À défaut de convertir tous les Français au libéralisme, Pascal Salin est convaincu que seules la liberté d’entreprendre et la baisse des prélèvements fiscaux peuvent nous apporter la prospérité économique attendue. Autant dire que ce professeur émérite de l’université de Paris- Dauphine va à l’encontre de ce que l’on entend partout. Expert de la finance publique, Pascal Salin, 79 ans, préside l’ALEPS (association pour la liberté économique et le progrès social).
Qu’est-ce que pour vous une société libérale ?
Pascal Salin : C’est une société qui respecte les droits individuels, à savoir les droits d’ une personne sur elle-même, et les droits de propriété légitimes. Les droits de propriété sont légitimes lorsqu’ils résultent d’un acte de création. Le problème de liberté et celui de propriété sont indissociables. Être libre, c’est être propriétaire de soi-même et ne pas subir la contrainte d’autrui, mais on ne peut être propriétaire de soi même sans être propriétaire de ce que l’on crée.
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Jean-Pierre Bansard – Entrepreneur et propriétaire d’un groupe hôtelier comprenant l’Intercontinental Paris
Il ne faut pas oublier que les richesses résultent d’actes de création, l’être humain étant par nature créateur. Nous devons donc respecter cette caractéristique de l’être humain : respecter la liberté, c’est précisément respecter l’être humain, et donc respecter les droits de propriété légitimes. La société libérale est donc une société où l’on exclut au maximum la contrainte. Un libéral est généralement opposé à l’action étatique car elle repose précisément sur la contrainte.
Les êtres humains sont mus par deux modes d’action : les actions libres et les actions sous contrainte. La contrainte étatique est légale mais elle n’est pas pour autant justifiée. L’impôt est l’exemple le plus marquant de cette contrainte étatique. L’impôt constituant systématiquement une atteinte aux droits de propriété légitimes, on peut donc considérer que toute baisse d’impôt est souhaitable par principe. Le niveau de fiscalité d’un pays est un indice du caractère plus ou moins libéral de cette société.
Selon Friedrich Hayek, la France est le pays le moins libéral au monde…
Il est intéressant de voir l’ importance qu’Hayek a accordée au problème français : il était très polarisé sur cette question et s’étonnait que la France ne soit pas plus libérale. Selon Hayek, lorsque la France sera libérale, c’est que le monde entier le sera déjà devenu. Il avait une grande admiration pour les grands auteurs libéraux français comme Frédéric Bastiat. L’explication apportée par Hayek est la plus pertinente qui soit.
Selon lui, il a toujours existé une opposition entre deux mentalités : la mentalité libérale, particulièrement active au 19ème siècle, et le positivisme dont Saint-Simon est un exemple. La France avait selon lui les plus grands scientifiques du monde à la fin du 18ème et au début du 19ème et l’on a donc considéré en France que l’on devait conduire la même démarche que les scientifiques afin de traiter les problèmes sociaux, estimant donc que l’on était capable de manipuler la société comme on peut manipuler des activités physiques grâce à la connaissance.
On a ainsi légitimé ce que Friedrich Hayek appelle des « ingénieurs sociaux ». Cette explication me semble intéressante car il y a toujours eu en France la juxtaposition de penseurs libéraux et de rationalistes selon qui la raison permet de comprendre le fonctionnement d’une société, de la manipuler et de la faire fonctionner selon des objectifs déterminés. C’est en quelque sorte le fondement de l’idée étatique.
On parle communément du « modèle social français ». Ce modèle se caractérise avant tout par l’interventionnisme étatique, la France étant le pays où les dépenses publiques sont les plus élevées. Comment expliquer cette dissonance ?
Il existe deux modèles sociaux possibles. Pour un libéral, le modèle social est bien évidemment un modèle de liberté qui implique le respect de la liberté d’autrui et de ses droits. Si tout le monde est libre et respectueux des droits d’autrui, nous accédons à une harmonie sociale qui en est le résultat. Une société parfaitement libérale serait une société très cohérente, sans conflits, et pacifique, ce qui permettrait un développement économique. Mais la mentalité française repose sur autre chose.
Il existe à titre d’exemple un mythe de l’égalisation des conditions de vie des individus par l’exercice de la contrainte. Ce modèle social conduit à ne pas respecter les droits individuels, à l’inverse du modèle social libéral. Hayek soulignait l’importance de s’intéresser aux processus par lequel les individus agissent et non pas aux résultats. Le modèle social français est un modèle où l’Etat prétend déterminer le résultat des activités humaines, alors qu’il est essentiel de laisser la liberté dans les processus.
Pourquoi parlez-vous de la France comme d’une « société collectivisée » ?
Nous détenons le triste record des dépenses publiques et de la fiscalité la plus élevée au monde. Voici des signes manifestes de collectivisation à travers lesquels on ne respecte pas les droits de propriété légitimes. Les réglementations jouent également un rôle non négligeable. Chaque année, des organismes américains publient un indice de la liberté. Dans la dernière publication du Frazer Institute, la France arrive seulement au 57ème rang…
Pour un pays comme la France qui prétend être le pays de la liberté, il est assez paradoxal de n’être qu’au 57ème rang sur 162 pays analysés. Il est très difficile de quantifier le niveau de la réglementation, mais on oublie trop souvent combien elle est importante en France.
L’interventionnisme de l’Etat constitue- t-il un obstacle au développement des idées libérales ?
Il existe un cercle vicieux entre l’ Etat et l’éducation : l’Etat a la possibilité d’influencer les idées dominantes en faveur de son interventionnisme à travers le système éducatif. Il est frappant de constater que la France est l’un des rares pays développés ne disposant pas d’universités privées. Les écoles libres sont soumise au diktat de l’État, elles ne peuvent pas choisir librement leurs enseignants, les programmes … Il est assez scandaleux de voir qu’en France le pourcentage des écoles privées est limité à 20 %.
L’Etat a la possibilité de déterminer plus ou moins directement comment se fait l’éducation des individus. Lorsque l’on regarde les programmes scolaires ou universitaires, force est de constater que le libéralisme n’est pas à l’honneur. Par ailleurs, l’interventionnisme étatique est tel qu’il crée une polarisation des esprits sur les thèmes politiques et entraîne une importante politisation de la société. Ce cercle vicieux est très difficile à rompre…
Comment s’y prendre ?
Il faudrait introduire la concurrence dans le système scolaire et universitaire. La liberté d’exprimer des opinions différentes est une liberté fondamentale dans une société libre.
La France est le berceau de célèbres intellectuels libéraux, comme Bastiat, Rueff, Say ou encore Turgot. Pourquoi n’ont-ils pas réussi à convaincre nos concitoyens ?
Je me pose la question depuis très longtemps sans pouvoir y apporter une réponse définitive. Des auteurs comme Bastiat sont extrêmement connus à travers le monde, et étonnament bien plus qu’en France. Certains de ces auteurs français ont eu une grande influence en Amérique latine, aux Etats-Unis, etc. Ces œuvres remarquables devraient attirer.
Les Français sont fortement incités à se focaliser sur les politiques qu’il faut conduire au lieu de réfléchir à quelque chose de différent. Ce centralisme politique existe depuis longtemps en France. Le fait que l’État soit si important détermine et infléchit l’intérêt de la pensée. Je pense qu’il existe une relation mais il est difficile de déterminer ce qui est la cause et ce qui est l’effet. Ce cercle vicieux interventionniste fait que la pensée libérale est laissée en marge.
Le fait que la France n’ait pas encore réellement effectué sa « révolution libérale » est-il un facteur explicatif de la stagnation du pays ?
C’est un facteur essentiel. Ce qui est justifié du point de vue éthique donne très souvent des résultats satisfaisants sur le plan pratique. L’ampleur de l’interventionnisme en France entraine une annihilation des incitations productives des individus. Les Français ont le sentiment que leur vie dépend davantage de ce que l’Etat décide pour eux que de ce qu’ils peuvent faire eux-mêmes. Lorsqu’on lance une activité, si l’ état ponctionne 50 à 80% de ce que l’on produit–voire davantage – on assiste naturellement à une destruction des incitations productives. Je suis persuadé que si l’on diminuait considérablement la fiscalité, les dépenses publiques et les réglementations, la France connaîtrait une importante prospérité.
Les Français sont bien formés et ils sont capables d’innover et d’imaginer des produits différents. L’exil à l’étranger de ceux qui sont les plus innovants, les plus travailleurs et les plus productifs, témoigne de ce poids qui pèse sur la France.
Macron peut-il être le moteur de cette révolution ?
Absolument pas. Il n’a pas de véritables convictions, et en particulier de conviction libérale. C’est un pragmatique à courte vue qui agit en fonction des réactions de l’opinion publique. Il n’a pas de vision à long terme et il décide des petites « réformettes » dont certaines sont par pur hasard un peu libérales. Lorsqu’il était ministre de l’Economie sous le gouvernement de François Hollande, il avait décidé l’ouverture à la concurrence des lignes d’autocars, ce qui était bien évidemment souhaitable.
Cette mesure lui a valu d’être associé à une image de libéral mais il s’agissait d’une approche purement utilitariste car il avait compris que dans ce domaine la concurrence pouvait être utile. Il est assez caractéristique que l’on dise très fréquemment de lui qu’il dit toujours une chose et son contraire et fait toujours une chose et son contraire. Cette contradiction s’ est illustrée dans le domaine de la fiscalité où, d’un côté, il diminue les cotisations sociales, et de l’autre, il augmente la CSG.
Comment expliquer la juxtaposition de positions libérales et de positions extrêmement interventionnistes et autoritaires en France ?
Je crois que cela résulte du fonctionnement du système politique dans lequel les hommes politiques ont pour souci de satisfaire les différentes catégories de personnes à court terme. Ils doivent apporter satisfaction aux libéraux présents en France et sont donc parfois amenés à autoriser la concurrence dans un domaine ou à modifier légèrement les conditions du marché du travail en ce sens.
Mais les libéraux français auxquels les hommes politiques tentent de répondre sont des libéraux utilitaristes et non des libéraux fondamentalistes qui auraient une conception fondamentale libérale du point de vue éthique. Cela explique l’ambiguïté du système et pourquoi certaines mesures sont libérales, bien que la plupart demeurent interventionnistes. La juxtaposition de ces deux positions n’est donc pas si surprenante et correspond au fonctionnement d’un système démocratique lorsque l’interventionnisme étatique a un rôle très dominant.
Peut-on évoquer une schizophrénie de la part des Français qui déclarent aimer la liberté mais préfèrent l’État ?
La conception des Français est ambiguë. Il est très étonnant de revendiquer la notion de liberté, un mot à la connotation très positive, et dans le même temps de considérer de manière dominante le terme de libéralisme comme quelque chose de critiquable. Cette dissonance est surprenante. Les Français sont favorables à la liberté, mais pas au libéralisme qu’ils perçoivent comme la cause de nombreuses difficultés. Beaucoup d’individus revendiquent la liberté pour eux-mêmes, mais souhaitent limiter la liberté d’autrui pour essayer d’en profiter. L’ambiguïté française réside dans la politisation extrême de la société qui conduit les individus à adopter des positions contradictoires.
Quels sont les effets pervers de ce « faux libéralisme » dont nous souffrons ?
On désigne souvent à tort l’ultralibéralisme ou la mondialisation comme responsables de certains effets économiques négatifs. Or, le renforcement de l’interventionnisme vient en réaction au libéralisme. Nous évoluons donc en France dans un « faux libéralisme » et une grande confusion. Dans les 40 dernières années, malgré les alternances politiques, la droite et la gauche ont mené la même politique.
Une politique erronée et pas assez libérale. Mon ouvrage « Droite et Gauche unies dans l’erreur», qui paraitra prochainement, explique ce mécanisme. Les gouvernements de droite n’ont pas conduit de politique libérale, alors qu’on assimile spontanément la droite au libéralisme. Nous n’avons jamais eu aucun gouvernement qui se revendique libéral et qui le soit effectivement.
En quoi une économie de marché libre fondée sur la coopération volontaire serait-elle supérieure à la contrainte étatique ?
Une économie de marché libre permet l’expression de la responsabilité personnelle. En tant que propriétaire légitime, on est responsable dans la mesure où l’on subit les conséquences de ce que l’on décide. Etre responsable incite donc à innover, à se dépasser et à faire mieux que les autres. La concurrence joue un rôle essentiel car, comme le disait Hayek, la concurrence est un processus de découverte qui implique bien évidemment le marché libre.
Je suis convaincu qu’une économie de marché libre serait très favorable du point de vue de la prospérité de la vie économique. Les hommes d’Etat sont dans une grande mesure irresponsables, mais pas totalement par peur de la sanction du vote. Ils sont irresponsables dans le sens où lorsqu’ils commettent une erreur, ils n’en supportent pas eux-mêmes les conséquences qui sont supportées par les citoyens.
Dans la mesure où le sort des individus dépend davantage des décisions étatiques que de leurs propres efforts et décisions, il en résulte des frustrations et des conflits. C’est pourquoi l’interventionnisme étatique n’a pas seulement des conséquences négatives du point de vue économique, mais aussi du point de vue des mentalités et de la vie sociale.
L’intérêt croissant des jeunes pour les idées libérales est-il l’expression d’une réaction à la situation actuelle ?
Je pense effectivement qu’il s’agit d’une réaction à la situation actuelle car les jeunes ont conscience que le système français ne marche pas parfaitement et qu’il existe une profonde insatisfaction. Le modèle social français s’inscrit dans un système fondé sur des décisions étatiques. Ce modèle est très peu favorable à l’harmonie sociale. Certains jeunes se posent la question de savoir si un autre système ne serait pas possible.
Je crois que l’on assiste également à une conversion intellectuelle. Le rôle des idées est fondamental ; or je veux croire en une redécouverte des idées libérales. Les jeunes indiquent souvent être devenus libéraux de manière fortuite, au détour d’une lecture d’inspiration libérale. Ils expriment une certaine admiration pour la cohérence logique, le réalisme et l’éthique du libéralisme.
Comment réconcilier le libéralisme utilitariste et le libéralisme éthique ?
Cette réconciliation ne peut se faire qu’au travers de la formation intellectuelle et des convictions profondes, et non pas par l’expérience. J’ai toujours pensé que le problème français était un problème fondamentalement intellectuel et que la réconciliation suppose de mettre l’accent sur le libéralisme éthique.
Quel regard portez-vous sur le protec- tionnisme ? Peut-il s’avérer utile dans certaines circonstances ?
Le protectionnisme n’a aucune justification, et ce pour une raison purement logique. Lorsque deux personnes échangent librement alors qu’elles pourraient ne pas échanger, c’est que les deux acteurs profitent de l’échange. Et cela reste évidemment vrai si les deux échangistes vivent sur des territoires nationaux différents. Le protectionnisme paraît fondamentalement condamnable car il empêche les individus d’avoir des opportunités d’améliorer leur situation. Nous sommes englués dans un cercle vicieux. Le protectionnisme existe afin de favoriser certaines personnes en observant une pure logique de démagogie électorale.
Quand on parle de libéraliser certaines activités productives et d’accepter l’ouverture sur l’extérieur. Il existe bien évidemment un coût de transition lorsque l’on passe d’un système à un autre, ceci servant à prétendre qu’il faut maintenir la protection. Libéraliser les échanges peut en effet poser un problème à court terme car ceux qui bénéficiaient d’un privilège du fait du protectionnisme doivent s’ajuster aux nouvelles conditions dues à la libéralisation, mais sur le long terme la liberté des échanges permet de satisfaire tout le monde. Cela suppose que les individus s’adaptent et qu’ils se spécialisent dans les activités dans lesquelles ils ont un avantage relatif.
Une démocratie peut-elle ne pas être libérale ?
La démocratie peut être tyrannique. Elle repose sur la loi de la majorité et on peut toujours trouver une majorité pour spolier une minorité : ceci explique par exemple l’existence de l’impôt progressif sur le revenu. Les politiciens essaient de donner des privilèges à certaines catégories aux dépens des autres, mais ils s’arrangent souvent pour masquer le coût réel de leurs activités.
Ainsi, plus de 50% des Français ne paient pas l’impôt sur le revenu et ils ont le sentiment que l’Etat est gratuit (d’autant plus que les cotisations sociales font l’objet d’un prélèvement à la source), mais ils ignorent qu’ils paient en réalité une fiscalité élevée. De même, le protectionnisme profite à certains producteurs, mais il a un coût caché car les individus ne savent pas en général les économies qu’ils pourraient faire en achetant des biens à l’étranger.
La démocratie est certes préférable à la dictature, mais elle ne suffit pas. Ce qui est important pour un libéral, c’est de limiter les pouvoirs de l’Etat, quel qu’il soit.