Formidable patron des Hauts-de-France, Christophe Bonduelle, 59 ans, représente la 6ème génération du groupe éponyme créé en 1853. Alors qu’il vient de quitter ses fonctions opérationnelles, tout en conservant la présidence, il nous explique avec passion la fabuleuse histoire de ce géant de l’agroalimentaire, si emblématique de ces ETI familiales qu’il faut développer.
Vous représentez la sixième génération de la famille Bonduelle. Alors que les membres de la septième génération commencent à intégrer l’entreprise, que vous apporte cette dimension familiale ?
Christophe Bonduelle : Une entreprise familiale s’inscrit dans le long terme. Ce modèle offre une stabilité dans l’actionnariat et permet la stabilité d’une stratégie, ce qui ne signifie pas pour autant l’absence de mouvement. On ne peut évidemment pas imaginer exercer le même métier de la même manière durant 166 ans.
Nous évoluons dans une civilisation hyper court-termiste mais nous sommes la preuve qu’il est possible de s’en sortir sans dévier de l’objectif. Le modèle familial permet une certaine patience et une persévérance. Au bout de six générations, on parle plus d’une logique de projet que d’une logique de sang. La proximité de sang n’existe plus vraiment même si une famille reste toujours irriguée par un système de valeurs.
Il faut avoir un projet auquel adhère le plus grand nombre afin de maintenir l’actionnariat motivé. La mécanique devient très puissante lorsque l’on a un noyau dur d’actionnaires ayant adopté un projet et qui le suit. Les entreprises familiales peuvent cependant avoir des travers et présenter des risques, mais, à mon sens, le bilan est largement positif.
Comment expliquer l’incroyable longévité de Bonduelle ?
Elle s’explique par un savant cocktail de facteurs de continuité et de changement. Chaque génération essaye d’apporter sa pierre à l’édifice et de transmettre à la génération suivante.
Comment définir cette continuité dont vous parlez ?
Elle s’exprime à travers un système d’objectifs d’actionnaires stable dans le temps et s’articulant autour de l’indépendance, la pérennité et l’épanouissement des collaborateurs. Nous disposons également d’un système de sept valeurs intangibles dans le temps qui ne sont pas de simples mots placardés sur le mur : l’ excellence, la simplicité, le souci de l’homme, l’intégrité, l’équité l’ouverture et la confiance.
Il faut avoir confiance en l’homme et en sa capacité à faire des choses extraordinaires pour peu qu’on lui concède le droit à l’erreur et parallèlement le devoir d’initiative. Depuis nos débuts, nous sommes guidés par un fil rouge qui a sans nul doute très largement façonné la culture de notre famille et de l’entreprise : nous sommes des agro-industriels, par opposition à l’alimentaire confectionné avec des ingrédients en provenance du monde entier sans respect de la saisonnalité. Bonduelle est passé de la distillerie à la malterie, en passant par la sucrerie. A présent, nous faisons de l’ élaboration de végétaux.
Comment le groupe s’est-il transformé au fil des années ?
Nous aurions disparu depuis bien longtemps si nous n’avions pas changé depuis un siècle et demi. Nous avons connu plusieurs ruptures stratégiques régulières, intervenant pratiquement à chaque nouvelle génération. Une génération a besoin de réussir des ruptures stratégiques pour se légitimer et rééquilibrer les droits par rapport aux devoirs. Pour les premières générations, la rupture tenait à la diversification de la distillerie vers le sucre et le malte.
Et pour la quatrième génération ?
Ce fut le démarrage de la mise en conserve de produits de la ferme à l’ombre du métier principal de la distillerie jusqu’à une rupture stratégique très forte au milieu des années 50. Nous avons alors décidé d’abandonner le cœur de métier de l’époque pour recycler les subventions reçues sur le nouveau métier de la conserve (ces subventions visaient à diminuer le nombre de distilleries – ndlr). Une période de 20 ans a suivi cette rupture. Bonduelle était alors un conserveur au sens large du terme : légumes, fruits, plats cuisinés, poissons. Ce fut également le tout début de l’internationalisation vers des pays limitrophes comme le Benelux, l’Allemagne et l’Italie.
A la fin des années 60, la France rentre dans l’ère de la société de consommation. Comment Bonduelle s’est-il adapté à ce nouveau paradigme ?
Une nouvelle rupture stratégique forte est intervenue à ce moment-là avec l’arrêt de tout ce qui ne concernait pas les légumes et le lancement en parallèle d’une nouvelle technologie émergente en France, le surgelé. Nous avons aussi assisté à une intensification de l’international. À la fin des années 90, une nouvelle rupture stratégique s’est opérée avec la volonté de proposer des légumes sous toutes leurs formes.
Ce virage a supposé de se lancer dans les légumes frais qui sont aujourd’hui devenus notre activité principale devant la conserve et le surgelé, et de devenir mondiaux en adressant notamment l’Europe orientale – Russie, Arménie, Ukraine et Biélorussie – et l’ Amérique du Nord.
Quel regard portez-vous sur ces changements de cycles ?
Lorsque l’on observe ces facteurs de changement, force est de constater qu’il existe des cycles plus ou moins rapides selon que l’on parle de vision de l’entreprise, de stratégie ou d’organisation. On change de vision environ tous les 20 ans, tandis que les stratégies changent plus souvent. Les politiques d’entreprises doivent s’adapter à un environnement changeant et les organisations doivent être agiles et changer beaucoup plus régulièrement.
En 2012, nous avons refait un exercice de vision pour l’horizon 2025 qui nous a fait changer d’ ambition stratégique. Auparavant, nous courions après le leadership mondial du légume transformé. Depuis 2012, nous aspirons à quelque chose de beaucoup plus qualitatif : nous souhaitons désormais être le référent du bien vivre par l’alimentation végétale.
Comment voyez-vous l’agroalimentaire de demain ?
L’attente des consommateurs a évolué significativement. Aujourd’hui, la France ne représente plus que 22% de notre chiffre d’affaires. Malgré certaines variables, certaines tendances sont générales. Il existe une véritable prise de conscience concernant le fait que la santé passe par une alimentation saine. Nous avons la chance d’être positionnés sur le végétal en général, et le légume en particulier.
Lorsque nous avons décidé il y a 25 ans de décliner le légume sous toutes ses formes, ce dernier avait une image assez ringarde. Nous avons probablement un peu imaginé le fait qu’il retrouverait ses lettres de noblesse dans le cadre d’une alimentation saine. Cela suppose également certaines manières de faire : optimum nutritionnel, garantie du sans résidu de pesticides, produits bio, etc. La préservation de l’environnement est également devenue un axe essentiel, alors que personne ne s’en souciait il y a encore deux décennies.
Nous avons conservé un gène très fort d’agriculteur. La terre, l’eau, le soleil et la nature en général sont nos actifs les plus précieux. Nous avons toujours été très attentifs à la manière de préserver l’environnement en économisant l’eau, en luttant contre l’érosion des sols, etc. Ce que l’on désignait par développement durable il n’y a pas encore si longtemps est désormais appelé RSE et adresse des sujets plus larges. Nous avons un appétit naturel, et presque culturel, très fort pour ces sujets.
Vous semblez miser de plus en plus sur la production locale…
L’axe local est également un axe fort en cohérence avec le développement durable. On ne cherche pas à consommer en contre-saison des produits qui ont fait 10 000 kilomètres, on privilégie plutôt des produits qui respectent le cycle naturel des saisons et proviennent d’un rayon assez proche. Le quatrième axe est celui des petites marques qui deviennent presque des marques communautaristes par opposition aux grandes marques. Ce sont autant d’enjeux et de défis pour l’industrie alimentaire en général et l’agroalimentaire en particulier.
Pourquoi avoir créé la Fondation Louis Bonduelle ?
Nous avions constaté qu’il n’existait aucun site d’information objectif et scientifique sur les légumes, ni de sensibilisation dans les écoles, et auprès des CSP – afin d’expliquer que le légume est un produit accessible et apprendre à le cuisiner. Nous avons par ailleurs souhaité participer à l’effort de recherche à l’extérieur. Je suis fier de constater que notre fondation a été classée régulièrement au rang de première instance devant des grands de ce monde, notamment dans les milieux de la santé et de l’éducation.
Quel autre type de projet soutenez- vous ?
Nous avons porté un projet de développement d’une filière végétale au Cameroun très fédérateur à l’échelle du groupe. Nous avons souhaité faire quelque chose qui nous ressemble et qui nous rassemble dans notre territoire de compétences à travers la création de cette filière au Cameroun qui va de la production jusqu’à distribution, en passant par la transformation. Selon le principe du mécénat de compétences, nos collaborateurs prennent des vacances afin de séjourner sur place une ou deux semaines et apporter leurs compétences. L’entreprise prend à sa charge les aspects logistiques, tandis que le collaborateur offre de son temps. Ce projet a la particularité d’ être cofinancé par la famille actionnaire et par l’entreprise.
Pourquoi avoir cédé, à 58 ans, la direction opérationnelle à Guillaume Debrosse, en charge des activités du groupe en Russie, Ukraine et Hongrie, tout en conservant la présidence.
Appelé très jeune au plus haut niveau de l’ entreprise, j’ avais déjà 26 ans de direction générale et 17 ans de présidence et de direction générale à mon actif. Cela use. D’autant plus lorsque vous devenez très internationaux et que vous arpentez en permanence le monde entier. Par ailleurs, je suis lucide : au fil du temps, on perd notre capacité à imaginer les choses autrement. L’environnement est en pleine effervescence avec les nouvelles technologies, les nouvelles façons de consommer et de travailler.
J’ai pensé qu’un regard neuf serait opportun pour appréhender ces changements. Concernant, le choix du moment, nous avions à gérer des renouvellements importants au sein du comité de direction. J’ai toujours considéré que ce n’est pas au prédécesseur de léguer une équipe toute faite à son successeur, et j’estime de la même façon qu’une famille doit s’organiser pour sa génération et non pas vouloir tout verrouiller pour la génération suivante.
Une transmission idéale ?
Au bout de 25 ans, j’ai une connaissance intime du groupe et une certaine emprise dessus. Mettre en place quelqu’un doit se faire en douceur. Les phases de transmission au sein d’une entreprise familiale étant délicates, les choses sont plus simples lorsque l’on dispose du temps d’accompagnement nécessaire devant soi.
Passer le relais à 58 ans permet donc de disposer du temps pour accompagner mon successeur. Il existe chez nous une sorte de règle non écrite selon laquelle on doit laisser les postes opérationnels à des acteurs plus jeunes à l’âge de 60 ans.
Propos recueillis par Isabelle Jouanneau