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Sur les hauteurs d’Erevan pour commémorer le génocide arménien

Entreprendre - Sur les hauteurs d’Erevan pour commémorer le génocide arménien

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De notre envoyé spécial Antoine Bordier

Le jour du 24 avril 1915 est ancré dans le cœur des Arméniens du monde entier. Chaque année, à cette date, de plus en plus d’Etats se joignent à eux et communient. Ce peuple est un peuple martyr. Martyr du génocide. Le génocide arménien est le premier du 20è siècle. Il précède la Shoa. A quelques jours de ce triste jour anniversaire, tous les regards se tournent vers Tsitsernakaberd, le Mémorial où brûle encore la Flamme éternelle.

Chaque année, ils sont des dizaines de milliers à s’y rendre en pèlerinage. A Erevan, de la place de la République, il faut compter une petite heure de marche. Il faut passer le pont qui relie les deux rives de la rivière Hrazdan, et, longer le stade de football. En levant la tête, on aperçoit, déjà, la flèche du Mémorial. Là, sur un promontoire d’où on distingue nettement la ville, se trouve le Musée-Institut du Génocide Arménien de Tsitsernakaberd. Il est dirigé par le Dr Harutyun Marutyan. Le visage rond et le sourire spontané, il reçoit en ce moment beaucoup de journalistes.

Malgré la pandémie, venir à Tsitsernakaberd est un devoir, une mission. C’est une question de survie. Sur son bureau, quelques ouvrages épars, qu’il a écrit. Ce chercheur de l’ombre est un anthropologue et un ethnographe. « Mon prénom, Harutyun, signifie « résurrection », explique-t-il avec un brin d’humour noir. » Son visage se referme et devient plus grave, quand il parle du génocide. Dans la nuit du 24 au 25 avril 1915 commence la rafle de l’élite arménienne à Constantinople, la capitale de l’Empire Ottoman.

Plus de 500 personnes vont mourir au petit matin. C’est le début du génocide. Comme la plupart des Arméniens, le génocide a touché la famille du directeur. Ses grands-parents originaires de Van, en Turquie, sur la partie orientale du lac du même nom, ont été victimes de la barbarie des Turcs. « Mes grands-parents ont, cependant, pu survivre, raconte-t-il, car la ville, à majorité arménienne, s’est défendue jusqu’à l’arrivée des troupes russes. »

La défense de Van et d’autres villes

Il n’y a pas que les 23 000 arméniens de la ville de Van qui se sont défendus avec héroïsme contre les déportations, et, les spoliations du gouvernement des Jeunes-Turcs. Dans toute la région, près de 150 000 arméniens sur les près de 200 000 vont survivre. Avec l’arrivée des troupes russes, l’ensemble des survivants s’exile et se réfugie de l’autre côté de la frontière, en Russie et en Arménie. « A plusieurs reprises, l’armée russe a envahi l’Empire ottoman, et, s’est retirée. A chaque fois des Arméniens ont suivi ce va-et-vient des troupes pour, soit se réinstaller, soit récupérer une partie de leurs biens. »

Il s’interrompt un instant et sort de sa bibliothèque un ouvrage volumineux, fruit d’une vingtaine d’années de recherche. « C’est mon ouvrage le plus important, explique-t-il. Et, la plupart des photos sont de moi. Il y a plus de 400 pages de détails historiques sur le génocide. Je parle, aussi, du Mouvement Karabakh. »

Il tourne les pages de son livre, dont la première édition est parue en 2009. Il s’arrête sur la carte de l’Empire ottoman. Il pointe les environs de Van. Ce livre, c’est sa passion, sa vie. Depuis octobre 2018, où il a pris ses nouvelles fonctions de directeur, il semble réaliser une sorte de synthèse de sa vie. Synthèse de son histoire familiale d’abord, qui est liée avec sa passion pour l’ethnographie et l’anthropologie, synthèse de ses nombreux articles, notes, ouvrages, publications et recherches, ensuite. Synthèse, enfin, de ses nombreux engagements dans des ONG.

Le bouc-émissaire idéal

Impossible de l’arrêter dans sa description des débuts du déclenchement de la folle spirale génocidaire turque. Comme si l’histoire de l’Arménie et de son peuple s’était arrêtée le 24 avril 1915. Au début de la Première Guerre Mondiale, l’Empire ottoman, qui est l’allié de l’Allemagne et de l’Empire austro-hongrois, va de défaite en défaite contre la Russie. Le pouvoir turc a trouvé le bouc-émissaire idéal : ce sera l’Arménien, le chrétien.

Sur les 2 millions d’Arméniens qui vivent dans l’Empire, moins d’1/3 survivront à la barbarie génocidaire. Toute la vie du professeur Marutyan paraît modelée par cette histoire tragique. Il est un musée à lui tout seul. Comme s’il portait les stigmates de tout un peuple, qu’une partie du monde a regardé mourir dans d’horribles souffrances. Sans presque rien faire. Il évoque, aussi, la période stalinienne qui a fait beaucoup de mal à l’Arménie, en dépeçant de ses terres ancestrales les terres du Haut-Karabakh, à l’est, pour les donner à l’Azerbaïdjan, et, celles du Nakhitchevan au sud-ouest.

« En 1949, ajoute-t-il, Staline fait déporter de Tbilissi, en Géorgie, les familles arméniennes. Mes grands-parents avec leurs 3 filles ont été déportés en Sibérie. Pourquoi ? Plus tard, la réponse officielle des autorités sera donnée : ‶parce qu’ils étaient d’anciens citoyens turcs″. »

C’est la triple peine : après celle du génocide, de l’exil, celle de la déportation parce que vous avez survécu. Aray et Ashkhen ont vécu 5 ans dans un kolkhoze. Parmi leurs 3 filles, se trouve la mère du directeur, Arpenic. Elle a tenu son journal quotidien de cette terrible période. En 2007, il décide de le publier.

Un CV impressionnant

Avec un père, Tiran, qui possède un double doctorat en architecture, et, qui était un expert en ce domaine, l’atavisme familial n’est pas loin. Quoi de plus naturel en somme ? Il a permis au jeune Harutyun, de marcher sur les pas de ses parents. Son CV, pour autant, est bien le sien. Il est atypique. Il fait une trentaine de pages.

Certes, si on enlève la partie de ses articles et de ses autres publications, il se réduit à 8 pages. Né en septembre 1956, il obtient en 1978 son diplôme de l’Université d’État d’Erevan. Puis, en 1983, son premier doctorat à l’Institut d’ethnographie de l’Académie des Sciences de Moscou. En 2007, il obtient son deuxième doctorat de l’Institut d’archéologie et d’ethnographie, à l’Académie Nationale des Sciences d’Erevan. Dans les années 80, il écrit ses premiers articles. En tout, il en écrira plus de 200. Il écrit, d’abord, sur le mobilier et les ustensiles arméniens traditionnels. Dans les années 90, il commence à écrire sur le Haut-Karabakh, et, sur le patrimoine religieux.

Puis, il se plonge dans l’histoire du génocide. Il n’arrêtera pas d’écrire. Il écrit dans sa langue maternelle, mais, aussi, en anglais et en russe. L’année où il écrit le plus est celle du centenaire, en 2015. Au-delà des articles, il a publié une dizaine de livres seul et avec des co-auteurs. Reconnu par ses pairs, et, par les plus grandes académies, il reçoit les prix de l’Académie des Sciences d’Erevan, de Moscou, et, même du MIT. A travers son parcours, il veut montrer que « les victimes sont vivantes, plus que jamais. Je suis en quelque sorte entré en résistance très tôt. Je poursuis le combat de la mémoire, de la vérité. Nier le génocide, être négationniste, ne pas reconnaître sa responsabilité, ne pas demander pardon et réparer, c’est nier sa propre vie. Et, celle des générations futures. »

Le M de Mémorial

 Il termine sa phrase et se lève. Il s’arrête devant un tableau qui symbolise les survivants. Des descendants ont participé à l’œuvre picturale en apposant une touche de peinture avec leur pouce. Si ce tableau est plus fort que la mort, le Mémorial fait mémoire du génocide arménien. En 1915, orchestré par le gouvernement turc, cette barbarie étatique servira d’exemple à Staline, puis, à Hitler qui déclarait en 1939 : « Qui se souvient du génocide arménien ? ».

Si les grandes puissances de l’époque étaient intervenues pour arrêter le génocide arménien, l’Holocauste aurait-il eu lieu ? Et, les autres ? Dans le musée, où domine la pénombre, les éléments picturaux des panneaux retracent l’histoire du génocide, son contexte avec la Grande Guerre, les lois turques, la légalisation de la spoliation, de la déportation et du massacre des Arméniens. Les textes de l’époque sont terribles, les photos encore plus.

Comment est-ce possible ?  L’envie de pleurer vous prend, devant ces enfants massacrés, démembrés, torturés. Parmi eux des bébés. On dirait qu’ils dorment. En avançant dans la galerie les panneaux 3 et 4 parlent des prêtres pendus, des élites éliminées, des grands-mères qui pleurent, des femmes violées. Et, plus loin, dans des fosses communes, des squelettes apparaissent. Besoin d’air, besoin d’air pur et vivifiant. Besoin de regarder ailleurs, de fermer les yeux. Besoin de sortir, d’aller prier. De crier, oui, plutôt de crier. La visite n’est pas finie. La guide, qui parle un français littéraire, invite à emprunter un couloir descendant en forme de spirale. « Il symbolise la longue marche de ces centaines de milliers de familles arméniennes, dans le désert de Syrie. Elles marchent vers la mort. » La nuit, la faucille s’abat sur ceux qui s’écartent du reste de la troupe. « Ils sont dévorés par les chacals. »

Le E de l’Espérance

La visite se termine, il est 17h00. Dehors, le ciel est bleu. L’air pur s’invite de nouveau dans les poumons. Sur l’esplanade du Mémorial, la nature sort de l’hivers. Elle exalte la vie. Les premiers bourgeons apparaissent, remplis de promesse. Alors que l’ensemble du site a été construit entre 1965 et 1967, le parc commémoratif date, lui, de 1997. Le musée ouvre en 1995. L’esplanade est divisée en trois parties : le parc commémoratif arboré de sapins, dits « arbres d’éternité », le Mur commémoratif, et, le Sanctuaire où brûle la Flamme éternelle avec la Colonne de « la Renaissance de l’Arménie », véritable flèche de cathédrale pointée vers le ciel.

Avant de parvenir à la partie centrale du monument, il faut longer le Mur, d’une longueur de 100 mètres, sur lequel sont gravés les noms des villes d’Arménie occidentale et les noms des populations arméniennes massacrées par les Turcs. La flèche haute de 44 mètres symbolise la renaissance spirituelle, la résilience et la survie du peuple arménien.  

Au centre, le Sanctuaire à ciel ouvert est composé de douze grands murs espacés les uns des autres et formant un cercle. La forme de ces murs rappelle celle des khatchkars traditionnels arméniens. Il faut descendre une dizaine de marches, pour s’approcher de la Flamme éternelle, qui symbolise toutes les victimes du génocide. Autour de la Flamme des fleurs sont déposées. Le silence domine. L’air entre par moment et ressort. Dans la froidure du mois de mars, dans ce temps Pascal, la Flamme réchauffe et illumine. Il y a 105 ans, un an après le génocide, Anatole France écrivait : “L’Arménie expire. Mais elle renaîtra. Le peu de sang qui lui reste est un sang précieux dont sortira une postérité héroïque. Un peuple qui ne veut pas mourir ne meurt pas. ” A J-7 du jour-anniversaire, ces écrits sont de nouveau d’actualité.

Texte et photos réalisés par Antoine BORDIER


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