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Comment conjuguer urgence climatique et protection de la biodiversité ?

Entreprendre - Comment conjuguer urgence climatique et protection de la biodiversité ?

Les forêts françaises font face à des menaces multiples dues au changement climatique, telles que les maladies et la mortalité accrue des arbres. Ces phénomènes ont des répercussions directes sur la biodiversité forestière et compromettent la capacité des forêts à capturer du carbone, pourtant vitale dans la réduction des émissions de dioxyde de carbone (CO2).  Une problématique d’autant plus forte au vu de l’engagement tricolore de les réduire de 75 % d’ici 2050, par rapport à 1990.

Pour parvenir à cet objectif, la filière forêt-bois se mobilise activement via notamment les projets carbone et les projets biodiversité. Pour en savoir plus, Laurent Piermont, président du Printemps des Terres, Éric Toppan, directeur général de la filiale Services de Fransylva et Philippe Gourmain, fondateur et co-président de La Belle Forêt, ont accepté de répondre à nos questions. Entretien.

Le 7 juin dernier, lors de la Conférence Neutrality, vous avez tous les trois participé à une table ronde intitulée : “Financer des projets de biodiversité et bonifier les projets carbone via la biodiversité”. Qu’est-ce qu’un projet de biodiversité et quels en sont les principaux enjeux ?

Laurent Piermont : Selon moi, pour pouvoir être proposé au financement d’entreprises désirant agir pour la biodiversité, un projet biodiversité doit déployer des actions concrètes dans le but d’améliorer significativement ou de restaurer la biodiversité, tout en visant une trajectoire naturelle. Il doit s’inscrire dans un projet de territoire, utiliser des méthodologies robustes, fondées scientifiquement. Il doit être mesuré, selon une unité de surface et certifié.

Philippe Gourmain : Je prolongerais cette introduction en soulignant que les projets de biodiversité recouvrent des sujets qui ne sont pas simples à appréhender. De plus, il n’y a pas de véritable pression sur les entreprises, de la part du marché, des institutions ou des investisseurs. Bien moins que lorsqu’il est question des projets carbone. Si les projets de biodiversité prennent petit à petit de l’ampleur, nous dépendons bien souvent encore des convictions des dirigeants qui s’engagent, et de leviers indirects. Chez La Belle forêt, nous nous appuyons sur des projets carbone dont la méthodologie repose sur la conservation de puits de carbone existants. Un puits de carbone existant est un peuplement forestier qui pourrait être récolté selon les critères fixés par la réglementation. Dans le cadre d’un projet carbone, le propriétaire s’engage à conserver pendant vingt ans ce peuplement plutôt que de le récolter. Évidemment, cela ne s’applique pas à tous les peuplements comme ceux qui sont directement menacés de dépérissement et qui devront être récoltés.

Parallèlement au maintien des puits de carbone, nous avons mis en place une grille d’analyse des actions prises par le propriétaire en faveur de la biodiversité. Cette grille nous permet de noter chaque forêt sur une échelle de 0 à 3. Cette note est l’indicateur de qualité du crédit carbone et détermine son prix. En d’autres termes, nous utilisons le crédit carbone comme cheval de Troie pour porter les projets biodiversité. Par ailleurs, grâce au côté très pédagogique de cette grille, les propriétaires ont une vision claire de leur capacité d’action et sont incités à aller plus loin.

Aujourd’hui, nous ne bénéficions pas de projets qui soient essentiellement ou spécifiquement des projets de biodiversité. Cela viendra peut-être. Dans tous les cas, nous n’excluons pas l’idée de développer des projets biodiversité et de les vendre en tant que tels. Mais, pour l’instant, le marché n’est pas assez mûr.

Éric Toppan : Chez Fransylva, nous sommes aussi actifs pour promouvoir la biodiversité et déployer des financements. L’un des leviers dont nous disposons est celui de la bonification par les projets liés au label bas carbone. C’est une demande de plus en plus forte des entreprises : ces projets représentent un levier pour la biodiversité dans la mesure où ils peuvent intégrer des actions en sa faveur. Les candidats à ce label sont donc engagés à la restaurer. Par exemple, en laissant des arbres morts accueillir des populations d’insectes localement, ils peuvent bénéficier de bonifications. Bien sûr, il ne faut pas se contenter de ce type de dispositifs : d’autres mécanismes de financement émergeront, comme des certificats de biodiversité, mais le marché et ses dispositifs ne sont pas encore tout à fait matures. Chez Fransylva, nous travaillons par exemple sur des financements accessibles aux propriétaires forestiers. Pour ce faire, nous déployons aussi des partenariats avec les communes forestières et les experts forestiers, en France et partout dans le monde, nous réalisons des benchmarks, des études, des enquêtes…

L.P : Le problème avec la biodiversité, c’est qu’elle est globalement indispensable, mais que localement, sa restauration est rarement rentable. C’est-à-dire qu’aujourd’hui, les principales actions en sa faveur, quand elles sont considérées indépendamment, n’amènent pas de profits. Contrairement aux dispositifs carbone, évoqués par Eric Toppan et Philippe Gourmain, dans lesquels les crédits carbone sont les « véhicules » financiers de la biodiversité. Nous devons donc faire appel à du mécénat, ou trouver d’autres « véhicules » à la biodiversité, véhicules adaptés à l’activité de l’entreprise. Dans le BPT, une entreprise pourra par exemple porter un projet de biodiversité par la compensation carbone. Une entreprise du secteur agroalimentaire, cosmétique ou pharmaceutique, utilisera le financement de la gestion durable de l’écosystème qui produit sa ressource. Une entreprise touristique ou culturelle veillera à ce que son activité soit « à biodiversité positive »…

Quelles actions implique un projet de biodiversité ?

P.G : Quand un propriétaire intègre la Belle Forêt, celui-ci s’engage à respecter une dizaine d’engagements fondamentaux et incontournables : il stoppe les coupes rases de plus de 2 ha (en dehors des coupes sanitaires qui s’imposent), arrête d’utiliser des pesticides ou d’arracher les souches. S’il doit procéder à des plantations, celles-ci doivent mélanger les essences. Ces bonnes pratiques sont favorables à l’écosystème forestier dans son ensemble et à sa pérennité.

Il est important de rappeler que la gestion forestière vise quasi exclusivement à produire du bois pour satisfaire nos besoins. La mission originelle des forestiers consiste donc à produire des bois sains en grande quantité et à les exploiter avant qu’ils ne se dégradent. Il est donc difficile de conserver des vieux bois ou des arbres morts, car, logiquement, ils sont exploités avant leur déclin. Or, de nombreuses espèces dépendent de ces stades avancés, du cycle des arbres et de la forêt. Un projet de biodiversité en forêt doit donc contrebalancer les conséquences de la sylviculture traditionnelle et favoriser ce qu’elle a tendance à supprimer. Le raisonnement pour les vieux bois et le bois morts vaut également pour les espaces ouverts de type lande, milieux très riches en biodiversité, mais que l’on a souvent tendance à reboiser ou qui se referment naturellement par abandon. Des actions spécifiques qui visent leur maintien, ou mieux, leur extension, sont donc les bienvenues.

L.P : J’approuve ce que vient de dire mon camarade. En fait, l’enjeu principal est de concilier une activité productive et une activité de préservation de la biodiversité. De mon point de vue et de celui du Printemps des Terres, je dois considérer cet enjeu à une autre échelle, celle du grand paysage. Cela consiste à faire coexister sur le territoire national des zones de biodiversité et des zones productives. Prenons l’exemple d’une forêt sinistrée, que l’on achète sans la reboiser : la forêt passe donc du statut d’une zone de production à celui d’une forêt qui ne produit pas. Dans ce type de situations, nous visons la restauration d’une trajectoire naturelle et considérons la répartition et la protection des espèces animales et végétales à l’échelle des métapopulations, soit avec une hauteur de vue d’une dizaine de kilomètres, parfois au-delà.

P.G : Concernant La Belle Forêt, nous avons une approche plus micro, à l’échelle de la forêt du propriétaire. L’approche de Laurent Piermont est animée par une vision plus macro, car territorialisée. Attention, une approche n’exclut pas l’autre. Au contraire, elles sont complémentaires, car dans les deux cas, nos missions rejoignent l’enjeu crucial de lutte contre la perte de biodiversité. 

Existe-t-il un lien de cause à effet entre biodiversité en forêt et puits de carbone ?

P.G : Oui, il y a un lien total d’interdépendance. Je m’explique : le changement climatique affecte directement la biodiversité. Certaines espèces ne peuvent supporter les températures supérieures à 40° et vont donc disparaître. Or, cette disparition ne sera pas compensée par l’apparition de nouvelles espèces. En tout cas, pas à court ou moyen terme !

Dans l’autre sens, une forêt avec plus de biodiversité est une forêt qui fonctionne mieux, qui est plus résiliente, qui continue de capter du carbone et qui atténue le changement climatique.  Mais cela ne fonctionnera que jusqu’à un certain point. Si l’on suit une projection d’un réchauffement de +4 degrés d’ici 2100, comme l’a annoncé le ministre de la Transition écologique, Monsieur Béchu, nous aurions beau avoir les forêts les plus biodiverses qu’il soit, elles ne résisteront pas et disparaîtront.

L’archétype de cette menace ultime, ce sont les feux de forêt. On peut avoir conservé ou encouragé une superbe biodiversité, elle ne fera pas le poids face à un mégafeu. En ce sens, la biodiversité en tant que moyen d’atténuer le changement climatique a malheureusement ses limites. En conclusion, on peut dire que lien entre biodiversité et changement climatique est évident, mais qu’il est asymétrique.

L.P : Je partage entièrement les propos de Philippe sur le rapport asymétrique entre la biodiversité et le changement climatique. J’ajouterai que les forêts bénéficient de peu de protection par notre société si elles n’ont pas de valeur. Notamment, les forêts naturelles, non gérées, non productives. L’évolution naturelle est cyclique, et ces cycles incluent toujours une phase de destruction par le feu, la tempête, ou les insectes. Dans ces socio- écosystèmes que sont les forêts d’Europe, la notion de gestion durable est en train d’évoluer pour mieux intégrer les enjeux de séquestration carbone, de biodiversité et d’adaptation, mais il faut absolument intégrer aussi la question du risque.

Pour revenir sur le sujet spécifique des puits de carbone : lorsque vous partez d’une table rase, une forêt sinistrée, un terrain dégradé, une question se pose. Allons-nous privilégier la biodiversité ou bien le carbone ? On aimerait pouvoir répondre que les deux objectifs convergent, mais la vérité, c’est qu’ils ne convergent pas tout à fait aujourd’hui. Il faut généralement se poser la question de privilégier l’un ou l’autre : capter le plus possible de carbone, en plantant des essences très productives, ou bien séquestrer moins de carbone avec des essences plus diversifiées, en faveur de la biodiversité. Dans ce cas, quel est le bon choix ? Pour y répondre, il est essentiel d’augmenter les crédits de la recherche forestière.

P.G : Nous avons beaucoup de convergences tous les trois, mais pas sur cette ligne dichotomique. Au vu de l’urgence climatique, on serait facilement tenté de planter en priorité des peuplements qui poussent vite et qui captent plus de carbone (comme l’eucalyptus), et faire alors l’impasse sur la biodiversité. Certes, l’approche carbone fonctionne bien, mais c’est une approche monofactorielle, en silo. Or, la crise écologique découle d’une approche monofactorielle appliquée depuis des centaines d’années. Et l’on voit aujourd’hui où cela nous a conduits.

L.P : Nous sommes d’accord sur à peu près tout en réalité… Il s’agit là de petites différences d’appréciations, me conduisant à distinguer les projets à dominante  biodiversité (séquestrant quand même du carbone) et  les projets à dominante carbone (préservant la biodiversité). Si l’on ne les distingue pas, je crains que la biodiversité reste à la remorque du carbone.

E.T : Il est clair que la protection de la biodiversité est un choix qui peut paraître perdant sur le plan économique, à court terme, puisqu’il ne génère pas de revenus. Pour autant, cela ne signifie pas qu’il soit perdant à moyen et long terme, loin de là : sans biodiversité, pas d’autres services écosystémiques forestiers. Or aujourd’hui, les dispositifs de financement de la biodiversité sont encore bien rares. Les mécanismes de marché n’existent pas encore, tout comme les dispositifs de financement public qui viendraient protéger et restaurer la biodiversité. Et pourtant les enjeux sont majeurs en termes de protection des sols, en termes d’habitats pour les populations notamment d’oiseau… la forêt est le meilleur espace de biodiversité terrestre.

P.G : En effet, même si le marché n’est pas totalement mûr, nous travaillons pour que la biodiversité devienne un sujet d’engagement pour les entreprises. Je suis persuadé que vendre aux entreprises des crédits carbone avec un impact positif sur la biodiversité est possible. Le marché existe. À nous d’y répondre et de le développer. 


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