250.000 Français exilés fiscaux en Belgique, dont plus de 100.000 depuis 2012, cela peut-il durer sans conséquence sur notre économie ? Stpper l’exil fiscal, oui… mais comment ? Débat entre l’entrepreneur engagé Denis Payre, l’avocate Manon Sieraczek-Laporte et Bernard Monassier, notaire et vice-président du Cercle des fiscalistes.
Entreprendre : L’exil fiscal est-il une réalité et un véritable problème pour notre pays ?
Manon Sieraczek-Laporte (avocate, auteure de Exilés fiscaux – Tabous, fantasmes et vérités) :
En premier lieu, il convient de souligner que “l’exil fiscal” n’est nullement un phénomène récent, mais existe depuis plus d’un siècle et la création de l’impôt sur le revenu, en 1907 ! Ce qui est nouveau, c’est que l’exil fiscal ne se limite plus aux très grosses fortunes. Auparavant, les départs à l’étranger concernaient essentiellement des personnes disposant de patrimoines de 10 à 15 M€. Désormais, on observe le départ de personnes dont le capital est de l’ordre de 5 M€.
Il ne s’agit plus seulement d’artistes ou d’entrepreneurs : les professions libérales, telles que des avocats ou des chirurgiensdentistes, sont concernées. Des cadres dirigeants se voient même proposer de partir à l’étranger pour des raisons fiscales ou pour de meilleures perspectives de carrière. Par ailleurs, ce phénomène concerne de plus en plus de jeunes Français, qui vont créer une entreprise hors de l’Hexagone après avoir obtenu leur diplôme.
Leur société a grandi, s’est développée et enregistre des résultats importants et ces jeunes risquent de ne jamais revenir. Nous pouvons dire que nous les avons “perdus”.
Bernard Monassier (notaire, vice-président du Cercle des fiscalistes) :
Les Français sont réputés allergiques à l’impôt. Ce qui se traduit aujourd’hui par des délocalisations financières, voire physiques, dans des pays à fiscalité plus favorable, notamment la Suisse. Les chiffres donnés par Bercy ne concernent que les départs de contribuables déjà assujettis à l’ISF, par exemple.
Ils ne prennent pas en compte ceux qui quittent la France pour ne pas y être assujettis. Mais, au-delà de cette singularité culturelle, il faut en effet se poser la question : pourquoi nos entreprises cherchent-elles à s’implanter dans des pays à fiscalité plus douce ? Notre taxation des bénéfices, supérieure à la moyenne européenne, ne serait-elle pas, tout simplement, trop lourde ?
Même chose pour les particuliers. La fiscalité du patrimoine est devenue en France un patchwork incompréhensible pour la plupart de nos concitoyens, un millefeuille d’impôts frappant la matière fiscale au moment de la constitution du patrimoine, de sa détention et à la sortie. Son importance par rapport au PIB est supérieure à ce qu’elle est dans les autres pays économiquement développés.
Denis Payre (entrepreneur, fondateur du parti «Nous, citoyens») :
L’exil fiscal n’est que rarement un choix facile. Je suis parti en Belgique en 1997 suite à la loi, votée par le gouvernement Juppé, qui déplafonnait l’ISF. À l’époque, je possédais un patrimoine réel de 1,4 M€ , dont 600 K€ en liquidités et un patrimoine potentiel de 18,6 M€ , composé d’actions de la société que j’avais fondée, Business Objects.
En 2000, avec la bulle Internet, le cours des actions a été multiplié par 20 environ. L’ISF dont j’aurais été redevable à cette époque se serait élevé à 8,6 M€ , alors qu’il m’était impossible de vendre autant d’actions sans faire chuter le cours. J’ai donc choisi de partir en Belgique, tout simplement pour éviter la faillite personnelle. Le problème n’est pas l’exil fiscal, mais la fiscalité.
Entreprendre : La chasse aux exilés fiscaux est-elle le nouveau sport national ?
Manon Sieraczek-Laporte :
On confond souvent deux choses : la lutte contre la fraude fiscale et celle contre l’exil fiscal. La régularisation fiscale auprès du service de traitement des déclarations rectificatives STDR dont se targue Bercy concerne des personnes qui n’ont pas déclaré leurs revenus ou leurs comptes à l’étranger, activement ou par passivité.
L’exil fiscal, c’est une autre chose, parfaitement légale : ce sont des personnes qui ont choisi de partir ailleurs avec leurs familles. La mise en place d’un nouveau régime pour les “impatriés ”, avec l’exonération pour les intérêts de capital placé à l’étranger ou l’exonération temporaire d’ISF, va dans le bon sens, mais l’administration fiscale ne peut pas dire combien de retours ont été permis par ce régime.
Par ailleurs, bon nombre d’expatriés sont convaincus qu’ils se retrouveraient dans la ligne de mire de Bercy s’ils revenaient. Ils ont ce sentiment qu’ils seraient désormais pourchassés par le fisc toute leur vie. Ils éprouvent véritablement un sentiment d’insécurité. En matière fiscale, la prévention est préférable à la répression.
Bernard Monassier :
La lutte contre la fraude fiscale, à juste titre en cette période de crise, est une tendance dans tous les pays économiquement développés. En France, elle amène cependant nos législateurs à voter des textes qui ont choqué de nombreux juristes. Aussi, pour éviter de taxer les bénéfices réalisés par les filiales des groupes français, installés dans des pays dits à fiscalité privilégiée, autrement dit paradis fiscaux, il a été demandé de prouver que ces implantations n’avaient pas eu pour but d’échapper à l’impôt français.
Cette démonstration n’est pas évidente. Comment prouver une intention ? Le Conseil d’État a d’ailleurs considéré que cette disposition était contraire aux règles de droit de l’Union européenne sur la liberté d’établissement et c’est désormais l’administration fiscale qui devra prouver que l’implantation dans un paradis fiscal a été motivée, uniquement, par des considérations fiscales. Il faut se féliciter du triomphe de la règle de droit sur l’arbitraire.
Denis Payre :
Il est probablement plus facile d’intensifier la lutte contre la fraude fiscale que de faire les réformes qui s’imposent, mais il n’est pas certain que cela soit plus efficace. Le modèle de l’État français est celui d’un état omniprésent qui ne fait pas confiance à la société civile.
La France est sur le point de détenir le record des pays développés en matière de dépenses publiques avec 57% de son PIB qui y est consacré, provoquant d’importants gaspillages dénoncés régulièrement par la Cour des comptes. Conséquence directe de cette gestion inefficace, des besoins de financements publics très significatifs, alimentés par des impôts qui augmentent sans cesse en pénalisant le pouvoir d’achat des plus modestes et en démotivant ceux qui tirent la dynamique économique. La dette publique explose elle aussi, car, même avec des impôts parmi les plus élevés du monde, il faut encore financer un déficit abyssal et emprunter toujours plus. Au final, ce modèle provoque une hausse inexorable du chômage, une catastrophe pour notre société, en particulier pour les jeunes générations.
La croissance en berne ne donne pas d’espoir sur un retour rapide de jours meilleurs avec les politiques actuelles.
Entreprendre : La dénonciation de certaines conventions fiscales ne va-t-elle pas mettre un terme à l’évasion fiscale ?
Manon Sieraczek-Laporte :
Serait-il utile de revenir sur les 120 conventions fiscales bilatérales existantes ? Oui, je pense qu’il faudrait les dénoncer, et mettre en place de nouveaux critères, proposés par l’OCDE. Mais il est surtout nécessaire de refondre le Code général des impôts, le nettoyer des dispositifs qui se superposent ou des mesures désuètes qui s’y trouvent. On constate que les départs de contribuables à l’étranger font souvent suite à un élément fiscal qui vient s’ajouter à l’existant, comme l’élargissement de l’ISF, la nouvelle tranche à 45% de l’impôt sur le revenu ou l’alignement de l’imposition des plus-values sur le barème progressif de l’impôt sur le revenu.
Bernard Monassier :
On peut se poser la question. En juin dernier, par exemple, le gouvernement français a dénoncé la convention fiscale francosuisse, signée en 1953 et s’appliquant en matière de succession.
À partir du 1er janvier prochain, en cas de décès d’un ressortissant français demeurant en Suisse, ayant des héritiers demeurant dans l’Hexagone depuis plus de 6 ans, tous ses avoirs, quelle que soit leur localisation, y compris en pays helvète, seront passibles des droits de succession français. Mais cette décision, censée inciter nos compatriotes à revenir en France, ne pourrait-elle pas inciter, au contraire, les héritiers à s’exiler à leur tour ?
Denis Payre :
Il est peu probable qu’à court terme, la fiscalité française s’aligne sur celles des autres pays, même ceux qui ne sont en aucune façon des “paradis fiscaux ”.
Ces dernières années ont vu la naissance de la taxe à 75% sur les plus hauts revenus, le maintien d’un ISF confiscatoire, la France est le seul pays en Europe à avoir un tel impôt, les projets, heureusement abandonnés, de taxation des plus-values réalisées lors des cessions d’entreprises, à l’origine du mouvement des “pigeons ”, ou, tout récemment, de soumission des dividendes aux cotisations sociales. Tant que les politiques seront aussi déconnectés des réalités économiques et notamment de celles des entrepreneurs, il est à craindre que notre fiscalité ne soit pas compétitive.
Entreprendre : Que peut-on faire pour mettre fin à l’exil fiscal et faire revenir ceux qui sont partis ?
Manon Sieraczek-Laporte :
Ceux qui partent ne contestent pas l’utilité de l’impôt mais veulent redevenir des citoyens, et non plus seulement des sujets de l’impôt. Mais la fiscalité n’est jamais le seul facteur à l’origine d’un départ à l’étranger, d’autres raisons entrent en ligne de compte.
Les Français qui quittent le territoire ont le sentiment que peu est fait en France pour encourager l’innovation, que les structures institutionnelles sont sclérosées, que le regard porté sur les patrons est systématiquement négatif, que les contribuables aisés sont souvent considérés comme des coupables, tandis que la France est vue comme peu attractive et immobile. L’insécurité fiscale est également pointée par les exilés fiscaux, notamment du fait de l’application de dispositions rétroactives…
Bernard Monassier :
Le gouvernement mise sur la lutte contre la fraude fiscale, ce qui est une solution. Mais on peut également faire un autre constat. On cite souvent l’exemple économique de l’Allemagne. Or, en matière d’imposition du capital, les Français sont trois fois plus taxés que les Allemands. Cette imposition représente 3,3% du PIB chez nous, mais seulement 0,9% chez Madame Merkel. La différence est énorme. La gravité de la crise économique et financière que traverse notre pays nous impose de réussir la réforme de notre fiscalité. À défaut, cette crise risque de devenir sociale et politique.
Denis Payre :
À titre personnel, je suis revenu en France dès le replafonnement de l’ISF, en 2008. Depuis, je vis en France, je paye mes impôts en France et je n’ai pas la volonté de partir. Et je pense qu’il en va de même pour une majorité des “exilés fiscaux ”, qui ne souhaitent que pouvoir vivre dans leurs pays et n’ont pas de problème pour payer un impôt raisonnable. C’est pourquoi, en ce domaine, je souhaite me battre pour faire les réformes qui s’imposent et vite.[FIN]