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La solidarité en actes des entrepreneurs et dirigeants chrétiens dans un Liban tourmenté

Copyright des photos A. Bordier

Par Antoine Bordier

2018, 2019 et 2020 : trois années qui marquent pour le Liban une descente aux enfers. Comme si le Pays des Cèdres, que Lamartine appelait la Perle de l’Orient, subissait des tourments sans fin. Crises économiques et sociales, crises monétaires, crises politiques et crises de souveraineté se succèdent. Le Liban a un genou à terre. Mais, il est en train de se remettre debout. Avec les Entrepreneurs et Dirigeants Chrétiens du Liban, le bien commun, l’espérance et la solidarité sont en première ligne. Reportage à 900 mètres d’altitude, à Bikfaya.

Que serait le Liban sans ses cèdres et ses montagnes tournés vers la Méditerranée ? Le Liban sans ses racines, qui plongent dans plus de 7 000 ans d’histoire, ne serait pas le Liban. Le Liban sans son peuple, une mosaïque de 18 confessions religieuses, véritable bijou civilisationnel, serait très différent. « Si les chrétiens ne montrent pas l’exemple de la solidarité, qui le fera ? » interroge Karim Kamel, la cinquantaine passée. Il est le dirigeant de Manutech Liban. « Avant la crise, raconte-t-il, notre entreprise industrielle d’équipements de manutention employait 42 salariés. Nous sommes passés à 26, après le mois d’octobre 2019, lorsque notre monnaie a dévissé et que nous nous sommes enfoncés dans la crise. » Karim est étonnant, il aurait pu mettre la clef sous la porte. Mais non. Il n’a pas baissé les bras. Son chiffre d’affaires a chuté, divisé par deux. Mais, au fil des mois, et après la rechute du 4 août 2020, lorsque le port de Beyrouth est frappé par deux explosions successives, il remonte la pente. « Notre DRH est une femme célibataire. C’est une chrétienne pratiquante, qui a fui les massacres perpétrés par des musulmans dans son village, au tout début de la guerre civile en 1975. En 2019 et 2020, elle a bousculé les procédures, que nous avions, pour mettre en place une nouvelle fonction de DRH : celle qui prend soin des autres. C’est notre rôle : être bienveillant et nous occuper de nos salariés. Nous les aidons financièrement avec la mise en place de prêts solidaires. Comme les comptes bancaires étaient bloqués et que la livre libanaise chutait de jour en jour (NDLR : aujourd’hui, 1 dollar vaut 100 000 livres, alors qu’en septembre 2019, il valait 1 500 livres), nous avons décidé de clôturer tous leurs prêts à notre charge.» Quel exemple !

Ce samedi 3 juin, une dizaine de chefs d’entreprise se retrouvent à Bikfaya, un village typiquement libanais, qui est à une demi-heure de la capitale, juché à 900 m d’altitude. Au menu ? La solidarité.

La « maison de pierre » est un village de fleurs

C’est ce que veut dire « Beit Kefaya » : « maison de pierre ». Il y aura 90 ans l’année prochaine, sous l’impulsion de Maurice Gemayel, un chrétien maronite, plusieurs fois député et ministre, le village se transformait en festival de fleurs, chaque été, vers la mi-août. Le festival a été plusieurs fois interrompu, en raison des crises successives qui ont traversé le Liban. La fête était finie. Mais, elle est en train de reprendre.

Joe Hatem, l’ancien président des Entrepreneurs et Dirigeants Chrétiens (EDC-Liban) avait prévenu : « Nous parlerons de la pensée sociale chrétienne (la PSC), et, précisément du principe de solidarité. Nous terminons un cycle de 6 réunions de travail. Nous avons, dans un premier temps, abordé la dignité de la personne humaine, le bien commun, la subsidiarité, puis, la participation dans l’entreprise, la destination universelle des biens et, maintenant, la solidarité. »

C’est lui qui sert de chauffeur et de guide. Cet enfant du pays est le co-fondateur de la société de haute-technologie informatique Profiles Software. Il est rentré au Liban en 1982, alors qu’il vivait avec son père en Grèce. L’année 1982 est une année que les Libanais ne sont pas près d’oublier. C’est l’année de tous les dangers : celle de l’assassinat du Président de la République Bachir Gemayel, le 14 septembre. Auparavant, le 6 juin, Israël envahissait de nouveau le Pays des Cèdres.

Joe gare sa petite voiture décapotable. « Ici, à Bikfaya, vous allez rencontrer Hector Hajjar, qui est le ministre des Affaires sociales. Il est, aussi, membre des EDC-Liban. » Effectivement, nous le croisons dans l’escalier qui mène à la salle de réunion. Il ne peut pas rester, ses fonctions ministérielles commandent. Nous échangeons quelques mots : « En tant que dirigeant chrétien oriental, j’aspire à une cohérence entre mon activité professionnelle et ma foi. Je suis au service des autres, de mon pays en crise… » C’est une déclaration de foi qui parle d’unité de vie. Cet homme entier a fondé, avec d’autres, l’association Message de Paix : un centre dédié aux personnes souffrant de handicaps. « Nous avons été créés en 1997, explique la jeune directrice Manale Nehme, qui vient d’intégrer les EDC. Nous sommes conseillés par l’Eglise avec la présence à nos côtés de Mgr Georges Bacouni et Mgr Guy-Paul Noujaim. Nous nous occupons d’une centaine de personnes qui ont des handicaps. En intégrant les EDC, je pratique au quotidien les principes de subsidiarité, de confiance, de co-responsabilité et de solidarité. »

Raymond Sfeir et les EDC-Liban

Il n’est plus là pour nous en parler, mais le mouvement des Entrepreneurs et Dirigeants Chrétiens du Liban a été créé en 2006 par Raymond Sfeir. C’est une petite sœur des EDC de France, fondé en 1926, juste avant la Grande Dépression mondiale de 1929. Le mouvement qui regroupe aujourd’hui près de 3 500 membres, dirigeants et entrepreneurs, est présent dans une dizaine de pays.

Raymond Sfeir, cette personnalité hors-du-commun, décédée en 2017, était une vraie pointure. Elle a dirigé de nombreuses entreprises familiales, industrielles, de papeterie, etc. Son bâton de pèlerin en main, elle a oeuvré jusqu’à la fin de sa vie pour le rapprochement entre les Chrétiens et les Musulmans, notamment, à travers MA’AM, un rassemblement islamo-chrétien autour de la responsabilité sociale des entreprises et des organisations au Liban.

Ceux qui lui ont succédé aux EDC-Liban sont nombreux :  Fadi Gemayel, Armand Pharès, Elie Gebrayel, Joe Hatem. Le président actuel est Maroun Moubarak.

La pensée sociale chrétienne ?

Maroun vient, d’ailleurs, de lancer la matinée de travail sur le thème de la solidarité. Cet expert-comptable est un organisateur hors-pair, très minuté. Autour de la table, une quinzaine de personnes ont pris place. C’est Armand Phares, un ancien président des EDC-Liban, et Nassif Ragheb qui sont chargés de l’animation.

Nassif rappelle que le thème de la solidarité est le dernier sujet qu’ils vont traiter sur la PSC. Ce dirigeant d’entreprise de construction a multiplié ses activités en développant de nouveaux services, notamment, dans le segment de l’étanchéité. Il est présent localement, dans les Pays du Golfe, aux Emirats, en Afrique et en Europe.

Il rappelle ce qu’est la pensée sociale : « Des enseignements, des principes et des actions qui mettent en valeur la dignité de la personne humaine au cœur même de nos entreprises. Elle nous invite à prendre soin des autres, de nos salariés, de nos parties-prenantes, de nos clients, de nos fournisseurs, de nos associés. Elle met la lumière sur le partage et le respect du bien commun. A travers le principe de subsidiarité, elle nous ramène au local et à notre responsabilité. Elle parle de la participation des salariés dans l’entreprise. Enfin, elle met en lumière un sujet important : celui de la destination universelle des biens, que l’on retrouve, par exemple, à travers le développement durable… »

Les grands textes sur le sujet sont nés au XIXe siècle lors de la Révolution industrielle, avec les interventions du pape Léon XIII. Dans son encyclique Rerum Novarum, il inaugure ce que l’on appelle, alors, « la doctrine sociale de l’Eglise ». L’Eglise est, à ce moment-là, confrontée à l’avènement de nouvelles idéologies : le capitalisme à outrance et le socialisme universel où la propriété n’existe plus. Ces idéologies viennent bousculer et remettre en cause les ordres établis et les relations socio-économiques. L’Eglise se doit de s’y positionner, car elle est attendue, en l’occurrence, sur la dignité de la personne humaine. Elle se doit d’y annoncer « la bonne nouvelle ». Pour Mgr Guy-Paul Noujaim : « La pensée sociale de l’Eglise est d’actualité. Elle est missionnaire. »

Un constat et la solidarité comme solution

Au cours des travaux de cette matinée, chacun a pris la parole et fait son constat sur les nombreuses carences actuelles. Les participants ont évoqué le chaos, la situation absurde et incompréhensible dans laquelle est plongé le pays. Ils ont parlé, aussi, de la mondialisation qui a conduit le monde à être « interdépendant sans solidarité ». Tous ont fait le constat : « On n’a plus de référence. » Quant au monde politique ? « On est mal barré ».

Du côté des femmes présentes, Nancy Ahmar, qui est l’épouse d’un grand chef d’entreprise, est lucide : « Nous les chrétiens, nous sommes devenus un laboratoire ». Un laboratoire d’idées, de recherche et d’action. « C’est à nous de porter le pays ». Et, ce n’est pas le constat du conseiller spirituel des EDC-Liban, le père Malek Bou-Tanos qui viendra contredire l’ensemble des participants : « Nous sommes dans un monde gravement malade ». Quelles solutions, alors ?

« Nous sommes condamnés à être solidaires. Nous avons besoin les uns des autres. On est responsable les uns des autres. Le Liban s’est construit grâce à l’initiative individuelle, grâce aux entreprises, à la société civile. En devenant solidaire les uns des autres, nous sortons de nos égoïsmes… » L’appel à l’entraide est lancé.

Des paroles et des actes

Pour Elie et Randa Gebrayel qui co-dirigent le groupe familial Erga Group, dans le monde de l’architecture, la solidarité fait partie de leur ADN. « Pour nous développer, nous avons dû nous entraider, nous soutenir mutuellement et devenir solidaire. Cela fait partie de notre culture d’entreprise. Nous avons mis en place des actions de solidarité et de philanthropie précises dans le domaine de l’éducation, de la santé et de l’environnement. Bien entendu, notre soutien financier envers nos salariés a été important. »

Du côté de Najla Tabet Chahda, directrice pour le Liban et la Syrie de l’ONG Dorcas Aid International, « nos actions sont différentes au Liban et en Syrie. Nous avons mis en place des couvertures médicales pour nos salariés. Et, nous avons répondu à des besoins financiers. Nous avons, également, recruté. La Syrie a été très marquée par les conséquences récentes du tremblement de terre de février dernier. »

Samer Tannouri, lui, est le président d’un éco-système qui regroupe 1 200 familles : le Jeita Country Club. Il s’occupe d’une vingtaine de salariés. « La solidarité est importante chez nous, également. Nous nous occupons de chacun de nos salariés. Et, nous essayons de faire en sorte que cette culture se diffuse à tous nos membres. »

La matinée se termine. Tous vont repartir avec le sentiment d’avoir « survécu à une crise que personne n’a compris, même pas nous. » Et, ils repartent avec cette lettre de mission : « Essaimer la solidarité ! »

Alors que les températures commencent à chuter – il fait aux alentours de 20°C –  ces entrepreneurs atypiques, représentés par un logo en forme de poisson, se retrouvent, en bas, près des cuisines, pour déjeuner. L’association Message de Paix, qui les a accueillis, porte bien son nom. Elle délivre un nouveau message : celui de sa gastronomie, de ses saveurs gourmandes et de ses senteurs orientales apaisantes. La paix et la solidarité n’attendent pas dans un Liban tourmenté.

Reportage réalisé par Antoine Bordier


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1 commentaires sur « La solidarité en actes des entrepreneurs et dirigeants chrétiens dans un Liban tourmenté »

  1. Bravo pour tous ces dirigeants, femmes et hommes, grâce à eux le Liban va se relever et regroupera toutes les communautés religieuses pour ne faire qu’un seul pays aussi solide et fort que le cèdre.

    Répondre

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