donc d’un changement de paradigme. Qu’est-ce qui se joue actuellement ?

Michel Maffesoli : C’est en effet un de mes dadas depuis de longues années. Je montre qu’en gros chaque trois ou quatre siècles, ce qui a constitué la civilisation, ça ne marche plus. Il y a usure du système. Et de mon point de vue est en train de s’achever actuellement l’époque moderne. Ce qu’on appelle la modernité, c’est ce qui commence avec Descartes au XVIIe siècle, ce qui se conforte tout au long du XVIIIe en Europe avec la Philosophie des Lumières et qui s’institutionnalise au 19e. Puis ensuite, le XXe siècle bouffe le capital, il ne crée pas grand-chose et vit sur les trois siècles qui viennent de s’écouler. A partir de la moitié du XXe siècle, une époque s’achève, celle de la modernité, et une autre commence, celle que je qualifie de « postmodernité ».

Qu’est-ce qui différencie la modernité de la postmodernité ?

M.F. : Le trépied des grandes valeurs modernes sont l’individualisme, le rationalisme et le progressisme. C’est ce qui va constituer toutes les interprétations, les grandes institutions et valeurs éducatives, affectives, sanitaires, sociales, politiques, syndicales, etc. Toutes ces institutions se sont élaborées à partir de ce trépied. Et mon hypothèse, en prenant l’étymologie du mot « époque », c’est que cette « parenthèse » s’achève. Pour bien comprendre, entre des époques, il y a des périodes. Une époque, ça dure 3 ou 4 siècles, une période ça dure 4 ou 5 décennies.

Une période, c’est quelque chose d’un peu crépusculaire où l’on pressent ce qui va cesser, mais on ne sait pas trop bien ce qui est en gestation. Et c’est particulièrement vrai pour les jeunes générations qui pressentent bien qu’elles ne se reconnaissent plus dans les valeurs que je viens d’indiquer et qui, en même temps, aspirent à d’autres types de valeurs.

Quelles sont les valeurs de la postmodernité naissante ?

M.F. : Je dis cela avec prudence, selon moi, le trépied de la postmodernité naissante, ce ne sera plus l’individualisme, mais le « nous » ; ce ne sera plus le rationnel mais l’émotionnel et ce ne sera plus le progressisme pour demain, mais la notion du présent. Ce qui se joue et que ressentons tous actuellement, c’est le glissement d’un trépied vers un autre.

Dans ce contexte de crise sanitaire, économique, sociale et psychologique, vous parlez d’un « management par la peur » au niveau de l’Etat. Expliquez-nous. Est-ce aussi le cas des médias ?

M.F. : Quand il y a ce glissement, pendant un moment, ce que j’appelle moi les élites – c’est-à-dire ceux qui ont le pouvoir de dire et de faire, les politiques, les journalistes et les experts, ceux que l’on voit tous les jours sur les plateaux télé – cette petite oligarchie médiatico-politique reste sur les valeurs que l’on est en train de quitter. C’est ce qui a amené les politiques au pouvoir. Et la presse, quant à elle, transmet ce que le politique lui dit de faire. Et quand une élite est en voie de perdition, elle élabore ce que j’appelle « le management par la peur ». Au Moyen-âge, c’était la peur de l’enfer. Actuellement, c’est la stratégie de la peur de la maladie.

On monte en épingle cette pseudo-pandémie, que j’appelle pour ma part une psycho-pandémie. Il y a là comme la création d’une sorte d’hallucination collective, d’une psychose. A la fin du Moyen-Âge, il y a eu la peste noire. Chaque fois que dans l’histoire il y a une fin de quelque chose, curieusement, on va manager une espèce d’hallucination collective. Aujourd’hui, au nom de cette crise sanitaire, on va obliger le port du masque, les gestes barrières. Quelle est leur fonction ? C’est tout simplement de préserver l’individualisme. On veut rester sur cette valeur de l’individualisme, alors que se qui se joue est plutôt du côté du tribalisme et du « nous », « être ensemble ». Dans mon livre, je ne parle pas du port du masque, mais du « port de la muselière » qui nous renvoie à être des ânes…

Vous décrivez un Etat de plus en plus déphasé, déconnecté du peuple et du monde réel. Que faudrait-il faire pour être en phase avec la société et l’opinion publique ?

M.F. : Mon hypothèse, c’est que d’une manière inéluctable quand une élite est en fin de course, elle sera remplacée. C’est un sociologue et économiste italien peu connu, Vilfredo Pareto, qui parlait de « la circulation des élites ». Quand une élite n’est plus en phase, il y a une circulation. Mais ça prend quelques décennies pour qu’on se rende compte de cette rupture. Pour les gens de mon âge, c’est frappant devoir qu’il y a eu d’abord, il y a une trentaine d’années, une méfiance vis-à-vis des intellectuels, puis, par la suite, une méfiance de plus en plus forte et qui continue vis-à-vis des politiques.

Et là actuellement, c’est vis-à-vis des journalistes et des médias en général que cette méfiance est en train de grandir. Machiavel disait qu’il y a un décalage entre « la pensée du palais et la pensée de la place publique. » Et c’est ce qui se joue actuellement. Peut-être que je me trompe, mais mon hypothèse c’est qu’il y a des formes de soulèvements qui vont se faire.

Les Français se désintéressent de plus en plus de la politique avec une abstention record qui ne cesse de grimper et une montée des discours populistes. Que va-t-il se passer d’après vous à la prochaine présidentielle ?

M.F. : On ne souligne pas assez ce processus d’abstention. Ce que personne n’ose dire par ailleurs, c’est ce qui se passe à côté de l’abstention avec les non-inscrits sur les listes électorales. On évalue le pourcentage des non-inscrits en France entre 15 et 20%. Quand on additionne à une abstention de 50%, le pourcentage de 15 à 20% de non-inscrits, ça fait qu’il y a 70% de la population qui ne votent plus et qui ne sont donc plus représentés. Cela veut dire qu’un élu aujourd’hui ne représente plus que 10 à 12% de la population.

Donc nous ne sommes plus dans l’ordre de la représentation. En gros, le peuple dit aux politiques « cause toujours tu m’intéresses ». Le discours politique n’est plus entendu. Et ça peut aboutir aux huées vis-à-vis du président, voire à une gifle…

On sent monter cette saturation. Vous parlez de « l’ère des soulèvements ». Cette révolte viendra-t-elle du peuple ou des représentants d’un ordre nouveau comme ces militaires qui ont récemment signé des tribunes ? Est-ce cela « l’ordre à partir du chaos » dont vous parlez ?

M.F. : Ça me chagrine de le dire, mais quand il y a ces processus de saturation, on va voir se développer des formes de violence, pour accéder à un autre ordre, à une autre époque. Pour moi, ces tribunes, ce sont ce que j’appelle des indices qu’il y a un ras le bol. Même les militaires, qui sont habitués à un devoir de réserve, sortent de leur silence pour s’exprimer.

Ça veut dire que le processus de saturation est vraiment bien engagé. Mais je mets cela à côté d’autres indices comme le mouvement des Gilets jaunes, puis en pleine crise sanitaire, la multiplicité des rassemblements juvéniles sans masques et sans gestes barrières pendant les confinements et couvre-feux. Tous les signaux de saturation sont bien là et se multiplient.

Quel est votre regard, votre analyse, sur tout ce qu’on lit et entend sur les théories du complot ?

M.F. : Alors ça, je n’aime pas du tout ! C’est typiquement une manière d’empêcher de penser. On va appeler « complotistes » ceux qui ne sont pas dans la bien-pensance officielle et scientifique. Normalement, en démocratie, dans les moments équilibrés, il y a de la discussion, ce qu’on appelait dans d’autres temps, la « disputatio ». Mais aujourd’hui, et c’est récent, si on dit quelque chose qui n’est pas conforme à la parole officielle, on est tout de suite taxé de complotisme. Donc pour moi, ce n’est pas convenable, car pour éviter la discussion dont on a si peur, on va évacuer tous les arguments contraires.

Croyez-vous au fameux « monde d’après » et quel type de société peut émerger en France de cette crise et à quelles conditions ?

M.F. : Il est très important de voir et d’étudier les valeurs en gestation chez les jeunes générations, parce que ce n’est pas le monde d’après, c’est déjà la société d’aujourd’hui. Ce que j’essaye d’expliquer aux chefs d’entreprises que je rencontre, c’est que dans le monde d’après, ce n’est plus la valeur travail qui va prédominer. La formule que j’emploie c’est que les jeunes n’ont plus envie de perdre leur vie à la gagner. C’est par contre, une société qui va mettre en avant la créativité, tout ce qui est du domaine de la création. Il y a aujourd’hui un retour des affects, un retour du qualitatif.

J’ai travaillé sur une étude pour le Medef sur le turn-over des cadres qui montre que ce n’est plus le salaire qui est le seul gage d’attractivité des entreprises. Les jeunes cadres veulent du « fun », du « cool », du « sens », c’est-à-dire « faire de sa vie une œuvre d’art ». Deuxièmement, le monde d’après ne sera plus seulement rationnel, ce sera un monde « émotionnel ». En matière de management, je dis aux entrepreneurs : vous n’obtiendrez de la compétence que si vous savez mettre l’accent sur l’appétence. Donc, l’entreprise doit pouvoir proposer à ses cadres et à ses salariés autre chose qu’un salaire face à un travail, elle doit leur permettre de se retrouver dans des moments émotionnels collectifs, les mettre en appétit autour de moments conviviaux de plaisirs partagés, où l’on donne du sens ensemble, où l’on partage des émotions.

Et dernier point, ce monde d’après, c’est quelque chose qui n’est pas dans l’avenir, mais qui se joue dans l’ici et maintenant, ce que j’appelle « l’instant éternel ». C’est ce qui explique que tout l’univers du développement personnel marche du feu de Dieu actuellement. Dans les aéroports, 80% des magazines tournent autour du développement personnel. En résumé, ce qui va définir ce monde d’après, c’est le qualitatif de l’existence, et non plus le quantitatif.

Dans ce contexte, quel peut être l’apport de la pensée française, notamment des philosophes et des sociologues ?

M.F. : Autant la France a été le lieu, le laboratoire où s’élaboraient véritablement des pensées – Michel Foucault, Gilles Deleuze… ceux qui ont formé ma génération et qui étaient des grands noms internationalement reconnus – autant depuis deux ou trois décennies, il y a une grosse déperdition. Je mets à part mon ami Edgar Morin qui fête ses 100 ans le 8 juillet. Ça c’est le côté pessimiste. Maintenant, le côté optimiste, c’est que comme toujours quand il y a une circulation des élites, il faut miser sur ces générations qui arrivent.

Quand on constate sur internet et les réseaux sociaux qu’il y a de vrais groupes de discussion philosophiques, sociologiques, économiques, on voit aussi une vraie recherche en train de s’élaborer. C’est là-dessus qu’est en train de se créer la nouvelle culture française au niveau des idées. Le seul problème, c’est que c’est officieux, ce n’est pas encore officiel.

Où va notre université selon vous et que dire aux jeunes générations ?

M.F. : Ce que je vois c’est que dans ces jeunes générations il y a une vraie vitalité et beaucoup de créativité. Il n’y a qu’à constater ce qui se passe du côté des startups. Dans mon domaine d’activité, il y a aussi de vraies discussions parfois très pointues avec des jeunes de 25/30 ans. De mon point de vue, cette vitalité ne se retrouve plus dans les syndicats étudiants mais elle émerge fortement dans des groupes de réflexion qui se constituent sur les réseaux sociaux, dans une sorte de société officieuse. Et ces jeunes sont bien plus nombreux que les représentants des syndicats officiels !

Quel est votre regard sur la montée de l’intox, de l’infox, notamment sur les réseaux sociaux ?

M.F. : Très souvent, les médias officiels ne sont plus que des perroquets, c’est-à-dire qu’ils ne font que répéter ce que le pouvoir leur demande de dire. Y’a une espèce d’endogamie, ça « couche ensemble » symboliquement, c’est de l’entre-soi. Et cet entre-soi est déconnecté de la vie réelle, du « nous », des terroirs éloignés de la capitale. C’est là qu’il y a une vraie déconnexion avec le peuple. Dans mon petit village dans l’Hérault, on me parle sans cesse de la théâtralité du président et des hommes politiques en général qui vont parler sur les plateaux télé. Il y a aujourd’hui une vraie « théâtrocratie ».

Ce qui est alternatif, c’est la multiplicité de ces réseaux sociaux (Twitter, Facebook, Instagram, LinkedIn…). Je trouve que c’est un peu exagéré de parler d’intox, de fake news, etc. Car en gros, cette cyberculture est à l’état naissant, soyons clairs. Donc, il y a le meilleur et le pire. Le pire, on le voit apparaître régulièrement, mais on n’est pas assez attentifs au meilleur. Il ne faut pas toujours voir le verre à moitié vide, il est aussi à moitié plein. Il faut avoir une certaine prudence vis-à-vis de cette cyberculture, mais qu’on le veuille ou non, c’est ce qui va être alternatif. C’était le même problème avec Gutenberg et l’imprimerie au XVe siècle.

Les moines avaient jusque-là le monopole de l’écriture. Dès le moment où l’on a pu imprimer, ça a été très mal ressenti. D’une certaine manière, cette métaphore s’applique de nouveau. Il y a une espèce de stigmatisation de ce qui n’est pas officiel, parce que des élites perdent le monopole. Je crois au contraire qu’il y a lieu d’y être attentif et d’accompagner de façon bienveillante cette cyber-culture pour que le rêve ne se transforme pas en cauchemar.

Quel rôle doivent jouer les entrepreneurs, les chefs d’entreprises, selon vous ? La solution peut-elle venir d’eux ?

M.F. : Je vais vous répondre tout simplement « Oui » ! Car autant on peut se méfier de ce que j’appelle l’oligarchie médiatico-politique, autant je suis frappé de constater qu’il y a un désir d’ouverture chez les chefs d’entreprises que je rencontre, qui sont très attentifs à « renifler » l’esprit du temps. Ils n’ont pas de dogmatisme. Pourquoi ? Parce qu’un chef d’entreprise, il faut qu’il fasse du fric, il faut que ça marche, il faut qu’il sache manager ces jeunes générations, et du coup, il ne peut pas rester sur les vieilles lunes de la modernité. Il est obligé de mettre l’accent sur l’appétence, sur la créativité, etc.

Tous ces entrepreneurs pressentent bien qu’il y a un changement climatique en cours en ce moment, et je ne parle pas ici que d’environnement, je parle de changement climatique spirituel, de changement d’état d’esprit. Donc si on ne s’adapte pas, on subira le sort des dinosaures qui sont morts parce qu’ils n’ont pas su s’adapter. Les chefs d’entreprises, eux, sont très attentifs à ces valeurs en gestation, à ce nouvel esprit du temps. Je considère que c’est vraiment là, dans l’entrepreneuriat, plus qu’à l’université, que les chefs d’entreprises ont senti qu’il y avait un mouvement de fond qu’il fallait accompagner.

Propos recueillis par Valérie Loctin


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