Dans son dernier ouvrage, Manager dans un monde fragile (éditions Gereso), Bernard Chaminade* propose une grille de lecture innovante pour naviguer dans l’environnement VUCA (Volatilité, Incertitude, Complexité, Ambiguïté) actuel. Il y développe des concepts comme BANI (Fragile, Anxieux, Non linéaire, Incompréhensible) pour aider les managers à adopter un état d’esprit positif face aux défis contemporains et à développer de nouvelles approches managériales adaptées à ce « nouveau normal ».
Vous mentionnez la succession de crises (climatiques, financières, sanitaires, etc.) qui affectent nos sociétés. Comment les managers peuvent-ils se préparer à gérer des crises successives sans épuiser leurs ressources humaines ?
Benjamin Chaminade : Effectivement, les crises simultanées de l’engagement, de la confiance, de la pénurie de compétences, du sens, de la santé psychologique, du lien social et, bien sûr, du climat (cause d’éco-anxiété) participent à la montée de l’épuisement professionnel. Pour y répondre sans causer de burn-out ou de départs impromptus, il est primordial d’apprendre à identifier les fragilités qui proviennent de ces crises, afin de réduire notre inquiétude à leur sujet et poser les bases de la résilience. Connaître son ennemi est la première étape pour le combattre.
C’est la raison pour laquelle j’ai développé un exercice à faire en équipe, appelé « le cercle des fragilités ». Cet exercice consiste à identifier les crises qui touchent l’entreprise et leurs symptômes pour en déduire les fragilités qu’elles entraînent sur votre secteur, marché et entreprise.
Par exemple, concernant la crise de la confiance, elle peut entraîner une fragilité de l’investissement et de l’épargne, fragilisant ainsi la stabilité du secteur. Cette baisse de confiance peut affaiblir la réputation d’une entreprise et impacter ses ventes. Enfin, un climat de méfiance et d’incertitude peut miner la motivation des collaborateurs, qui se sentiront moins enclins à s’investir dans leur travail.
À partir de là, vous pourrez élaborer des scénarios de plans d’action à mettre en place en fonction du risque identifié. En anglais, cela s’appelle le scenario planning, méthode utilisée par les entreprises pétrolières depuis 40 ans.
Quelles sont les compétences clés que vous recommandez aux managers pour gérer la volatilité dans un environnement professionnel de plus en plus instable ?
Je pense que, dans cet environnement où même les salariés jusqu’alors épargnés par le bouleversement du monde sont désormais touchés, les managers ont besoin de bien plus que des compétences en gestion de crise ou en leadership dans un contexte incertain ! Dans cette instabilité constante, il faut valoriser et exploiter plusieurs « soft skills » ou appétences qui doivent compléter l’approche « tout compétence » prisée par les RH depuis 50 ans.
Tout d’abord, la curiosité est essentielle ! Ne pas être curieux en 2024 revient à compromettre son avenir professionnel. Il est urgent que les managers cultivent une culture de curiosité personnelle et organisationnelle, en encourageant le questionnement au sein de leurs équipes. À ce sujet, j’ai développé un indicateur de curiosité gratuit sur mon site. Cette curiosité aidera à effectuer l’exercice des fragilités mentionné plus haut, mais aussi à identifier les signaux faibles et les tendances avant qu’il ne soit trop tard.
La proactivité est également cruciale. Identifier une tendance, c’est bien, mais c’est inutile si rien n’est fait en conséquence ! Il est indispensable d’anticiper les changements et d’agir en amont, plutôt que de simplement réagir aux événements. Cela exige de sortir des formations au compte-gouttes pour adopter un parcours managérial cohérent, créatif, passionnant et ancré dans le temps. Il est temps d’arrêter de courir après le changement avec des formations qui arrivent trop tard !
Vous parlez de la complexité croissante dans les entreprises. Comment les managers peuvent-ils naviguer à travers cette complexité tout en maintenant la cohérence et la clarté au sein de leurs équipes ?
Dans un environnement VUCA (Volatile, Incertain, Complexe et Ambigu), maintenir la cohérence est un défi majeur pour les organisations. La clé réside dans la capacité à fédérer les équipes autour d’une vision commune, à la fois ambitieuse et attractive, comprise par tous. C’est ce que Jim Collins, expert en management et auteur renommé, appelle le Big Hairy Audacious Goal (BHAG) ou « grande vision poilue et ambitieuse » en français.
Cette vision peut émaner des dirigeants, mais son succès dépend de son appropriation rapide par l’ensemble des équipes. Pour y parvenir, chaque collaborateur doit comprendre comment son travail et ses objectifs personnels contribuent à la réalisation de cette vision globale. La clé d’une mise en œuvre efficace réside dans l’implication active des collaborateurs dans la traduction de cette vision en actions concrètes. Cette approche participative permet non seulement de clarifier les objectifs pour tous, mais aussi de favoriser l’engagement et la motivation des équipes. La clarté se propage naturellement dans l’organisation lorsque chacun comprend son rôle dans la réalisation de cette vision ambitieuse.
Il est également essentiel de ne pas négliger la nécessité de discuter ouvertement du contexte VUCA avec les collaborateurs. Ces conversations développeront une compréhension personnelle de l’environnement complexe dans lequel évoluent l’entreprise et leurs emplois. Cette conscience accrue de leur écosystème professionnel les aidera à mieux s’adapter aux changements et à contribuer plus efficacement à la réalisation des objectifs de l’entreprise.
En bref, maintenir la cohérence dans un monde VUCA nécessite une approche holistique qui combine une vision claire, une communication ouverte et une implication active des collaborateurs à tous les niveaux de l’organisation. C’est en alignant les objectifs individuels avec la vision globale de l’entreprise que les organisations pourront naviguer avec succès dans les eaux tumultueuses de l’incertitude et de la complexité.
Comment un manager peut-il réussir à créer un collectif performant tout en tenant compte des individualités et des attentes spécifiques de chaque collaborateur ?
Il est plus que temps de s’intéresser aux capacités collectives de son équipe, dans l’esprit des films Mission Impossible ou de la série A-Team. Cette approche nécessite deux éléments incontournables :
Le manager doit développer une compréhension approfondie de chaque membre de son équipe, et les collaborateurs doivent faire de même entre eux. Cette connaissance va bien au-delà des compétences listées sur un CV. Il s’agit d’encourager le développement des compétences, mais aussi de découvrir les appétences, de valoriser les « soft skills » individuelles et de les partager entre collègues. Chaque membre de l’équipe doit connaître les forces de ses pairs qui complètent les siennes, ainsi que ses propres « non-appétences ».
Mais ce n’est pas tout. Le manager doit savoir adapter son style de management de manière holistique, dépassant ainsi la mode actuelle du « leadership situationnel ». Ce dernier préconise d’adopter une approche managériale adaptée aux besoins spécifiques de chaque collaborateur, avec un style de management à la carte entre directif, persuasif, participatif et délégatif, ou parfois assertif.
Le leadership holistique intègre des considérations culturelles, le contexte du travail hybride, l’intelligence émotionnelle et la co-construction, dans l’objectif affiché de rendre les collaborateurs autonomes et de sortir d’une relation manager / managé ou adulte / enfant.
Vous évoquez un « nouveau normal » dans le contexte post-COVID. Comment ce nouveau paradigme modifie-t-il les approches managériales traditionnelles ?
Avant de répondre, permettez-moi ce petit rappel de ce qui constitue le « nouveau normal » :
- La fin de la moyenne et l’émergence d’événements extrêmes hors normes ayant une influence disproportionnée.
- L’hybridation du monde avec les interactions de quatre mondes : intelligence, réussite, équilibre et fragilité.
- La succession de crises (climatiques, financières, sanitaires, politiques, militaires, etc.) touchant chaque monde différemment.
- Le passage du monde du « OU » au monde du « ET », avec la coexistence de réalités contradictoires (ex. : confort et crises, chômage et pénurie de compétences).
- L’accélération du changement et la réduction des périodes de stabilité entre les crises.
- La remise en question des approches traditionnelles de planification stratégique à long terme.
- L’importance croissante de l’adaptabilité, de la flexibilité et de l’apprentissage continu.
- L’émergence d’un environnement VUCA nécessitant de nouvelles approches managériales.
D’un point de vue managérial, ce paradigme :
- Remet en question la stabilité des méthodes de management. Les approches rigides et standardisées ne sont plus adaptées à un environnement en constante évolution. Cela nécessite de sortir des méthodes managériales apprises par cœur pour adapter son style de management au contexte et à chaque collaborateur, plutôt que d’appliquer des méthodes rigides.
- Exige de réviser régulièrement les valeurs de l’entreprise pour vérifier qu’elles sont en adéquation avec la société, avant de les traduire en principes managériaux. Par exemple, pour la valeur de collaboration, la pratique managériale pourrait être : « J’écoute mon équipe avant de prendre une décision. »
- Demande aux managers d’être capables de prendre des décisions et d’agir dans l’incertitude, même sans disposer de toutes les informations.
En somme, ce nouveau paradigme exige des managers qu’ils développent de nouvelles façons de penser et d’agir, en mettant l’accent sur l’adaptabilité, l’apprentissage continu et la collaboration, afin de naviguer dans un environnement en perpétuel changement. Nous revenons ainsi au leadership holistique ou management régénératif, des concepts sur lesquels je travaille pour mon prochain livre.
Comment attirer et retenir des talents dans un contexte où les attentes des collaborateurs évoluent rapidement et où la concurrence pour les compétences est exacerbée ?
Il est primordial de ne pas seulement rechercher des compétences, mais aussi des personnes en phase avec vos valeurs. Avoir des valeurs communes rapproche les individus, bien plus qu’une bonne rémunération. Vous ne voulez pas seulement des collaborateurs qui SAVENT FAIRE, mais qui ont ENVIE DE FAIRE avec vous. Pas de collaboration sans personnes motivées à participer.
Pour attirer des talents, vous devez changer de logique : passer de ce que VOUS CHERCHEZ à ce que VOUS OFFREZ, et répondre aux attentes de vos candidats avant de répondre aux vôtres. Ensuite, vous devez rendre votre offre de valeur claire pour les candidats. Qu’est-ce que travailler pour vous leur apportera, au-delà d’un salaire juste et équitable, qui constitue la base ?
Cela implique de dépasser le concept de marque employeur pour créer une offre destinée aux candidats. Vous devez savoir communiquer clairement sur vos valeurs, votre culture et ce qui rend votre entreprise unique. Soyez transparent sur vos défis et vos ambitions pour attirer des candidats qui partagent votre vision.
Pour fidéliser les collaborateurs, il est essentiel de mettre en place une communication transparente et régulière sur la situation de l’entreprise et ses perspectives. Cela permet de créer un climat de confiance propice à la fidélisation et, encore une fois, à la collaboration.
Il vous faudra aussi être innovant dans vos modes de travail. Proposez des options de travail flexibles (télétravail, horaires aménagés) et des espaces de travail adaptés.
Dans quelle mesure l’agilité est-elle devenue une compétence indispensable pour les managers d’aujourd’hui ? Pouvez-vous donner des exemples concrets d’application de l’agilité dans la gestion d’équipe ?
Certes, l’agilité est une réponse essentielle à la volatilité et à l’incertitude. Elle permet de s’adapter rapidement en réponse à de nouvelles informations ou à des changements dans l’environnement.
Cependant, être agile n’est pas simple et demande une véritable culture d’entreprise qui le permette. Il faut commencer par développer une culture de curiosité et d’apprentissage continu, pour anticiper les changements. Pour ce faire, je propose toujours à mes clients d’organiser des groupes tendances. Sur la base du volontariat, des collaborateurs deviennent des experts internes pour suivre certaines tendances et en faire profiter l’entreprise. C’est l’approche utilisée dans le scenario planning de Shell ou par des groupes tendances dans des entreprises comme l’opérateur belge ORES.
Nous revenons ici au rôle du manager de VUCA, responsable d’encourager le questionnement constant et l’apprentissage continu au sein de l’équipe, afin de rester à jour sur les innovations pertinentes pour leur secteur.
Vous mentionnez l’importance de la gestion de l’incertitude au niveau personnel pour les managers. Quels conseils donneriez-vous aux managers pour gérer leur propre anxiété et incertitude dans un contexte professionnel exigeant ?
Avant de donner des conseils, il est important que tout professionnel, manager ou non, comprenne que cette incertitude est normale et touche tout le monde, même les entreprises, institutions ou métiers que l’on pensait protégés. L’anxiété est une réponse personnelle à cette situation.
Alors oui, c’est plus facile à écrire qu’à faire, mais voici deux conseils évidents avant de vous recommander un stage de pleine conscience :
- Restez à l’écoute et ouvert à tout changement imprévu qui ne correspond pas à vos attentes, tout en vous méfiant à tout prix du biais de confirmation ! Vous savez, ce biais cognitif qui nous pousse à ne relever que les informations confortant nos croyances. Avec VUCA, il est essentiel d’attendre d’être confronté à un événement pour s’y intéresser, sans gaspiller d’énergie mentale à craindre ce qui pourrait arriver.
- Adoptez une mentalité de croissance, ou growth mindset en anglais. Vous devez voir chaque défi comme une opportunité de grandir plutôt que comme une menace. Concentrez-vous sur ce que vous pouvez contrôler et apprenez de chaque situation. C’est l’approche de Jack Sparrow dans Pirates des Caraïbes, qui, face à un problème insoluble, dit toujours : « Intéressant ».
Il est également important que le manager adopte une attitude positive et optimiste face aux défis. Cette approche permettra de motiver l’équipe et d’encourager chaque collaborateur à apporter sa contribution unique.
*Benjamin Chaminade est un expert des ressources humaines, du management et de la culture de l’innovation. Entrepreneur, conférencier et auteur de plusieurs ouvrages, il accompagne les dirigeants et les managers pour les aider à s’adapter aux transformations du monde professionnel.