Par Patrick Pascal, ancien Ambassadeur et Président du Groupe Alstom à Moscou pour la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie.
L’attention est polarisée sur le conflit ukrainien, même si la perception de la guerre peut varier sensiblement d’une région du monde à l’autre. L’Asie centrale, ex-soviétique, où le soft power russe demeure et qui se retrouve souvent dans un face à face déséquilibré avec la Chine, notamment sur le plan économique, est à cet égard une zone stratégique de première importance.
L’Asie centrale recèle au moins deux enjeux majeurs en raison de l’importance de ses ressources énergétiques, sources de convoitise, et de sa situation entre l’Est et l’Est (cf. partie orientale de la Russie d’un côté et puissance chinoise de l’autre), délimitée encore au Sud par l’Iran, l’Afghanistan et la mer Caspienne, porte du Caucase et de l’Europe.
Paradoxalement, la région sans être négligée demeure encore une sorte de « face cachée du monde » alors qu’elle fut au XIXème siècle le théâtre de ce que l’on appelé le Grand Jeu. Ce dernier est susceptible de prendre de nouvelles formes. L’Asie centrale pourra-t-elle s’affranchir de ses puissants voisins, à la mesure de ses immenses potentialités et de sa situation au coeur des Nouvelles Routes de la Soie ? Ou bien devra-t-elle se résoudre à n’être qu’une simple charnière entre plusieurs mondes ou cantonnée à ne jouer qu’un rôle de cordon sanitaire entre un nouvel Est et des puissances européennes et occidentales ?
Dans l’ombre portée persistante de la Russie
L’indépendance acquise par les cinq Républiques soviétiques d’Asie centrale lors de la disparition de l’URSS, n’a pas signifié un repli total de Moscou mais une transformation importante des relations entre l’ancien centre et sa périphérie. La Russie a conservé de plusieurs manières des positions dans la région considérée, qu’il s’agisse des modes de gouvernance hérités souvent des pratiques soviétiques, des réseaux économiques (ex. L’exportation du pétrole kazakh ne peut se faire que par le port russe de Novorossiysk sur la Mer Noire), de la dépendance des transferts des travailleurs migrants (NB: 8 millions de personnes en Russie et jusqu’à 30% de la richesse nationale de certaines républiques), du soft power culturel par la langue et les communautés russes expatriées (NB: plus de 40% de Russes d’origine au Kazakhstan au moment de l’indépendance, officiellement 20% aujourd’hui) ou les ressortissants dotés de la double citoyenneté. (NB: plusieurs milliers au Turkménistan où la question de la nationalité unique n’a toujours pas été mise en oeuvre) ou même de la sécurité des frontières et d’une présence militaire (cf. gardes-frontières au Tadjikistan et base aérienne au Kirghizistan près de la capitale Bichkek).
Mais la Russie ne s’est pas contentée seulement de ce qui constitue en quelque sorte un legs du passé, elle a tenté d’organiser des liens multiples entre les composantes de l’ancienne Union des quinze républiques soviétiques. A l’exception des Baltes et de l’Ukraine, toutes se sont regroupées au sein de la Communauté des Etats indépendants (CEI) créée par les Accords de Minsk de 1991. Tous les Etats d’Asie centrale, à l’exception du Turkménistan qui a fait enregistrer sa neutralité permanente par les Nations Unies en 1995, font partie de la Communauté économique eurasiatique (EurAsEc) établie en 2000 par le Traité d’Astana, de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) de 2002 et de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) lancée en 1996, puis rebaptisée en 2001 – qui inclut dans le même système multilatéral la Russie et la Chine – visant trois grands objectifs sécuritaires: le terrorisme, l’extrémisme et le séparatisme. L’Union économique eurasiatique regroupant la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan, rejoints par l’Arménie à défaut de l’Ukraine espérée, a été établie en 2014 en réponse au Partenariat oriental lancé par l’UE en 2009.
La présence économique russe a décru mais n’a pas disparu et le Kazakhstan en particulier reste un partenaire majeur pour Moscou et ses grands groupes industriels Lukoil, Rosneft ou encore Rosatom.
Au coeur des ambitions chinoises
Le Kazakhstan, plus de cinq fois la superficie de la France, est le 11ème producteur de pétrole, le 1er producteur et exportateur mondial d’uranium depuis 2009 devant le Canada et l’Australie (NB: 36% des fournitures mondiales, 2ème au monde pour les réserves avec plus de 20% des réserves connues) et il est aussi riche en charbon (8ème place mondiale). Le Kazakhstan est donc un partenaire commercial de premier plan en Asie centrale. Le commerce de la Chine et celui de la Russie y sont désormais d’une ampleur comparable en volume mais la place de la Chine dans le pays ne cesse de croître. A titre d’exemple, la part des sociétés chinoises dans la production de pétrole au Kazakhstan a dépassé 20% depuis plus de 10 ans.
Le Turkménistan est doté des 4ème réserves mondiales de gaz et il est – sans qu’on le souligne assez – le 1er fournisseur au monde de gaz à la Chine. La compagnie chinoise CNPC est la figure de proue de la présence chinoise dans le pays. L’entrée en vigueur en 2009 du gazoduc Turkménistan-Ouzbékistan-Kazakhstan-Chine a marqué un basculement des flux gaziers turkmènes autrefois orientés vers la Russie. Cette dernière a même cessé ces dernières années ses achats de gaz turkmène dont elle n’a plus besoin. Elle a proposé un temps, afin de maintenir maintenir une activité symbolique dans le secteur énergétique, des achats limités (1 milliard de m3) mais à des prix bradés ce à quoi Achkhabad n’a pu consentir au risque de s’exposer notamment à une demande tarifaire reconventionnelle de la Chine.
La Russie n’a jamais eu de problème aves les exportations de gaz turkmène vers l’Est. En revanche, elle a toujours fait en sorte de freiner l’apparition d’une concurrence du gaz turkmène en Europe, ce que reconnaissaient parfois ses représentants diplomatiques dans la région. Elle a, de manière récurrente comme l’avait fait le Président Medvedev, mis en avant des considérations environnementales pour retarder la construction d’un gazoduc à travers la Mer Caspienne. Cette politique s’est finalement révélée à courte vue, les quantités en causes (NB: le gazoduc dont il s’agit n’aurait pu absorber plus de 30 milliards de m3 en regard des livraisons russes à l’Europe largement supérieures à 200 milliards). Cela n’était donc pas vital pour la Russie mais l’était en revanche pour les Turkmènes qu’elle s’est aliénés. L’Azerbaïdjan n’a pas aidé non plus sur ce point son voisin centre asiatique dont il pouvait redouter la concurrence dans le secteur énergétique. La Chine, client quasi unique pour le gaz dans la région, achète aussi des quantités à l’Ouzbékistan et est présente dans l’exploitation aurifère du Kirghizistan. (cf. mine aurifère de Kumtor).
Les Nouvelles Routes de la Soie
La perception des Chinois en Asie centrale n’est pas toujours très bonne, à commencer paradoxalement par son fournisseur de gaz turkmène qui vit parfois mal par sa dépendance. Le Président Berdymuhamedov s’est parfois épanché sur ce point auprès d’interlocuteurs de confiance et les ressortissants chinois sont d’ailleurs peu visibles dans la capitale Achkhabad. Les sentiments des Kazakhs ou des Kirghizes n’ont pas toujours été plus favorables.
C’est à l’automne 2013 que le président Xi Jinping fraîchement élu a fait l’annonce de ce projet prométhéen baptisé One Road One Belt ou encore Belt Road Initiative (BRI). L’ambition est d’accroître le commerce chinois avec de vastes parties de l’Asie centrale et de l’Europe par voie de terre et de l’Asie du Sud et de l’Afrique par voie maritime. Le tiers du PNB mondial serait concerné à un horizon ultime fixé en 2049, c’est-à-dire coïncidant avec le 100ème anniversaire de la République Populaire de Chine. Le projet n’est pas seulement économique mais revêt aussi une dimension historique et politique (cf. La ville de Xi’an, qui fut la plus grande ville du monde, n’a-t-elle pas été le point de départ ou d’arrivée des anciennes Routes de la Soie ?). A cet égard, dans une référence à la Conférence de Bandoeng de 1955 où la Chine s’était affirmée, aux côtés du Tiers Monde, comme révolutionnaire contre le colonialisme et l’impérialisme des grandes puissances, Pékin veut se poser en protecteur d’un monde encore objet des relations internationales alors que la Chine est elle-même en passe de devenir la première puissance économique mondiale. Cela explique une phraséologie recourant à des concepts tels que « construire une communauté de destin pour l’humanité tout entière ».
De manière plus prosaïque, il est évident que la Chine inscrit son projet dans sa dépendance énergétique, l’essoufflement de son économie, le vieillissement de sa démographie et d’une manière globale dans sa compétition globale avec les Etats-Unis. Mais si le projet comporte des risques ou est susceptibles d’avoir des effets pervers, il ne faut pas non plus en minimiser les attraits dans des pays parfois relativement délaissés, à l’instar d’une Asie centrale encore très enclavée. Après la stratégie dite du « collier de perles » (NB: Birmanie, Bangladesh, Inde, Sri Lanka, Maldives, Pakistan), c’est désormais le Heartland centre asiatique qui est désormais une cible importante. Il apparaît en effet que les activités de la BRI devraient se concentrer environ pour moitié sur l’Asie.
Un label « BRI » recouvrant de multiples projets, notamment en matière de transport et d’énergie, a été créé. Il ne s’agit pas de voeux pieux dans la mesure où l’on estime que 300 milliards de dollars ont déjà été investis entre 2015 et 2018. La pandémie a sérieusement ralenti le processus et la guerre en Ukraine ne manquera pas non plus d’avoir d’importantes conséquences. Mais il y a fort à parier que l’entreprise prométhéenne sera poursuivie correspondant à une obligation de croissance permanente de la Chine. Le commerce de cette dernière avec les pays entrant dans le champ de la BRI s’est chiffré depuis 2013 en milliers de milliards de dollars pour un pourcentage du commerce total de la Chine avoisinant 30%.
Nouveau Grand Jeu ou cordon sanitaire ?
Et l’Europe dans tout cela ? Car L’Asie centrale en a la taille et tout ne se réduit d’ailleurs pas à la superficie. Pendant près d’une centaine d’années, le Grand Jeu du XIXème siècle a été caractérisé par la rivalité des empires russe et britannique. La Russie est restée tandis que le Royaume-Uni conservait son attrait pour la région.
Une menace terroriste?
L’islam radical est globalement contenu, grâce notamment aux traditions d’un Islam modéré hérité de l’Union soviétique, mais des groupes extrémistes font périodiquement irruption pour exploiter des tensions sociales aigues. Une agitation récurrente se produit par exemple dans la région de la Caspienne du Kazakhstan. Le risque n’est pas nul en Ouzbékistan, foyer de l’Islam en Asie centrale où des écoles coraniques financées de l’extérieur sont apparues après l’indépendance, mais il fut dominé sous la main de fer de son président aujourd’hui disparu Islam Karimov, le bien nommé.
Un terreau constitué de rivalités ethniques et de déséquilibres régionaux, sur toile de fond de la guerre d’Afghanistan et d’opposition larvée des grandes puissances, a pu être exploité par des mouvements radicaux. Le danger d’un « choc des cultures » n’est jamais nul: l’aéroport de Manas au Kirghizistan (Air Transit Center) a accueilli à partir de 2001 soldats et matériels de guerre américains pour l’Afghanistan dans le cadre d’un contrat bail. Les facilités aériennes offertes par l’Ouzbékistan ont été en revanche brutalement interrompues en 2005. La coopération militaire avec le Kazakhstan est limitée dans le cadre du programme Partenariat pour la Paix (PPP) de l’OTAN.
Le champ des opportunités, notamment pour l’Europe
Avec le Kazakhstan, le Turkménistan et l’Ouzbékistan, les trois principales économies de la région, se sont développées des relations commerciales substantielles même si l’Europe, et même les Etats-Unis, restent parfois en retrait dans certains pays comme le Turkménistan. Mais l’on peut relever une forte présence des sociétés américaines au Kazakhstan, notamment dans le secteur énergétique (NB: le gisement pétrolier de Tengiz, le premier du pays a été prospecté par les Américains; Chevron contrôle 50% de la production et ExxonMobil 25%).
Au Turkménistan, Washington affecte souvent l’indifférence alors que le pays a eu, en particulier pendant la présence américaine en Afghanistan un rôle important de pays relais (cf. Logistique, permissions des militaires, etc.). Le Turkménistan, au nom de sa neutralité et de ses bonnes relations avec l’ensemble des parties afghanes, n’a pas accepté d’être utilisé à des fins militaires. Pour les mêmes raisons, le complexe retrait des équipements militaires étrangers d’Afghanistan, y compris français, n’a pu être opéré à travers une voie turkmène qui aurait offert bien des facilités.
Les Etats-Unis on construit à partir de 2014 une nouvelle Ambassade à Achkhabad pour un investissement de plus de 250 millions de dollars (NB: Sergueï Lavrov inaugurant de son côté la nouvelle et impressionnante Ambassade russe). On peut imaginer que ce n’est pas sans raison, compte tenu des enjeux évoqués et…de la proximité de la frontière iranienne distante seulement de 25 km de la capitale turkmène.
L’Europe reste un acteur politique relativement marginal, malgré les efforts intenses développés un temps par son Représentant spécial, l’Ambassadeur Pierre Morel, qui avaient abouti notamment à la formulation de la stratégie 2007-2013 de l’UE pour la région. Des coopérations spécifiques, par exemple en matière de formation, sont appréciées. L’accent mis sur la démocratie et les droits de l’homme, quel que soit sa légitimité, ne facilite pas nécessairement la promotion des intérêts européens. Mais des accords de Partenariat et de Coopération ont été conclus avec plusieurs pays d’Asie centrale, par exemple avec le Kazakhstan et le Turkménistan.
Les Britanniques affectent parfois de ne pas s’intéresser outre mesure à la zone alors qu’étant experts du Grand Jeu, ils ne cessent d’y penser et ne font pas qu’y réfléchir. Les intérêts britanniques sont ainsi particulièrement bien représentés dans le secteur énergétique au Kazakhstan (Shell et British Gas); la coopération avec les meilleures universités britanniques est organisée, en particulier au Kazakhstan et en Ouzbékistan; des exercices militaires annuels sont organisés avec le Kazakhstan.
L’Allemagne est le premier partenaire européen du Kazakhstan et elle est aussi active sur le front culturel avec des diasporas et des associations culturelles. L’Italie est avec le royaume-Uni, l’Allemagne et la France un pays particulièrement actif en Asie centrale
La France est attendue, y compris sur le plan politique et un Partenariat stratégique existe en effet avec le Kazakhstan depuis 2008. Plus de 100 entreprises françaises y sont implantées au Kazakhstan et l’on peut citer pêle-mêle: Total, Alstom (cf. usine de locomotives électriques à Astana), GDF Suez, Areva, ou encore Airbus. Le Turkménistan est le 3ème partenaire économique de la France en Asie centrale: ce pays fut un temps le premier marché à l’international de Bouygues Construction; Accor, Cifal, Schneider Electric, Thales (cf. Satellites), Total, ou encore Vinci sont également présents.La visite en 1994 du Président Mitterrand accompagnant en quelque sorte le très jeune Etat sur les fonts baptismaux, a eu des retombées économiques durables pour les intérêts économiques français, au-delà de la découverte de la cité antique de Nysa. Il est à cet égard dommageable qu’un nouveau voyage présidentiel n’ait pu se dérouler comme envisagé en 2016. Confirmation de l’attention française à la région, le ministre du Commerce extérieur Franck Riester était encore en mai dernier au Kazakhstan et en Ouzbékistan.
The Dawn of Eurasia
Bruno Maçães, ministre portugais de l’Europe de 2013 à 2015 puis consultant dans la City de Londres a écrit en 2018, au terme d’une période sabbatique de plusieurs mois dans cet immense espace de l’Europe à la Chine, un passionnant et riche ouvrage sur L’Aube de l’Eurasie (The Dawn of Eurasia). Il est réducteur de n’en relever que le constat selon lequel les Européens pensent généralement en fonction de normes et de règles qu’ils veulent étendre alors qu’il faudrait raisonner, dans le cas d’espèce, en termes de puissance (« If you think Russia and China have an expansionist approach, you cannot respond with a rule »).
La question n’est pas de bâtir un cadre neutre fait de règles mais de savoir laquelle va prévaut. Une autre idée, apparemment paradoxale compte tenu de la précédente affirmation, est que la contestation de l’ordre économique mondial ne vient finalement pas de la périphérie mais du centre, c’est-à-dire de nous-mêmes. Sommes-nous toujours attachés à un ordre « libéral » ? Le choix du Brexit par exemple en était-il une expression ? Ces immenses questions nous ramènent à notre identité et notre ambition. Notre destin est-il toujours d’exporter nos idées vers l’Asie ou d’accueillir désormais les siennes ? Le Nouveau Grand Jeu fait surgir ces interrogations fondamentales.
Patrick Pascal
Ancien Ambassadeur et Président du Groupe Alstom à Moscou pour la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie.
Fondateur et Président de Perspectives Europe-Monde.
Pour en savoir plus :
www.perspectives-europemonde.com
Patrick Pascal est également l’auteur de Journal d’Ukraine et de Russie (VA Éditions)
Disponible auprès de VA-EDITIONS.FR